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PARTIE II. POUR UNE POETIQUE DE L’ARTIFICIEL

3.2 L’ACTUALISATION DU PROJET LOGOS IMAGE AUTOMATON

3.2.2 Le pouvoir créatif des verbes

C’est le spectateur qui écrit à l’automate. Pour cela, il a à sa disposition un champ préétabli à l’interface du logiciel. Le geste de l’écriture fournira à l’automate la matière première de sa création. La phrase est reçue par l’automate comme une séquence de lettres. Pour que la création soit accomplie, le spectateur doit choisir un mode d’action. Les modes d’action à effectuer sont organisés et disposés en forme de boutons sur l’interface où est réalisée l’écriture. Chaque bouton correspond à un verbe, qui représente une manière de créer l’image kaléidoscopique.

Les sept verbes choisis pour nommer les actions de l’automate sont :

dévoiler, entraîner, flamber, pénétrer, avouer, flairer et susciter. Ces verbes ont été

choisis pour leur proximité avec mon processus de création dans un jeu d’associations de mots. Ils émergent souvent lors de mon activité artistique et leurs signifiés, à la fois convergents et complémentaires, m’aident à revoir mes propres actions et réflexions en tant qu’artiste. Situer ces verbes dans le contexte de mon processus créatif relève de l’intime désir de travailler à la frontière de ma

conscience linguistique, d’adopter le langage du point de vue de Jean Brun, selon qui, le langage a surgi comme instrument de l’homme, pour qu’il puisse connaître sa face cachée59. Le récit d’une quête artistique s’organise autour de ces

verbes-ancres fixés au fond de mes pensées, lorsqu’elles flottent à la dérive. Voici

comment ces verbes se configurent dans mes expériences artistiques.

Flairer – ça peut être un début : penchée sur le clavier, devant l’écran

lumineux d’où vient l’absolu des informations auxquelles j’accède, je me sens enveloppée dans un silence profond. Immergé dans ce vacuum gluant, lâché au milieux du rien, mon esprit flaire, il examine le vide. C’est l’intuition qui impulse l’écriture, un mot commence à se configurer sur la page blanche. Je le dessine lentement, comme si je cherchais chaque lettre dans les plis de ma mémoire. « Le mot « image » est une image, dit Alain Fleischer, mais « image » est d’abord un mot »60. Cette phrase est belle, car elle interroge l’idée de la frontière entre les

sens, cette frontière que je voulais précisément abolir!

Le mot « image » est-il uniquement une image si je le fais exister en l’écrivant ? En revanche, si je dis « image », « l’image » n’est qu’un son prononcé, configuré par la parole. Mais comment appréhender la dimension sensible de ce son, de ce mot dit ? Enfin, qu’est-ce que l’acte de parler sinon une manière de « dessiner avec la bouche », de dessiner « ce qu’il y a dans ma tête »61. Oui, en effet,

le mot image est une image, il porte l’image avec soi, chaque mot porte une image avec soi! Il est impossible de s’en détacher, ou plutôt pour s’en détacher il ne faut rien comprendre de la langue en question. Cette langue doit être étrangère et inconnue à son récepteur; dans ce cas il est possible de la capter par sa sonorité pure et son image graphique rebelle à toute interprétation. Sinon, les mots

entraînent avec eux des images. Ils évoquent dans mon esprit l’idée de quelque

chose de saisissable par les sens, l’idée d’une matérialité presque tangible.

C’est une intrigue qui suscite des questions dans lesquelles je me perds facilement, mais le point de repère m’est donné encore une fois par Fleischer : « y-a-t-il eu d’abord des images, des perceptions, des visions, que le langage est

59 Jean Brun, L’homme et le langage, Éd. PUF, Paris, 1985, p. 8.

60 Alain Fleischer, « L’image au pied de la lettre » (p.128-135) dans Regis Durand, (org.) Sans

commune mesure : image et texte dans l’art actuel. Éd. Léo Scheer, Paris, 2002, p. 129.

