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« Ce que nous avions jusque-là à objecter à l'encontre de cette ligue était désormais abandonné et présenté comme erroné par les représentants de la Ligue eux-mêmes ; on nous demandait de collaborer nous-mêmes à sa réorganisation. Pouvions-nous dire non ? Sûrement pas.1 »

Entrer à la Ligue

Le saut qualitatif que représente l'abandon2 de la forme du comité de correspondance et l'adhésion à la Ligue ne saurait être réduit à un choix par défaut. Il est certes probable que si ce réseau international que Marx s'était attaché à promouvoir depuis le début de l'année 1846 avait trouvé une plus grande résonance dans les milieux socialistes et communistes en France, en Allemagne et en Angleterre, la question se serait posée différemment. Pour autant, c'est d'abord et avant tout en raison des transformations décisives entreprises par la nouvelle direction de la Ligue à partir de la fin de l'année 1846 que le passage à une nouvelle étape dans l'organisation internationale du mouvement communiste a cessé d'apparaître comme prématuré. De ce point de vue, on ne peut comprendre l'adhésion de Marx à la Ligue sans tenir compte des restructurations préalablement opérées au sein de l'organisation ainsi que du regard que Marx a porté sur elles. Ce n'est que de cette façon que pourra être levé le paradoxe apparent que représente son entrée à la Ligue. En effet, alors même qu'il paraît évident que Marx n'avait aucune envie d'entrer dans une secte en donnant son adhésion à la Ligue, tout porte à croire que l'action qu'Engels et lui ont menée en son sein a largement contribué à débarrasser l'organisation des oripeaux de société secrète conspiratrice qu'elle revêtait encore au moment où ils en sont devenus membres. Il convient donc de resituer précisément l'adhésion de Marx dans un processus de désectarisation de la Ligue des justes de plus long terme3, dans lequel Karl Schapper semble avoir joué un rôle de premier plan.

communistes qui explique que Marx et Engels aient finalement décidé de se tourner vers la Ligue des justes en 1847. Cf. Wolfgang SCHIEDER, Karl Marx als Politiker, op.cit., p. 36.

1 MEGA² I/30, p. 100 ; Friedrich ENGELS, « Contribution à l'histoire de la Ligue des communistes », op.cit., p. 69.

2 Comme l'a souligné Martin Hundt, précisément parce qu'il s'agissait d'une structure informelle, l'abandon du comité de correspondance communiste n'impliquait même pas que ses membres prennent la peine de le « dissoudre » en bonne et due forme. Cf. Martin HUNDT, Geschichte des Bundes der Kommunisten, op.cit., p. 255.

3 Ernst Engelberg considérait même que la Ligue des justes n'avait jamais été une « secte » au sens strict du terme parce qu'elle était issue du mouvement réel des artisans allemands paupérisés et non de l'imagination d'un théoricien doctrinaire. La forme de la société secrète ainsi que la présence en elle d'éléments sectaires –

En effet, c'est bien parce que des éléments de convergence de plus en plus nets se sont fait jour entre les membres du comité de correspondance communiste de Bruxelles et les dirigeants londoniens de la Ligue des justes que la possibilité même de l'adhésion a pu être envisagée par Marx. Ce rapprochement déjà évoqué plus haut s'est fait à la faveur de la prise de conscience de l'existence d'une dynamique parallèle à l’œuvre au sein de la Ligue, consistant à mettre à l'écart le prophétisme weitlingien. Cette opération de clarification principalement orchestrée par Schapper est en réalité antérieure à l'affrontement bruxellois du 30 mars 1846. Elle remonte aux débats menés, tout au long de l'année 1845, au sein de l'Association allemande d'éducation ouvrière, vitrine légale de la Ligue à Londres. Ces discussions programmatiques1, conçues comme des tentatives visant à répondre à une liste de grandes questions sur les moyens de réaliser le communisme, témoignent du caractère déjà minoritaire des positions de Weitling. Au volontarisme prophétique de ce dernier, essentiellement soucieux d'organiser dans les plus brefs délais un soulèvement révolutionnaire sans se préoccuper de théorie, Schapper opposait en effet l'idée selon laquelle la tâche de la Ligue devait d'abord être d'éclairer le peuple plutôt que de chercher à introduire le communisme par la force. Il est d'ailleurs permis de penser que certaines approches novatrices qui caractériseront la conception du communisme exposée dans le Manifeste de 1848 trouvent leur origine dans ce débat entre Weitling et Schapper, notamment l'idée décisive d'après laquelle le communisme devait être conçu comme une « association dans laquelle le libre développement de chacun [serait] la condition du libre développement de tous2 ». Lors d'une réunion tenue le 14 octobre 1845, Schapper rejetait ainsi une vision du communisme dans laquelle les individus seraient comme « des soldats dans une caserne » et insistait sur l'importance de la « pleine liberté3 » de chacun.

