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D. L’intérêt pour Rabelais chez les écrivains du XIX e siècle

2. Enjeux de la « mode rabelaisienne »

Marie-Ange Fougère indique qu’en 1868 cinq éditions différentes existent simultanément. De même, une « quarantaine » de « journaux et revues »191 manifestent au XIXe une certaine filiation avec François Rabelais : les auteurs littéraires, dès lors, baignaient dans un paysage culturel tel qu’il était difficile de faire abstraction de Rabelais. Mais cet héritage revendiqué n’est pas toujours pertinent. Marie-Ange Fougère remarque à juste titre que dans Le Panurge

illustré. Journal de ceci et de cela, ni politique ni littéraire192, l’image attribuée à l’écriture rabelaisienne est fausse, car uniquement vue comme une satire. Ce n’est donc pas une réactualisation, mais une récupération associée d’une déformation. De plus, la deuxième partie du titre du journal (tout comme les sujets des articles) n’a pas de lien avec l’histoire de Panurge, ni même avec l’œuvre rabelaisienne en général.

L’on ne peut donc que s’interroger sur les motivations des auteurs du Panurge illustré. Le choix de l’intitulé du journal partait-il d’un ressenti (éventuellement satirique) à la lecture

189 Datée du 14 décembre 1847. Voir Annexe 4. 190 Dans la troisième partie de la thèse.

191 Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, op. cit., p. 27. A la page 30, la revue Rabelais de

1857 (qui s’est d’abord appelée Triboulet puis Triboulet-Diogène) est un bon exemple de filiation véritablement érudite (car se référant au Tiers Livre et au Quart Livre).

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des monuments de François Rabelais ? Cela est possible. Ne s’agissait-il pas d’une récupération par les auteurs de la figure de Panurge pour susciter l’intérêt du lectorat, à l’heure où les discussions autour du curé de Meudon revenaient à la mode ? On peut croire que c’était bien une récupération « malhonnête ». Les auteurs de la revue avaient-ils même lu Rabelais ? Rien n’est moins sûr. La référence à Rabelais, comme le note à juste titre M.-A. Fougère, est surtout sans doute un moyen de ne pas préciser sa pensée. Si l’observation suivante concerne le journal Rabelais193 (dont le rédacteur en chef se fait connaître sous le nom de Gonzague d’Hubert), on peut la généraliser aux commentaires du temps :

[…] nulle explication sur le titre n’est fournie, mais sont données à lire plusieurs rubriques badines dont certaines portent sur l’actualité […]. A l’évidence, le patronage de Rabelais n’exige pas d’explication : il s’agit uniquement de signaler au lecteur la veine amusante et légère à laquelle s’attache la revue194.

On peut constater l’étrangeté du choix de la référence à Rabelais par le créateur de la revue du même nom. Gonzague d’Hubert veut produire des textes empreints d’humour et de légèreté. Cela paraît assez contradictoire avec l’humour de Rabelais, qui maniait certes le comique à foison, mais sans se soucier de cette même légèreté. Au contraire, dans les aventures des géants, l’on est souvent comme assailli par le texte, notamment avec le jeu autour du style énumératif (par exemple avec la liste immense des jeux de Gargantua195

qui nous montre que le géant perd son temps, et nous rappelle que le personnage est une figure merveilleuse ne pouvant pas être directement assimilée au réel). Le fait est qu’au XIXe siècle, l’on associe souvent Rabelais à de nombreuses images, comme celle du « joyeux compère »196, tout comme celle d’une certaine « vivacité d’esprit »197.

Mais ce faisant, l’on ne commente généralement ni les œuvres rabelaisiennes, ni ce qui motive la comparaison. Rares sont les « suiveurs » de Rabelais à avoir conceptualisé ce qui fait pour eux le talent de l’auteur de la Pantagruéline prognostication198. Si certains écrivains se montrent plus fidèles au texte rabelaisien, force est de constater que l’image de Rabelais est le plus souvent utilisée comme simple figure de proue dans la mise

193 Publié dès 1881. Ibid., p. 28. 194 Ibid., loc. cit.

195 François Rabelais, Gargantua, op. cit., ch. XXII, p. 178 à 190. D’après ce chapitre, le jeune Gargantua passe son temps à s’amuser avec plus de 210 jeux différents !

196 Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, p. 60.

197 Ibid., p. 61.

198 François Rabelais, La Pantagrueline prognostication pour l’an 1533, avec les Almanachs pour les ans 1533,

1535 et 1541 - La grande et vraye Pronostication nouvelle de 1544, édition établie par M.-A. Screech,

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en place d’un univers comique sans nécessairement de lien tangible. A cet univers comique au lien plutôt flou avec François Rabelais viennent éventuellement s’ajouter des passages d’humour provocateur pour renforcer le sentiment de filiation.

