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PARTIE II. POUR UNE POETIQUE DE L’ARTIFICIEL

3.2 L’ACTUALISATION DU PROJET LOGOS IMAGE AUTOMATON

3.2.1 Le regard projeté

Le terme « kaléidoscope » est une compilation des mots grecs kalos « beau », eidos « image, aspect » et skopein « regarder » exprimant l’idée de « regarder une belle image »55. Il désigne l’instrument qui a été inventé au début

du XIXᵉ siècle par le physicien écossais David Brewster durant ses expériences autour de la polarisation de la lumière. Cet instrument est composé d’un tube à l’intérieur duquel sont disposés trois miroirs qui forment un prisme triangulaire équilatéral. La première extrémité opaque du tube est percée d’un orifice qui nous permet de regarder à l’intérieur. La deuxième extrémité est constituée d’un boîtier dont la paroi interne est transparente, et la paroi externe translucide. Dans ce boîtier, on trouve des petits morceaux de verre coloré. Après chaque

mouvement du tube ces fragments mobiles forment des combinaisons d’images aux multiples couleurs symétriquement reflétées par les miroirs. Tout au long du XIXᵉ siècle, le kaléidoscope fut une véritable inspiration pour les écrivains et philosophes ainsi qu’un jouet scientifique très répandu.

À peu près à l’époque de l’invention du kaléidoscope, vit et travaille la mathématicienne Ada Byron, fille du poète Lord Byron. Entre 1842 et 1843, Ada Byron travaille sur le projet de la machine analytique de Babagge en traduisant depuis le français le mémoire du mathématicien italien Federico Luigi. À cette traduction elle ajoute plusieurs notes parmi lesquelles l’hypothèse selon laquelle une machine analytique serait capable de composer de manière scientifique des

morceaux de musique de n’importe quelle longueur ou degré de complexité, de produire un graphisme ou de travailler avec le langage d’une manière créative56.

La réflexion d’Ada Byron sur la capacité créatrice d’une machine est peut-être l’une des idées les plus extravagantes et futuristes du XIXᵉ siècle et elle bouleverse jusqu’à aujourd’hui la conscience scientifique et artistique.

56 Cf. Betty Alexandra Toole, Ada, the Enchantress of Numbers: A Selection from the Letters of Lord

Byron’s Daughter and Her Description of the First Computer, Strawberry Press, California, 1992.

Le projet LIA s’inspire à la fois du principe du kaléidoscope comme instrument propre à la génération d’images et de l’intuition de la mathématicienne Ada Byron. LIA incarne l’idée d’une machine capable de créer des images et dont les processus de création conservent une certaine indépendance à l’égard des hommes. Toutefois, LIA trouve son origine dans la tentative de simuler numériquement certains phénomènes optiques, en utilisant l’ordinateur et ses capacités d’automatisation pour créer des images poétiques. Ainsi, il s’agit d’un automate dont le fonctionnement simule partiellement le fonctionnement d’un kaléidoscope. Cet automate est conçu comme un logiciel qui produit des images à partir de l’interaction avec le spectateur et en réponse à des demandes.

Le kaléidoscope, en tant que générateur d’images, nous interpelle par son mode de fonctionnement, situé entre hasard et prédétermination, ainsi que par son principe de créer une quantité de combinaisons visuelles infinies à partir d’un nombre d’éléments prédéfinis et réunis dans un espace clos. Cet appareil optique est fascinant et paradoxal en raison de la simplicité de son fonctionnement, de la richesse de l’expérience esthétique qu’il rend possible, et de la vitesse avec laquelle elle se produit. Dans ses réflexions sur la place de l’homme et de la matière vivante dans la nature et sur la perpétuelle régénération de la vie, Schopenhauer s’approprie le kaléidoscope àfin de proposer une définition de l’histoire des peuples, de leurs conduites et de leurs actions : « L’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. »57 Le philosophe donne une image de l’histoire et, dans un sens un peu

plus large, de la vie comme un perpetuum mobile dont les composants ne changent pas dans leurs essences – c’est leurs dispositions et mouvements qui les rendent différents à nos yeux et qui les dissimulent dans une projection temporaire. Cela s’apparente exactement au mode de construction d’une image à l’intérieur du kaléidoscope.