dont le communisme weitlingien constitue l'expression la plus nette – n'auraient pas suffi à en faire une secte, raison pour laquelle Marx et Engels auraient vu en elle un terrain d'intervention possible. Cf. Ernst ENGELBERG, « Einiges über den historisch-politischen Charakter des Bundes der Gerechten » [1952], in Martin HUNDT (dir.), Bund der Kommunisten 1836-1852, Berlin, Akademie Verlag, 1988, p. 52-64. L'argumentation d'Ernst Engelberg est convaincante, même si elle a tendance à projeter sur la décision prise en 1847 une définition de la secte que Marx n'élaborera véritablement qu'à la fin des années 1860.

1 Ces discussions ont eu lieu entre le 18 février 1845 et le 14 janvier 1846 et sont partiellement reproduites in BdK 1, p. 214-238. Christine Lattek en a souligné le caractère décisif dans la riche étude qu'elle a consacrée à l'Association allemande d'éducation ouvrière de Londres. Cf. Christine LATTEK, Revolutionary Refugees.

German socialism in Britain 1840-1860, op.cit., p. 28-31.

2 MEW 4, p. 482 ; Karl MARX, Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, op.cit., p. 88.

3 BdK 1, p. 235. Gareth Stedman Jones est sans doute celui qui a le plus insisté sur le rôle joué par Schapper en la matière. Cf. Gareth STEDMAN JONES, « Introduction » [2002], in Karl MARX, Friedrich ENGELS, The

Cependant, Marx ne semble pas avoir immédiatement pris la mesure du processus de transformation en train de s'opérer au sein de la direction londonienne de la Ligue, et qui allait constituer l'un des moteurs de son adhésion en 1847. Malgré leur brève présence à Londres à l'été 1845, Marx et Engels n'ont en effet pris aucune part aux discussions menées au sein de l'Association allemande d'éducation ouvrière1. C'est d'ailleurs ce qui explique qu'au moment de la constitution du comité de correspondance communiste de Bruxelles, ils ne se soient pas d'abord tournés vers Schapper pour trouver un point d'appui à Londres, mais vers le chartiste révolutionnaire George Julian Harney, avec lequel Engels s'était lié d'amitié dès 1843. C'est ce dernier, plus au fait de l'évolution du rapport de forces au sein des communistes londoniens, qui allait lever leurs craintes en expliquant à Engels, dans une lettre datée du 30 mars 1846, que Weitling avait peut-être « des amis dans l'Association londonienne, mais certainement pas la majorité2 », rendant ainsi possible une première collaboration fructueuse entre Bruxellois et Londoniens dès le printemps 1846. Pourtant, comme nous l'avons vu à l'occasion de l'analyse de la réaction de Schapper à la circulaire contre Kriege, une certaine méfiance réciproque semble avoir subsisté jusqu'au début de l'année 1847. Dans une lettre à Marx de mi-novembre ou décembre 1846, Engels en venait même à se demander s'il ne fallait pas se « débarrasser3 » de ces Londoniens devenus encombrants. Dès lors, comment comprendre que les tensions entre les deux groupes se soient apaisées au point de rendre possible l'entrée de Marx et d'Engels à la Ligue ?

