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B. Appréciation et incompréhension de l’écriture rabelaisienne

3. Un regain d’intérêt critique

L’auteur du Pantagruel ne commencerait-il pas alors à se transformer, aux yeux du lectorat, passant d’une apparence uniquement grasse ou simplement satirique vers une image davantage empreinte de finesse et de sagesse ? Cette mutation de la perception est en cours au moment de la publication du Cours, mais elle se fait de manière très progressive. En effet, outre La Harpe, Sainéan relève dans Les Paradoxes du capitaine Marc, Luc, Loch, Barole

par Paul-Hypolite de M…88 un commentaire sur le curé de Meudon :

Cet auteur a le grand mérite d’être original dans notre langue et, si l’on excepte Boccace, car il fut contemporain de l’Arioste, il n’est d’autres modèles que Lucien et Apulée. Un esprit réellement original et fécond, de vastes connaissances ; l’art de peindre en caricature et de faire ressortir le ridicule et de le saisir partout où il est caché ; un talent prononcé pour la satire, comme l’atteste l’Isle Sonnante, l’endroit de son livre qui en laisse

87 Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais – interprètes, lecteurs et imitateurs – un rabelaisien,

op. cit., p. 110.

88 Les Paradoxes du capitaine Marc, Luc, Loch, Barole par Paul-Hypolite de M…(anonyme), 4 volumes, Paris, 1802.

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voir les plus forte empreintes, beaucoup d’esprit naturel, accru de celui des anciens dont il connaissait les ouvrages par les originaux, et surtout une gaieté à toute épreuve. Tels étaient Rabelais et les éléments dont il pouvait disposer pour élever l’édifice monstrueux de Gargantua.89

L’ouvrage ayant été perdu, l’on restera prudent quant à la portée de cette citation. Néanmoins, l’on peut dire qu’il s’agit là d’un auteur bien plus enthousiaste que ne l’était Jean-François de La Harpe. En citant les évènements de « L’Isle Sonnante » en plus de Gargantua, il témoigne de plus d’une certaine connaissance du sujet. Mais le choix de l’absence de signature soulève des questions, même si l’anonymat s’explique sans doute plus par le contenu du livre que par ce passage introductif. Il semble qu’au tout début du XIXe, il soit encore honteux de lire Maître François. En ce sens, on peut douter de l’ampleur de l’éloge (voire de son existence) si au lieu d’écrire sous le masque de l’anonymat, l’auteur avait choisi de signer ses Paradoxes.

Un autre point important à la lecture du passage réside dans cette même référence au passage de l’Isle Sonnante, c’est-à-dire au Rabelais tardif. Il est assez connu que Rabelais, au fil de ses livres, s’assombrit petit à petit. D’un humour bon enfant dans les trois premiers Livres, il passe dans le Quart Livre à un style plus mordant, plus tourné vers la satire, et davantage dans Le Cinquième Livre90. Non de façon exclusive, mais suffisamment pour comprendre que le contexte autour de l’auteur a sans doute changé. Lazare Sainéan commente à ce propos les « deux Rabelais » :

L’œuvre rabelaisienne, satire universelle des travers de son temps, respire la bonhomie et l’indulgence qui sont, au fond, tout le pantagruélisme. Ce n’est que dans les deux derniers livres, et notamment dans le livre posthume, que l’ironie bienveillante ou humoristique cède la place à la sanglante dérision, au sarcasme impitoyable. Mais les contemporains ne connaissent que le Rabelais de la première époque, le railleur indulgent aux humaines faiblesses.91

On peut remarquer dans le cas du passage des Paradoxes du capitaine Marc qu’il se produit l’inverse du phénomène observé par Sainéan chez ses « contemporains ». Le choix de la mention de « l’Isle Sonnante » par l’auteur des Paradoxes est souvent symptomatique des écrivains encore dans l’esprit hérité du temps de Fontenelle, c’est-à-dire plus sensibles à la satire du Cinquième Livre (qui n’a peut-être pas été écrit par Rabelais lui-même) qu’au ton plus joyeux et au style des tomes précédents.

89 Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais – interprètes, lecteurs et imitateurs – un rabelaisien,

op. cit., p. 111.

90 Mais la paternité de ce dernier tome est incertaine.

91 Lazare Sainéan, L’influence et la réputation de Rabelais – interprètes, lecteurs et imitateurs – un rabelaisien, Paris, Librairie universitaire J. Gamber, 1930, p. 150.

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Somme toute, il apparaît qu’à la manière des « deux Rabelais », l’image du curé de Meudon est manifestement loin d’être définie pour tout-un-chacun. L’intérêt des lecteurs du XIXe siècle pour le moine défroqué est au fur et à mesure d’autant plus perceptible que l’on peut comprendre les écrits d’Alcofribas Nasier de multiples manières ; qu’il s’agisse d’un goût plus prononcé pour la satire, ou pour l’allégorie, Rabelais devient de plus en plus universel. Ceci est d’autant plus frappant que l’image de Rabelais dans ses différentes œuvres se transforme au fil du temps. D’aucuns apprécient davantage « le premier Rabelais », bienveillant et joyeux railleur, quand d’autres portent dans leur cœur l’humour plus mordant des derniers tomes.

La transformation du style rabelaisien entretient l’aspect insaisissable de Maître François, et accentue la diversité des interprétations. L’idiome rabelaisien lui-même est à l’origine d’un phénomène semblable : l’auteur écrit dans un français aujourd’hui révolu, et dont le sens nous échappe toujours en partie. La conséquence de cette lecture toujours plurielle est ainsi une explosion des commentaires autour de la question rabelaisienne, laquelle n’a pas été sans répercussions sur la littérature. On peut affirmer sans risque que ce grand débat sur Rabelais a eu une influence assez déterminante sur les grands écrivains du siècle.

Sainéan relève l’impression de Népomucène Lemercier, qui dans son Cours analytique

de littérature92 (1817) compare Rabelais à Aristophane et juge ainsi Pantagruel : Son livre est un puits de science et d’érudition, recueillies aux meilleures sources. Regrettons que la vieillesse de son style en ait rendu la plus grande partie presque incompréhensible ; félicitons-nous pourtant de ce que son vieux idiôme cache l’impudeur de certains mots aux lecteurs honnêtes pour lesquels ils doivent être autant d’hiéroglyphes.93

Lemercier est assez proche de ce qu’affirmait La Harpe, et ses propos entretiennent une vision minorant l’aspect populaire, relégué à une simple vulgarité qu’il serait de bon ton de passer sous silence. L’auteur reconnaît la grande science du curé de Meudon, mais on regrette qu’il se laisse prendre au piège de la lecture uniquement allégorique, écueil qui sera très fréquent durant le siècle. On peut constater que Lemercier esquisse également ce qui deviendra un grand sujet dans les années suivantes : le problème de la langue rabelaisienne, « vieil idiome » qui a pour lui l’avantage de cacher des réalités inconvenantes.

92 Népomucène Lemercier, Cours analytique de littérature générale, Paris, Nepveu Libraire, 1817, tome II, p. 72 à 79. Disponible sur Gallica.

93 Ibid., p. 79. Etrangement, Sainéan cite le passage de manière approximative dans son ouvrage. Lazare Sainéan,