57 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, (trad. A. Burdeau), Chapitre XLI, « De la mort et ses rapports avec indestructibilité de notre être en soi »

L’image kaléidoscopique est une image contingente, née du mouvement spontané des mains. Ses limites sont l’espace intérieur du tube au fond duquel les bribes colorées se superposent pour former une structure régulière et plate. Cette image est produite par un tissage d’éléments répétés, une maille de motifs identiques et intercalés en miroir. Il est difficile, presque impossible de saisir le centre d’où commence la propagation des éléments visuels, le tissage. Il y a bien un nœud central, un module qui est formé par les véritables petits morceaux confinés au bout du tube. Capté par les projections en miroir, ce module acquiert une valeur égale à celle de ses reflets; intégré à cette structure qui évolue progressivement, il est assimilé par la totalité de l’image dans la suite de compositions éphémères et mouvantes.

La magie de l’image kaléidoscopique réside dans sa vulnérabilité et son instantanéité. Il est impossible de la retenir – ni par le regard, ni par la mémoire – elle bouge, elle respire, elle se refait sans cesse comme le vivant. Ce qu’elle nous laisse n’est qu’une sensation vécue en fractions de secondes. C’est l’histoire du personnage de Anne-Marie Lécuiller, qui garde le souvenir d’une image kaléidoscopique, qui l’avait ébloui quand il était enfant : « Il ne l’avait qu’entrevue (l’image), le plus léger tremblement de la main suffit, en déplaçant les cristaux de couleur, à créer une autre forme aussi fragile et éphémère. Il attendait, espérait, mais jamais ne revenait celle pour laquelle son âme d’enfant s’était éprise, d’un amour démesuré, et il tournait et retournait le kaléidoscope. »58 Peut-être

pourrions-nous envisager le fait que cette image retienne pour quelques instants le temps, ou plutôt le mouvement, et que au fond du kaléidoscope, l’éparpillement de cristaux colorés contient l’infinité de son propre univers, l’ensemble des ses configurations possible.

L’intérieur du kaléidoscope est un espace transcrit par les reflets des miroirs, qui tissent l’image. En principe, le miroir est une surface qui reproduit l’image de ce qui le regarde, mais dans ce cas les miroirs composent à la fois l’image et l’espace occupé par cette image. Il s’agit d’un espace truqué et fragmenté dont nous ne pouvons plus saisir les limites, en ayant pourtant la nette

58 Anne-Marie Lécuiller, Le kaléidoscope, 1980, p. 82, disponible sur

http://www.amlecui.com/web_acappella/cariboost_files/Le_20Kal_C3_A9idoscope.pdf, consulté

sensation d’un espace clos et fini. C’est le jeu de miroirs qui donne cette sensation paradoxale, qui joue avec l’idée du double et de l’identique, et qui finit par capturer, par entraîner le regard dans son maillage illusoire.

Le regard qui apprécie un kaléidoscope est un regard isolé du monde extérieur. C’est un regard qui suit une lecture – celle des éléments minuscules superposés et enchaînés à la composition des images au fond du tube. C’est aussi un regard capturé et investi par l’espace interne dans lequel les compositions se succèdent. Il est destiné au déchiffrage de la danse des géométries, du jeu de lumières et de couleurs qui animent l’orifice du kaléidoscope. Au-delà du visuel, le kaléidoscope provoque le regard d’une façon intime et complice : intime car c’est une expérience qui ne peut pas être partagée, complice car le mouvement le plus subtil du corps bouscule l’image et la fait progresser dans son acheminement vers l’infini. Le regard, le corps qui porte ce regard et le kaléidoscope sont unis dans la complicité d’une construction imagière.

Comment apprivoiser cette image ? Comment la soumettre à une interprétation, à un jugement ? C’est à ce moment que la nature alchimique de l’image kaléidoscopique s’impose – c’est une image qui doit être vue, vécue à l’instant de sa conception et peut-être oubliée, rayée de la mémoire immédiatement après son départ. Si elle nous a frappé, si sa présence reste insistante, elle sera gardée peut-être comme le souvenir d’une sensation, certainement comme une association, sans néanmoins que nous nous évertuions à déceler ses propriétés visuelles. Dans cette perspective, il s’agirait d’une image modelée et constituée en partie aussi par le regard, par le sujet qui lance le regard, et qui trouvera ou non le sens de l’image dans l’acte de la regarder. Le regard jeté à l’intérieur du kaléidoscope est très souvent guidé par l’envie, non proprement dit de voir, mais de regarder. Cependant, cette envie ne porte pas une curiosité dirigée vers l’image, mais vers l’expérience de la perception, vers le stimulus instantané causé par l’image kaléidoscopique. Cette expérience peut être aperçue comme un rince-œil, voire comme un rince-esprit.

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