L'intervention de Joseph Moll a assurément joué un rôle déterminant dans ce retournement de situation. Mandaté en janvier 1847 par le comité de correspondance communiste de Londres, cette autre figure importante de la nouvelle direction de la Ligue est en effet allée à la rencontre de Marx à Bruxelles ainsi que d'Engels à Paris, et les a convaincus de franchir le pas4. Si le contenu de la procuration remise à Moll ne permet pas, à lui seul, de déterminer précisément les intentions des communistes londoniens, la mission consistant à

1 S'ils n'ont pris aucune part directe à ces discussions, il est malgré tout possible qu'ils aient eu, comme l'a suggéré Martin Hundt, une influence sur les interlocuteurs en présence. Cf. Martin HUNDT, Wie das

« Manifest » entstand, Berlin, Dietz, 1973, p. 31 sq. Lors du débat sur la septième question, portant sur

l'identité du groupe social ayant intérêt à l'introduction du communisme, l'évocation par Albert Lehmann de ces « savants » qui auraient montré la voie en mettant en avant les travailleurs de l'industrie pourrait effectivement être une allusion implicite à Marx et à Engels. Cf. BdK 1, p. 232.

2 MEGA² III/1, p. 526.

3 MEGA² III/2, p. 66 ; Cor. I, p. 442.

4 Wolfgang Schieder considère qu'il n'est pas certain que Marx ait formellement adhéré à la Ligue immédiatement après son entrevue avec Moll, et qu'il est possible qu'il ait encore attendu jusqu'à l'été 1847 pour le faire. Cf. Wolfgang SCHIEDER, Karl Marx als Politiker, op.cit., p. 37.

« entrer en négociations1 » avec Marx témoigne en tout cas d'une claire volonté de rapprochement de leur part2. C'est probablement leur souhait de donner à la Ligue un texte programmatique clair qui les a poussés à dépasser leurs dernières réticences à l'égard des membres du comité bruxellois3. On ne dispose toutefois que de sources très partielles concernant le contenu de ces discussions décisives, ce qui rend le travail de reconstruction largement conjectural. Les rares témoignages directs existants permettent néanmoins de se faire une idée générale des motifs qui ont pu conduire Marx et Engels à décider d'entrer à la Ligue4. En dehors du récit fait par Engels dans sa Contribution à l'histoire de la Ligue des

communistes de 1885, il est possible de s'appuyer sur deux courtes mentions que l'on trouve

sous la plume de Marx dans des textes ultérieurs.

C'est d'abord dans Herr Vogt, en 1860, que Marx est revenu sur les propos tenus par Joseph Moll lors de leur entrevue fin janvier ou début février 1847. Dans ce texte, Marx expliquait que ce qui l'avait conduit à laisser de côté les réserves qu'il éprouvait encore, c'était la déclaration d'après laquelle « l'autorité centrale avait l'intention de convoquer à Londres un congrès de la Ligue, où les positions critiques [qu'il faisait] valoir devaient être établies comme doctrine de la Ligue dans un manifeste public5 ». Cette affirmation contient deux éléments qui peuvent sembler pour le moins surprenants. Le premier concerne la convocation du congrès : comment comprendre que ce soit précisément cette perspective, que Marx jugeait jusque là prématurée ou trop conciliante, qui ait emporté son adhésion ? C'est probablement le statut même du congrès proposé qui a changé la donne. En effet, tout porte à croire que la conception du congrès défendue par la direction londonienne de la Ligue avait sensiblement changé au cours de l'automne 18466. Tandis que Schapper évoquait encore au mois de septembre, dans les colonnes de la revue Prometheus, la perspective d'un « grand congrès

1 BdK 1, p. 451.

2 Comme l'a souligné Christine Lattek, cette volonté de rapprochement ne signifiait pas pour autant que les dirigeants londoniens de la Ligue « attendaient placidement » que Marx et Engels viennent redéfinir leurs propres idées. Cf. Christine LATTEK, Revolutionary Refugees, op.cit., p. 31.

3 L'appel à la rédaction d'une « profession de foi communiste simple, qui puisse servir à tous de ligne directrice » était déjà contenu dans l'adresse rédigée par la direction londonienne de la Ligue en novembre 1846. Cf. BdK 1, p. 431.

4 Martin Hundt s'est ainsi efforcé de lister, sous une forme synthétique, les six grandes résolutions qui semblent avoir constitué le fruit des discussions entre Moll d'une part, et Marx et Engels d'autre part : 1) auto-critique de l'histoire de la Ligue ; 2) rôle central confié à Marx et Engels dans la rédaction du programme ; 3) statuts démocratiques ; 4) congrès interne ; 5) caractère public du Manifeste ; 6) fusion des comités de correspondance communistes au sein de la Ligue. Cf. Martin HUNDT, Geschichte des Bundes der

Kommunisten, op.cit., p. 282.