Finalement, Rabelais est assez fréquemment utilisé comme une forme de figure protectrice autorisant la provocation (quelle qu’elle soit), qui s’incarne souvent dans un trait d’humour satirique. On peut constater qu’il y a peut-être là une certaine méprise de la part de ces « invocateurs » de Rabelais. Ceux-ci ont tendance à faire dans la provocation parfois gratuite et non nécessairement réfléchie, laquelle est assez incompatible avec celle du curé de Meudon, car le but de cette dernière était sans doute dans un premier temps (celui du Pantagruel, du Gargantua et du Tiers Livre) à la fois de faire rire, et d’amener le lecteur à réfléchir sur les réalités de l’époque ; puis dans un second temps de faire un commentaire plus satirique (surtout dans le Quart Livre et Le Cinquième Livre). A l’inverse, les lecteurs de Rabelais au XIXe qui ont fait de sa mémoire leur étendard ne sont que rarement dans une dynamique autant réflexive que comique. Il s’agit par exemple de se faire remarquer, de se faire connaître du public parfois même en dépit de toute ressemblance avec la source rabelaisienne, comme on l’a montré avec Le Panurge illustré. Cette attitude était assez fréquente dans le monde journalistique ; elle n’est toutefois pas celle des différents auteurs du corpus, comme nous le verrons plus tard. Il subsiste toutefois des exceptions dans le monde de la presse :

[…] c’est le cas de deux almanachs qui paraissent en 1866, l’Almanach

de Pantagruel à la portée de tout le monde et l’Almanach de Gargantua à la portée de tout le monde. Outre le calendrier des fêtes religieuses […],

ils présentent le texte intégral des deux romans de Rabelais. Le second […] présente l’auteur […] comme une « énigme indéchiffrable » […], mais [qui] constitue pourtant « l’origine de notre littérature proprement dite » […]. Fait rare, […] est ici clairement présenté le paradoxe rabelaisien : créateur de la langue française d’une part, « génie original » d’autre part, « esprit sui generis, aux allures vagabondes », inapte à toute modélisation199.

Dans le cas présent, et contrairement à ce que l’on observe le plus souvent, l’écriture de Rabelais et son influence sur les siècles suivants sont explicitées. Le ou les auteurs des deux Almanachs ne se sont pas contentés de faire un éloge de François Rabelais. Au contraire, ils le présentent et commentent le fait que le texte ait une dimension d’éternelle « énigme ». Ils manifestent le « paradoxe » de ces textes dont le sens fuit toute analyse et pourtant généralement considérés comme à l’origine de la littérature

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française. Même si ces Almanachs ne vont pas plus loin dans l’interprétation du style d’Alcofribas, il s’agit déjà ici d’un pas en avant considérable en comparaison de ce qui peut être fréquemment écrit sur l’auteur de Pantagruel dans la presse, qu’il s’agisse de défendre ou de critiquer le curé de Meudon. Cela est d’autant plus frappant que nous sommes ici dans le cas d’un almanach. Autrement dit, il s’agit d’un sujet à priori très éloigné de Pantagruel ou Gargantua, mais qui l’est moins qu’il n’y paraît, Rabelais étant également l’auteur de la Pantagruéline prognostication outre les cinq fameux Livres narrant les aventures de ses sympathiques géants. Force est de constater en tout cas que Rabelais passionne le XIXe et suscite une forte demande, peu importe le type de publication. Cette effervescence autour d’un auteur encore jugé comme polémique au XIXe siècle a pour conséquence la multiplication des réflexions autour du style rabelaisien.

Effectivement, l’on peut trouver un certain nombre de lectures très particulières de Rabelais qui renouvellent la critique littéraire concernant cet auteur et ses œuvres. Outre l’idée qu’Alcofribas serait un génie national uniquement compréhensible par des lecteurs français200

[sic], apparaît au XIXe une autre interprétation originale : la lecture de François Rabelais par Paul Bourget201. Ce dernier rejoint dans un premier temps l’idée selon laquelle il faudrait être Français pour apprécier Rabelais. Mais surtout, il développe dans un second temps le fait que les textes du célèbre moine défroqué tendent à dire des vérités cachées sous l’humour parfois gras et scatologique. En particulier, il affirme que le masque grotesque a été jugé d’intérêt moindre : les idées se masquant derrière le fard de l’humour ont pris une place plus importante que le style en lui-même. Mais Bourget, justement, souhaite redorer le blason de cette part importante du style rabelaisien.

[…] chez Rabelais, le philosophe, le politicien et le styliste sont d’une telle volée, que la gloire du génie burlesque demeure au second plan […]202.

Bourget observe que si le contenant importe ici autant que le contenu (et Rabelais lui-même donne un commentaire allant dans ce sens dans le Prologue de Gargantua203), la critique

200 L’idée selon laquelle Rabelais ne serait véritablement compréhensible que par les Français est un pur produit de la montée en puissance des nationalismes durant le XIXe siècle. Marcel de Grève a très justement montré les limites de cette interprétation. Marcel de Grève, La réception de Rabelais en Europe du XVIe

au XVIIIe siècle, études réunies par Claude De Grève et Jean Céard, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 167

à 208.

201 Que M.-A. Fougère mentionne à juste titre dans son ouvrage.

202 Préface du Roman comique de Scarron, Jouaust, p. IV-V. Cité dans Marie-Ange Fougère, Le Rire de Rabelais

au XIXe siècle, p. 63.

203 « Car vous mesmes dictes que l’habit ne faict point le moine et tel est vestu d’habit monachal, qui au dedans n’est rien moins que moyne et tel est vestu de cape hespagnole, qui en son couraige nullement affiert à Hespane.

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s’est souvent contentée de s’arrêter sur l’un des deux aspects (comique plus ou moins gras, ou bien satire allégorique). Autrement dit, il se pose la question de la réception de Rabelais, et remet en cause cette obsession de la satire ou de l’allégorie présente chez un certain nombre de critiques littéraires de son époque et du temps jadis. Ce dernier questionnement de Paul Bourget est très avant-gardiste. En effet, le point de la réception de Rabelais par la critique littéraire n’a pas eu un grand écho avant que les travaux de Jacques Boulenger (le Rabelais à travers les âges de 1925) puis de Lazare Sainéan (avec L’Influence et

la réputation de Rabelais en 1930) n’aient repris le flambeau de l’étude des interprétations

de la plume rabelaisienne204.