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E. Exemples de commentaires d’auteurs du corpus sur Rabelais

1. La démesure du banquet au XIX e siècle

Dans Salammbô, Gustave Flaubert réactualise de façon remarquable la scène de banquet. S’agissant d’un sujet antique, le thème autorise de plus la représentation de personnages dévorant la nourriture en grandes quantité, comme des ogres.

Ils [Les mercenaires] s’allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien, couchés sur le ventre, ils tiraient à eux les morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur

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les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu’ils dépècent leur proie. Les derniers venus, debout contre les arbres, regardaient les tables basses disparaissant à moitié sous des tapis d’écarlate, et attendaient leur tour. Les cuisines d’Hamilcar n’étant pas suffisantes, le Conseil leur avait envoyé des esclaves, de la vaisselle, des lits ; et l’on voyait au milieu du jardin, comme sur un champ de bataille quand on brûle les morts, de grands feux clairs où rôtissaient des bœufs.328

Flaubert s’adonne ici à une peinture d’un banquet de fête qui se transforme en une orgie. Dans ce cadre spécifique, tout est démesure. Les mercenaires de Mathô sont si nombreux que les cuisines ne suffisent pas, et qu’il faut le renfort de quelques « esclaves », « vaisselle » et « lits ». La joie des personnages, qui commencent à chanter, ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse réellement d’une description placée sous le signe de la gaieté et de la fête. En effet, les mercenaires sont animalisés dès le début du passage, dans une comparaison avec des « lions » qui « dépècent » leur proie dans une « pose pacifique ». Tout le paradoxe du passage est présent dans cette phrase. Il s’agit en effet d’un banquet, autrement dit un moment festif, mais celui-ci est empli de convives peu recommandables, qui derrière leurs airs enjoués sont des prédateurs, et leur rapport à la nourriture les trahit.

Les pains saupoudrés d’anis alternaient avec les gros fromages plus lourds que des disques, et les cratères pleins de vin, et les canthares pleins d’eau auprès des corbeilles en filigrane d’or qui contenaient des fleurs. La joie de pouvoir enfin se gorger à l’aise dilatait tous les yeux ; çà et là, les chansons commençaient.

D’abord on leur servit des oiseaux à la sauce verte, dans des assiettes d’argile rouge rehaussée de dessins noirs, puis toutes les espèces de coquillages que l’on ramasse sur les côtes puniques, des bouillies de froment, de fèves et d’orge, et des escargots au cumin, sur des plats d’ambre jaune.329

Les mercenaires ont un appétit gargantuesque, et les mets s’enchaînent en nombre et selon un rythme effréné, comme les « pains saupoudrés d’anis » et les « gros fromages plus lourds que des disques », avant que l’on ne serve aux mercenaires « des oiseaux à la sauce verte » et autres « escargots au cumin » accompagnés de quelques « fèves » sur des plats luxueux en « ambre jaune ». L’aspect pléthorique des mets, associé à la description minutieuse de la scène forment un jeu littéraire typique des écrivains se revendiquant comme admirateurs de Rabelais. Il s’agit de la manière, propre au XIXe, d’adapter le style hyperbolique.

Ensuite les tables furent couvertes de viandes : antilopes avec leurs cornes, paons avec leurs plumes, moutons entiers cuits au vin doux, gigots de chamelles et de buffles, hérissons au garum, cygales frites et loirs confits.

328 Gustave Flaubert, Salammbô [1862], dans Œuvres, édition d’A. Thibaudet et R. Dumesnil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1936, tome 1, p. 744-745.

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Dans des gamelles en bois de Tamrapanni flottaient, au milieu du safran, de grands morceaux de graisse. Tout débordait de saumure, de truffes et d’assa fætida. Les pyramides de fruits s’éboulaient sur les gâteaux de miel, et l’on n’avait pas oublié quelques-uns de ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives, mets carthaginois en abomination aux autres peuples.330

Les préparations précédentes, pourtant nombreuses, ne constituent que de simples mises en bouche pour introduire les « viandes », qui abondent, et dont l’aspect pléthorique est renforcé stylistiquement par les procédés de l’énumération331 et de la juxtaposition. Les mercenaires voient arriver à ce moment des « antilopes », « paons », « moutons » entiers « au vin doux », ainsi que des plats encore plus exotiques tels que des « gigots de chamelles et de buffles » voire des « hérissons au garum, cygales frites et loirs confits ». Mais l’appétit insatiable de ces hommes n’est pas sans conséquence. La description du repas donne en spectacle une telle exposition de richesses qu’elle devient en quelque sorte à son tour une forme d’orgie littéraire, qui la mène à son propre déséquilibre (volontaire), matérialisé par une sorte de malaise suivi d’un haut-le-cœur. La « cupidité des estomacs », face à ces « grands morceaux de graisse » qui flottent « au milieu du safran », ne peut empêcher le texte de s’écraser sur lui-même et de dégringoler comme les « pyramides de fruits » qui « [s’éboulent] ».

A l’image de la dégustation de « ces petits chiens à gros ventre et à soies roses que l’on engraissait avec du marc d’olives », on en vient à une image effroyable. Les chiens sont d’ailleurs, d’après le texte lui-même, des « mets carthaginois en abomination aux autres peuples » de l’Antiquité, tout comme beaucoup plus tard le lectorat de la France du XIXe siècle a dû être interpellé par l’image peu ragoûtante de cette dévoration.

