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L’automate chez les grecs : l’œuvre d’un démiurge

PARTIE II. POUR UNE POETIQUE DE L’ARTIFICIEL

3.1 LE SUJET ET LE CADRE THÉORIQUE DU PROJET

3.1.1 L’automate chez les grecs : l’œuvre d’un démiurge

Si nous nous interrogeons sur le tout premier usage du mot automate et sur le début de l’opposition naturel – artificiel dans le contexte de la création, notre regard se porte sur la figure de Héphaïstos. Dans le Panthéon Grec, Héphaïstos est un personnage atypique. Dieu du feu, des forges et des volcans, il est un forgeron

claudicant dont l’aspect physique ne séduit guère. Fils d’Héra8, il passe les neuf

premières années de sa vie dans une grotte de l’île de Lemnos, élevé par les déesses Eurynomé et Thétis. Contrairement aux autres habitants de l’Olympe, Héphaïstos est peu lié aux problèmes primordiaux des hommes, guerres ou chasses; il se consacre à l’apprentissage du métier d’artisan en façonnant des matériaux divers et surtout des métaux. Plus tard, il retourne dans l’Olympe pour devenir le Dieu forgeron, décrit par Homère dans son récit épique L’Iliade. Il est le Dieu qui fabrique des armes et des objets remarquables9.

À part ces créations, Héphaïstos interpelle notre attention par son « aptitude singulière à imiter la vie et animer ses œuvres, aptitude qu’il révèle plus particulièrement en créant des automates »10. C’est dans le Chant XVIII de

L’Iliade, que nous trouvons une description plus précise de ses œuvres. Lors de sa

visite à la demeure d’Héphaïstos, la déesse Thétis le retrouve « tout suant, roulant autour de ses soufflets, affairé. Il est en train de fabriquer des trépieds – vingt en tout – qui doivent se dresser tout autour de la grande salle, le long de ses beaux murs bien droits. »11 Ces trépieds sont des automates-serviteurs dont la

performance fonctionnelle est étonnante : « À la base de chacun d’eux, il a mis des roulettes en or, afin qu’ils puissent, d’eux-mêmes, entrer dans l’assemblée des dieux, puis s’en revenir au logis – une merveille à voir. »12 Une autre création

stupéfiante du maître forgeron sont ses propres servantes, qui l’accompagnent et l’aident comme de véritables domestiques humaines : « Elles sont en or, mais elles ont l’aspect des vierges vivantes. Dans leur cœur est une raison ; elles ont aussi voix et force ; par la grâce des Immortels, elles savent travailler. Elles s’affairent, pour étayer leur seigneur. »13 Toutes ces créatures sont parfaites,

immortelles et extrêmement performantes. Une fois conçues pour accomplir des tâches précises dans le but de servir les divinités de l’Olympe, elles disposent

8 Selon la légende, après que Zeus ait engendré seul Athéna, Héra jalouse engendre seule Héphaïstos.

9 Par exemple, le trône d’Héra et le bouclier d’Achille.

10 Alexandre Marcinkowski et Jérôme Wilgaux, « Automates et créatures artificielles

d’Héphaïstos : entre science et fiction », p. 3. Techniques & Culture [Online], 43-44 | 2004, On-line since 15 April 2007, disponible sur http://tc.revues.org/1164, consulté le 09/08/2013. 11 Homère, L’Iliade, Chants XVII à XXIV, v. 415-420, (trad. Paul Mazon), Éd. Les Belles Lettres, Paris, 1998, p. 85.

12 Ibid.

d’une certaine autonomie dont le niveau varie (dans certains cas, les automates peuvent même se reproduire entre eux).

Nous pouvons affirmer que, hors de ce récit homérique, divers types d’automates ont bien existé pendant l’Antiquité. Les dates précises de leur invention demeurent celées dans les brumes du temps écoulé; néanmoins quelques noms de grands mécaniciens de l’antiquité perdurent jusqu’à nos jours. Vers l’an 200 avant J.-C, le mécanicien Ctésibius est connu comme un véritable génie de l’ingénierie, qui travaille sur le piston, le clavier, la soupape, le monte-charge, la clepsydre, l’horloge musicale, et le canon à eau, entre autres. Nous supposons que la plupart des mécanismes cités ont existé auparavant et qu’ils ont été à peine perfectionnés par lui. Les travaux théoriques de Ctésibius ont disparu dans leur grande majorité, à part quelque transcriptions faites plus tard par Vitruve chez qui il est cité. Ctésibius est aussi le fondateur de l’école des mécaniciens d’Alexandrie, dont les créations resteront une marque significative de la science hellénistique. De cette école sortiront plus tard Philon de Byzance, Héron d’Alexandrie et Vitruve à Rome.