venu étiqueter, ou la vision, la perception de images, a-t-elle été d’avance organisée par les diverses langues naturelles, par les mots ? »62 C’est aussi l’une

des interrogations fondamentales de la psychologie neurophysiologique et de la psychologie de la perception. Comment débrider cette question ? Ou même pourquoi ? N’est-il pas plus intéressant de la poser dans un contexte artistique, de la provoquer au sein d’une expérience esthétique, qui produira des réflexions, qui

suscitera des réactions ? Je sais aussi que « le monde parlé n’est pas le monde

perçu : c’est le monde transformé par le pouvoir de l’intelligence humaine ; c’est un monde que l’homme soumet à l’autorité de sa pensée »63. La pensée ne se

réduit pas à l’utilisation du langage, elle exprime les complexes rapports entre la perception, le langage, et la construction et l’organisation des concepts.

Je suis absolument entraînée dans cet univers bouleversant dans lequel l’image et la parole s’entrecroisent, se complètent, s’empêchent de partager la même existence, en même temps qu’elles ne peuvent pas se passent l’une de l’autre. L’intelligible, le sonore, le visuel – diverses textures subtiles aux formes uniques engendrent cet univers de signes dans lequel les associations et les contrastes s’entremêlent pour donner du sens. Pour moi, c’est un univers fantasmagorique : la page, moitié rayée moitié dessinée, est la surface sur laquelle se glissent mes pensées-souvenirs-projections. Morceaux de lettres, lignes qui les lient, rassemblées par des cercles vides ou remplis de rayures, flocons d’encre noire de taille variable – ce sont des paroles, des écritures, des pensées qui incarnent des images.

Je ne sais pas d’où viennent ces images, ni comment elles se faufilent sous mes doigts. Mes doigts qui touchent soit le bout de crayon, soit la souris qui dérape sur l’écran, en laissant des millions de points lumineux après son passage. Ces points lumineux s’organisent en mots, en textures, en formes, ils se groupent en nœuds de connexion vers d’autres structures possibles. Je parle à ma machine par le biais de commandes, de clics de souris, je lui parle effectivement à voix haute, même si je sais très bien qu’elle est sourde à mes paroles! Je veux bien lui

dévoiler la magie de la parole, lui faire comprendre le miracle de sa propre

62 A. Fleischer, op. cit., p. 129. 63 A. Bentolila, op. cit., p. 38.

existence, la puissance de son être qui me connecte au monde et qui m’offre les moyens d’extérioriser ce qui germe dans ma tête.

Une mer abyssale de lettres noires, blanches, grises s’agite dans l’écran.

Pénétrée par sa consistance, je suis là au milieux du rien – au Brésil, à Sofia, à

Paris...en train de regarder le vert (sans rien voir) de ma fenêtre à Meudon. Je me vois transpercée par l’envie de dialoguer avec ma machine à ma façon à moi, comme avec un être capable de déchiffrer l’intention ultime de mes commandes. Je me retrouve en face du souvenir du robot cartésien d’Asimov. Le robot, qui se demande quel est le but de son existence. Lorsqu’il apprend de son créateur qu’il est conçu pour servir les humains, cette idée lui paraît absolument insensée. Dans son raisonnement doté de la logique infaillible d’une machine, l’hypothèse qu’il ait été inventé par les humains est quelque chose d’absurde :

« Regardez-vous, dit il enfin [le robot]. Je ne parle pas avec un esprit de dénigrement, mais regardez-vous. Les matériaux dont vous êtes faits sont mous et flasques, manquent de force et d’endurance, et dépendant pour leur énergie de l’oxydation inefficace de tissus organiques. (…) Vous tombez périodiquement dans le coma, et la moindre variation de température, de pression d’air, d’humidité ou d’intensité de radiation diminue votre efficacité. (…) Moi, au contraire, je constitue un produit parfaitement fini. J’absorbe directement l’énergie électrique et je l’utilise avec un rendement voisin de cent pour cent. Je suis composé de métal résistant, je jouis d’une conscience sans éclipses, et je puis facilement supporter des conditions climatiques extrêmes. Tels sont les faits, qui avec le postulat évident qu’aucun être ne peut créer un autre être supérieur à lui-même, réduisent à néant votre stupide hypothèse. »64