La surprise des nourritures nouvelles excitait la cupidité des estomacs. Les Gaulois aux longs cheveux retroussés sur le sommet de la tête, s’arrachaient les pastèques et les limons qu’ils croquaient avec l’écorce. Des Nègres n’ayant jamais vus de langoustes se déchiraient le visage à leurs piquants rouges. Mais les Grecs rasés, plus blancs que des marbres, jetaient derrière eux les épluchures de leur assiette, tandis que des pâtres du Brutium, vêtus de peaux de loups, dévoraient silencieusement, le visage dans leur portion332.

Cette peinture de l’orgie, devenue ainsi effrayante et repoussante, laisse alors transparaître la violence inhérente aux mercenaires : les « Gaulois […] [s’arrachent] les pastèques » et croquent « les limons […] avec l’écorce », les « Nègres […] [se déchirent] le visage ».

330 Ibid., p. 745.

331 Procédé cher à Rabelais. 332 Ibid., loc. cit.

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Quant aux « pâtres du Brutium », bien qu’ils se nourrissent « silencieusement », ils sont empreints d’une certaine animalité dans leur posture et leur façon de manger. La conjonction de subordination « tandis que » les tient quelque peu à l’écart des autres mercenaires, et c’est pourquoi on les voit « le visage dans leur portion »333, « dévorant » leur plat sans bruit.

Ce passage est particulier, car il s’agit de bons vivants qui n’ont rien de sympathique. Si les mercenaires mangent autant que les bons vivants rabelaisiens, on voit bien à la lecture qu’il n’y a pas de comparaison possible avec l’ambiance bon enfant règnant à la cour du roi géant. Les mercenaires ne sont donc pas comparables à des personnages tels que frère Jean. Cependant, l’ambiance est déjà plus proche du chapitre de Gargantua sur les « propos des bienyvres »334. Dans ce chapitre, Grandgousier convie les villages alentours à un banquet pour fêter la naissance de son fils. Les villageois, durant le repas, se muent en une joyeuse compagnie, tout en gardant une certaine vulgarité.

[…] – Perrannité de arrousement par ces nerveux et secz boyaulx ! – Pour neant boyt qui ne s’en sent. – Cestuy entre dedans les venes : la pissotiere n’y aura rien ! – Je laveroys voluntiers les tripes de ce veau que j’ay ce matin habillé. – J’ay bien saburré mon stomach. […] – C’est bien chié chanté ! Beuvons. […]335

A la lecture de cet extrait, on voit que les mercenaires ne sont pas si éloignés des villageois invités par Grandgousier, car les mercenaires dépeints par Flaubert se mettent à chanter comme les villageois de Rabelais. Il y a dans les deux groupes de personnages des similitudes assez frappantes. Ces ressemblances sont accentuées par la démesure du banquet introduisant

Salammbô, qui répond assez fidèlement à la démesure de l’œuvre rabelaisienne. La nourriture

dans le banquet des mercenaires est en effet si foisonnante que son amassement l’amène à ressembler à des monuments, comme les pyramides de fruits. Cependant, les pyramides s’écroulent, et annoncent peut-être déjà la défaite future des mercenaires, tel un sombre présage. Ainsi, la démesure a un prix ; il n’est pas donné à tous d’avoir la stature d’un géant rabelaisien. Les géants de Rabelais sont sympathiques, réussissent ce qu’ils entreprennent ; leur démesure intrinsèque, qui n’est pas une hubris morale et se cantonne au physique et au temps, est autorisée par leur dimension d’êtres merveilleux. A l’inverse, les mercenaires ne paraissent pas sympathiques,

333 Il s’agit vraisemblablement d’une manière amusée de la part de Flaubert d’exprimer « le nez dans leur assiette » sans faire d’anachronisme.

334 François Rabelais, Gargantua, op. cit., ch. V. 335 Ibid., p. 78.

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et ressemblent plus à des ogres qu’à des géants bienveillants. Ils sont brutaux et ne mangent pas, mais dévorent tels des prédateurs. Ils sont empreints d’une démesure non pas physique (car ils sont de simples êtres humains), mais morale, ce qui provoque leur violence et leur animalité. Et l’animalité, l’instinct de prédation tout à fait perceptible dans le banquet, est sans doute un autre signe de leur défaite future.

Dans tous les cas, il semble y avoir un certain nombre de points communs entre la démesure des banquets rabelaisiens (tant du point de vue de la nourriture que des convives) et celle mise en œuvre par Gustave Flaubert dans les premières pages de Salammbô. L’incipit restitue de manière tout à fait fidèle, transposée à la littérature du XIXe, la démesure des banquets si chère à Rabelais, en particulier via l’intrigue : l’antiquité et son souvenir proche du mythe autorise tous les excès dans la représentation (ceci d’autant plus que le thème de la démesure est présent dans des récits de l’époque, comme celui de la légendaire guerre de Troie). Le cadre antique, ainsi que l’inspiration rabelaisienne peuvent justifier cette nourriture innombrable, ainsi que ces mercenaires en si grand nombre que les cuisines d’Hamilcar ne suffisent pas à satisfaire la « cupidité des estomacs ».