Philon de Byzance est le premier mécanicien grec dont les manuscrits ont survécu en grande partie. Nous pouvons citer : Traité des leviers, Pneumatiques,

Traité des automates, Traité des instruments merveilleux (orgues et tuyaux), Traité des clepsydres, Traité des roues qui se meuvent elles-même, entre autres. Ces

ouvrages attestent clairement l’existence d’une tradition déjà ancienne dans la construction de diverses machines et automates. Le manuscrit Pneumatiques en est un exemple. Parvenu jusqu’à nous par un texte en latin et une version en arabe, il est décrit par Alfred Chapuis de la manière suivante : « il contient une théorie sur la nature de l’air, sur ses applications combinées avec l’eau, et sur le vide, une théorie du siphon ; la description des appareils à effets plus ou moins merveilleux, tels que des fontaines à intermittence, des lampes à niveau constant, des vases à plusieurs liquides, la théorie des flotteurs, celle des coupes ’voleuses de vin’, celle de robinets et surtout celle des machines hydrauliques. »14

Un autre mécanicien, dont les travaux provoquent toujours un intérêt chez les historiens des sciences, c’est Héron d’Alexandrie15. Auteur d’au moins douze

ouvrages dans lesquels il traite abondamment toutes les sciences, les travaux les plus importants de Heron sont concentrés sur les horloges hydrauliques, ainsi que sur les théâtres d’automates. Dans son étude sur les automates Alfred Chapuis consacre un chapitre à L’école d’Alexandrie, où il précise que dans ces théâtres en miniature, se jouaient « de véritable pièces en plusieurs actes ». Leurs mécanismes étaient simples et efficaces, chaque théâtre disposait de « diverses combinaisons mécaniques pour mouvoir les nombreux acteurs – les forces motrices étaient généralement produites par plusieurs poids de sable, blocs de plomb et d’autres métaux pesants », « chaque sujet comportait son propre moteur » et « les organes de transmission étaient de simples cordes enroulées autour de poulies ou d’arbres suivant des combinaisons aussi ingénieuses que savantes ».16

Malgré la perte définitive de nombreux ouvrages d’ingénieurs et mathématiciens grecs, les traités ayant survécu jusqu’à aujourd’hui témoignent de la construction d’automates à usages différents, tels que la machine hydraulique et la machine pneumatique, la fontaine automatique, l’orgue hydraulique, ou encore des mécanismes à base de poids et contrepoids utilisés dans les spectacles théâtraux pour mettre en mouvement de petits personnages. Les arabes, qui ont hérité de ces traités, deviennent les successeurs directs des Alexandrins. Ils poursuivent et transmettent la science de la mécanique grecque tout au long du Moyen Âge. Les versions de ces manuscrits en arabe, traduits et transcrits plus tard en latin, animeront l’esprit de la Renaissance. Repris par les italiens, ces textes deviennent la base théorique et technique de toutes les entreprises modernes dans le domaine de la mécanique.

Dans le monde grec, l’idée de l’existence d’automates comme d’instruments au service des hommes a interpellé la pensée aristotélicienne. En supposant les immenses changements sociaux que les automates pouvaient entraîner, le philosophe écrit : « Si chaque instrument pouvait sur un ordre donné ou même

15 Voir Th. Henri-Martin, Recherches sur la vie et les ouvrages d’Héron d’Alexandrie (Mém.

Présentés par divers savants à l’Acad. Des Inscript.), Paris, Imp.Nat., 1864-in-4°, dans Chapuis p.35. 16 Chapuis, op.cit., p. 39-47.

pressenti travailler de lui-même comme les statues de Dédale ou les trépieds de Vulcain qui se rendaient seuls aux réunions des dieux, si les navettes tissent toutes seules, si l’archet |le plectre|, jouait tout seul de la cithare ; les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers et les maîtres d’esclaves. »17 De cette

manière, approximativement 400 ans avant J.-C., on a formulé l’une des rêveries les plus puissante de l’humanité : délivrer l’homme du monde du travail et le laisser vivre comme un authentique Olympien.