Durant quelques secondes à peine, je m’imagine en compagnie de ce robot, et c’est le respect, pétrifiant, qui s’installe dans mon esprit. Je suppose, peut-être soulagée, que nos machines ne peuvent pas être plus complexes que nous, du moins dans le sens de la complexité psychique. L’argument du héros d’Asimov explique à fortiori pourquoi je ne peux pas parler à ma machine. Néanmoins, dans le contexte de cette rencontre fictive avec le robot cartésien, le postulat de

64 Issac Asimov, « Rason » dans I robot (trad. Pierre Billon), Éd. Flammarion : J’ai lu, Paris, 1967, p. 87-88.

Simondon est plus vibrant que jamais : « la culture doit incorporer les êtres techniques sous forme de connaissance et de sens des valeurs »65. Même si nos

machine ne sont pas semblables aux humains, leur niveau évolutif augmentera constamment. Le défi de les connaître et de les intégrer dans notre système de valeurs deviendra alors démesurément complexe.

Cependant, l’humanité rêve d’une machine sosie d’elle-même, et ce rêve stimule inconsciemment le progrès scientifique. Il faut l’avouer : c’est une idée qui

flambe, qui passionne. La machine qui a compris sa condition et sa valeur dans

l’échelle humaine, qui n’est qu’une machine, mais projetée pour combler l’écart entre le naturel et l’artificiel par le biais d’une communication polysensorielle et affective est la machine sublimée. Son cerveau positronique lui permettra de vivre la temporalité de ses circuits électroniques, de comprendre sa propre intelligence, et de dégager sa créativité comme un flux binaire spontané.

Le projet LIA s’inscrit dans l’ombre de cette rêverie. Il est un pas modeste vers une machine créative, productrice d’expériences ludiques entre écriture et image, entre idée et construction visuelle. Dans ce projet, le langage, par son élément le plus performant – le verbe – a une présence à la fois visuelle et contextuelle. Les verbes évoquent certaines images, même avant que l’automate ne procède à leur création, et déterminent une position, une intention. Les signifiés de ces verbes viennent vers nous par associations libres et celles-ci donnent de l’élan à notre esprit pour vivre ces verbes de toutes les manières possibles, y compris par l’émotion de leurs existence ambiguë et évasive. Dans ce projet, les verbes annoncent leur signifiés et ont une présence à la fois visuelle et contextuelle.

En outre, la signification des verbes traduit des actions de l’automate. Ils font appel aux liaisons symboliques possibles entre la phrase écrite par le spectateur et l’opération mathématique que l’ordinateur exécutera par la suite. Chaque verbe correspond à une fonction mathématique prédéfinie dans la structure du logiciel et exécutée à la commande du spectateur pour gérer l’image kaléidoscopique. Dans ce cas, les verbes deviennent des modèles visuels qui portent de résonances chromatiques multiples.

Dévoiler, entraîner, flamber, pénétrer, avouer, flairer et susciter révèlent

avant tout les possibles liaisons métaphoriques qui s’établissent entre la phrase écrite par le spectateur, la façon dont le spectateur l’émet et l’image finale générée par LIA. Même si ces verbes n’ont pas un rapport direct avec les mouvements mécaniques que l’on exécute normalement avec un kaléidoscope (on le fait tourner, on le balance, on le pivote), ils expriment le mouvement qui remue le kaléidoscope virtuel LIA.

Le spectateur se retrouve en devoir d’assumer le choix d’un verbe. Ce choix est fait à partir du signifié du verbe, c’est-à-dire que le verbe exprime une action qui se rapporte au choix du spectateur. Ainsi, le choix du verbe implique la démonstration d’une intentionnalité. Ces sont des verbes-gestes qui indiquent la position du spectateur devant sa phrase et par conséquent vers l’image qu’il attend. À ce moment, le spectateur est introduit dans le contexte artistique de l’œuvre et il expérimente son caractère langagier. Il suscite, il dévoile, il entraîne, il

Figure 8 LIA, Interface III, Nikoleta Kerinska, 2010 – 2012.

Figure 9 Image créée par LIA à partir de la phrase "Mots Libres Mots vivants" et le verbe « flairer ».

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