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PARTIE II. POUR UNE POETIQUE DE L’ARTIFICIEL

3.2 L’ACTUALISATION DU PROJET LOGOS IMAGE AUTOMATON

3.2.3 La géométrie des lettres muettes

Le langage naturel comme sujet de l’art, comme code subverti par l’art, est un thème qui m’interpelle et se révèle souvent comme mobile de mon activité artistique. Revisiter le fonctionnement du langage comme matière poétique est l’un de buts artistiques du projet LIA.

Selon Marcel Locquin, spécialiste de paléolinguisique, « depuis environs deux cent mille ans, les hommes ont progressivement développé la double articulation du langage : assemblage de phonèmes pour faire des mots signifiants, et assemblage de mots pour faire des phrases »66. Cette aptitude à la parole est

due plus précisément à la verticalisation des humains primitifs, lorsque le larynx est descendu au niveau de la troisième cervicale. C’est seulement après ces modifications physiologiques que l’humanité est devenue capable de communiquer par le biais du langage articulé. Une autre hypothèse suggère que le développement du langage chez les humains a été autorisé « par un module propre à notre cerveau et sans homologue dans le cerveau des autres espèces »67,

affirmant ainsi le surgissement du langage et son usage comme une faculté propre et exclusive aux humains.

L’origine des langues humaines demeure une question en suspens. En revanche, l’expression graphique des langues sous la forme de l’écriture remonte à un peu plus de 5000 ans. Les premières écritures démontrent le besoin de nos ancêtres de fixer idées et informations d’une manière précise pour pouvoir ainsi établir un ordre social et économique. Les exemples de l’écriture les plus anciens sont des dessins d’objets : objets utilitaires, produits alimentaires ou animaux domestiques. Ces dessins, appelés aujourd’hui pictogrammes sont la première tentative de représenter graphiquement le langage.

Le terme pictogramme porte en soi le principe et l’origine de l’écriture : « Dessin figuratif utilisé à des fins de communication »68. Autrement dit, l’écriture

est née de la capacité humaine de créer des images. Les premiers systèmes de

66 Marcel Locquin, Quelle langue parlaient nos ancêtres préhistoriques?, Éd. Alabin Michel, Paris, 2002, p. 13.

67 Pascal Picq, « Les temps de la parole : l’apparition du langage articulé » dans Les origines du

langage J.-L. Dessalles, P. Picq et B. Victorri, Éd. Le Pommier, Paris, 2006, p. 8.

pictogrammes ont évolué vers des systèmes plus objectifs et schématiques. Le résultat est le surgissement des écritures idéographiques composées par des concepts visuels ou idéogrammes. Les idéogrammes diffèrent au niveau de l’abstraction du graphisme et de la précision du dessin, marquant ainsi la volonté d’une expression plus concrète et d’une lecture précise.

Toutefois, le changement radical dans l’évolution de l’écriture survient avec l’invention des alphabets phonétiques, qui donnent un corps visuel à la parole et mettent en valeur la spécificité sonore de chaque langue. L’idée de dessiner l’acoustique d’une langue, de simplifier le schéma d’un idéogramme, ou même de s’en abstenir, pour reproduire non ce qu’elle signifie mais la parole qui l’exprime oralement, a été le pas décisif vers l’objectivation de certaines langues. Par leur universalité et leur facilité de reproduction et de mémorisation, les signes graphiques porteurs des sons, et leurs combinaisons séquentielles présentent l’une des plus grandes abstractions conçues par l’humanité.

La conviction que la pratique de l’écriture situe les langues comme proches de l’univers artistique, surtout en établissant un lien avec la création d’images, est l’une des idées, qui ont inspiré le projet LIA. L’évolution des écritures a permis les avancées intellectuelles et culturelles des sociétés anciennes, et par conséquent, la construction de divers systèmes langagiers et d’abstractions, qui sont aujourd’hui les objets d’étude de la linguistique. Nous défendrons ici la position que du point de vue de l’art, les systèmes graphiques de représentation du langage naturel disposent d’une puissance symbolique et plastique particulière. Cette puissance se matérialise par la nature formelle des lettres, par leur géométrie et leur inscription spatiale.

D’une certaine manière LIA est un automate qui lit. Il effectue une lecture sans interprétation. Au contraire, c’est une lecture qui transfigure la nature du texte. Ceci est d’ailleurs la première tâche de LIA. Immédiatement après la réception de la phrase écrite par le spectateur, l’automate la transforme en séquence de pixels. À partir de cette transformation, le texte est considéré comme image. Du point de vue technologique, il devient effectivement une image en s’empêchant par la suite de retrouver son état d’écriture. C’est une manière de retourner vers l’origine de l’écriture en affirmant qu’une lettre est avant tout le

fruit de la capacité humaine d’engendrer des images, ou encore de concevoir des abstractions visuelles et de leurs attribuer des fonctions.

Écrire sur l’interface de LIA revient à mettre des bribes colorées au fond d’un kaléidoscope. L’écriture est dans ce cas le moteur du visuel, elle incite l’automate à faire ses images, en tranchant dans la géométrie des lettres. L’alphabet latin, comme la collection de bribes colorées à l’intérieur du kaléidoscope, contient une quantité finie d’éléments, mais, joués par la machine, ces éléments se trouvent disposés dans un nombre de combinaisons indéterminable. Le kaléidoscope devient ainsi une métaphore du langage naturel, dont l’utilisation rend ses composants susceptibles de milliers de combinaisons. Tout comme dans les combinaisons du kaléidoscope, chaque mot, chaque syllabe et chaque lettre a une importance singulière, une présence unique sans laquelle le résultat final ne serait pas le même.

Pour Jean Brun : « tout mot est une constellation, d’une part parce que comme elle il est composé d’étoiles visibles dont l’ensemble se détache sur un ciel qui n’est autre que celui du langage, et d’autre part parce que la lumière qu’il répand a mis, elle aussi, des siècles pour parvenir jusqu’à nous, après avoir parcouru des espaces au sein desquels elle revêtit des colorations multiples. »69

Suivant ce raisonnement, nous pouvons affirmer que chaque lettre, en tant que plus petit composant d’un mot, devient la cellule qui donne à la fois la totalité et les nuances de son sens. En outre, les lettres sont aussi responsables de l’incorporation visuelle du mot et de sa configuration visuelle.

LIA émiette l’écriture lettre par lettre. Ensuite, l’automate dessine la courbe, le trait de chaque lettre – il enchaîne l’écriture et l’image dans une ronde sans début ni fin. Au début du processus, la phrase écrite est la clé pour l’image, mais, une fois la géométrie de la lettre transcrite en pixel, cette clé est perdue sans retour. Le sens de la phrase, le signifié du verbe se trouvent submergés par les lettres privées de leurs sonorités, par leur corps visuels superposés, tendus les uns à coté des autres. Presque méconnaissables, ces lettres muettes ne nous parlent plus que par la voix silencieuse de l’image.

3.3 LA RÉALISATION ET LE FONCTIONNEMENT DE

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