Toutefois, les premiers automates dans la littérature, ceux créés par Héphaïstos, sont des œuvres divines. Elles ont le statut d’œuvres d’art créées par un démiurge et leur destin est celui de serviteurs des Dieux. Il est possible d’associer la création de ces premiers automates à ce que Bernard Juillerat développe dans son article « À l’origine des techniques, l’interdit ? Escales océaniennes ». Il remarque que, d’une manière générale, dans les mythes « les techniques autant que les matériaux ou éléments naturels sont rarement donnés comme le produit de l’intelligence humaine : ils sont soit livrés par les dieux ou les ancêtres, soit dérobés à ceux-ci par la ruse »18. Selon l’auteur, l’homme

« enfant éternel », se voit comme quelqu’un qui est incapable de créer et assume à son gré une position d’infériorité et de dépendance. Dans cette attitude Juillerat détecte « l’effet psychique d’un sentiment d’abandon doublé d’une projection dans l’espace et le temps ». Cet effet psychique est décrit par Freud dans son œuvre L’avenir d’une illusion, qui s’interroge sur l’avenir de la civilisation occidentale et analyse la genèse psychique des idées religieuses au sein d’une culture. La première partie de cet ouvrage est consacrée aux rapports intersubjectifs des hommes dans une société, et à la place de l’individu au sein d’une culture. Pour Freud la culture d’une société est une structure qui opprime l’individu dès sa naissance par l’imposition de divers devoir, tabous et dogmes : « toute culture repose sur la contrainte au travail et le renoncement aux instincts »19. Par la suite, le psychanalyste examine le comportement de l’homme

17 Aristote, Politique, Liv. I, chapitre II,( trad. Jules Barthélemy – St. Hilaire), Imprimé à L’imprimerie Royale, Paris, 1837, p. 21.

18 Bernard Juillerat, « À l’origine des techniques, l’interdit? Escales océaniennes », p. 2,

Techniques & Culture [Online], 43-44 | 2004, On-line since 15 April 2006, disponible sur

http://tc.revues.org/976, consulté le 09/08/13.

devant les difficultés et l’existence incertaine que la vie lui inflige. Ainsi, selon Freud, à l’origine des religions se trouve « l’angoisse humaine en face des dangers de la vie », cependant cette angoisse « s’apaise à la pensée du règne bienveillant de la Providence divine »20. La figure de Dieu est pour l’homme équivalente à la

figure du père pour l’enfant. Le besoin ressenti par l’homme d’être protégé et rassuré est la force qui motive sa foi, même quand les lois de la religion, son histoire et ses postulats sont privés de raison.

Un point nodal serait de considérer l’ambition humaine de comprendre et de déchiffrer la vie comme un contrepoint possible à la thèse de Freud, car cet homme, réprimé et contrôlé par les tabous au sein de sa propre culture, n’a jamais cessé de rêver de devenir lui-même le démiurge du vivant. Dans le rêve de la conquête magique de l’énigme de la vie, l’homme projette sa volonté d’assumer sa place d’être responsable, capable de gouverner son destin, ainsi que de se libérer des dogmes religieux. Peut-être pouvons nous décrypter dans cette attitude le désir de l’homme de se réconcilier avec lui-même et de trouver sa place dans l’univers. C’est dans ce double et contradictoire mouvement que se constitue le complexe rapport de l’homme avec ses automates : d’un côte, l’homme, créateur et inventeur de diverses machines, est inspiré par le désir de dominer la nature et de surmonter les difficultés de son existence matérielle, d’un autre côté, l’homme, créature biblique et précaire, bousculé par la puissance de ses propres inventions se retrouve dans l’impossibilité de se libérer de la conception qu’il a de lui-même. L’image de l’automate, et dans un sens plus large celle de la machine, incarne alors le défi primordial que l’homme porte en lui de dépasser sa propre nature.

3.1.2 L’âge d’or des automates : la poésie du geste

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