5 MEGA² I/18, p. 107.

6 Martin Hundt a très justement attiré l'attention sur ce point. Cf. Martin HUNDT, Geschichte des Bundes der

communiste1 », rassemblant très largement des militants de toutes tendances, qu'ils soient ou non membres de la Ligue, l'adresse rédigée par la direction de la Ligue en novembre semblait distinguer deux congrès de nature différente. Le premier congrès, pensé comme un congrès de

la Ligue au sens strict du terme, y était présenté comme le « précurseur d'un congrès

communiste général2 », qui pourrait être convoqué un an plus tard. Précisément parce qu'il s'agissait d'un congrès interne de l'organisation plutôt que d'un congrès très largement ouvert, son ambition relevait sans doute moins de la mise en dialogue des différentes doctrines existantes que de la clarification des positions théoriques de la Ligue elle-même. L'objectif du congrès proposé par Moll au début de l'année 1847 n'était donc pas vraiment le même que celui qu'évoquait la lettre du comité de correspondance communiste de Londres du 17 juillet 1846. Il n'était plus désormais question – en tout cas dans un premier temps – de rassembler toutes les tendances, y compris le communisme religieux, afin de mener « avec sang froid et de façon fraternelle3 » l'indispensable discussion programmatique. Au contraire, le format du congrès proposé par Moll semblait présupposer un accord global des participants sur le fond – autrement dit sur des positions théoriques proches de celles que développaient Marx et Engels – et avoir pour fonction de formaliser cet accord en dotant la Ligue d'un programme officiel.

Le second élément qui peut surprendre dans le récit fait par Marx dans Herr Vogt concerne la rédaction d'un « manifeste public ». En effet, le projet de profession de foi communiste, qui était déjà formulé dans l'adresse de la direction de la Ligue en novembre 1846 et qui donnerait lieu à la rédaction d'une première ébauche lors du congrès de juin 1847, ne prendrait la forme d'un « manifeste » qu'après le deuxième congrès de la Ligue des communistes en décembre 1847. C'est d'ailleurs Engels lui-même, dans sa lettre à Marx du 23-24 novembre 1847, qui, le premier, semble avoir eu l'idée « d'abandonner la forme du catéchisme » et de donner au texte le nom de « Manifeste communiste4 ». Il est donc probable

que l'usage du terme « manifeste », compris comme désignant un type de texte distinct de celui de la profession de foi, relève de la reconstruction a posteriori. Toutefois, il est permis de penser que l'affirmation du caractère « public » du document projeté a pu contribuer à emporter la conviction de Marx. Si l'on prend au sérieux l'idée selon laquelle Marx n'a accepté d'entrer à la Ligue qu'à condition qu'elle se défasse des caractéristiques qui pouvaient l'apparenter à une société secrète, toute proposition allant dans le sens d'une plus grande

1 BdK 1, p. 405. 2 BdK 1, p. 432. 3 BdK 1, p. 379.

publicité de sa propre doctrine ne pouvait que lui sembler bienvenue. Le prologue du

Manifeste du parti communiste lui-même insisterait d'ailleurs tout particulièrement sur ce

point en déclarant que c'était « à la face du monde entier1 » que les communistes de la Ligue entendaient exposer leurs conceptions. Tout porte donc à croire que le texte envisagé lors des discussions du début de l'année 1847 devait déjà revêtir les deux caractéristiques principales que le terme « manifeste » permettrait par la suite d'expliciter : être l'émanation de la Ligue en tant qu'organisation et être accessible à tous2.

Marx est par ailleurs revenu ultérieurement sur son entrevue avec Joseph Moll dans une lettre à Wilhelm Blos du 10 novembre 1877, ajoutant à cette occasion un élément supplémentaire permettant de mieux comprendre sa décision d'entrer à la Ligue. Si l'on en croit ce témoignage écrit dans le contexte bien différent qu'était celui des débats internes de la social-démocratie allemande, Marx n'aurait accepté d'adhérer qu'à la condition « que soit enlevé des statuts tout ce qui aurait pu être favorable à la croyance superstitieuse en une autorité [Autoritätsaberglaube]3 ». Là encore, il est difficile de déterminer quelle est, dans cette affirmation, la part de reconstruction a posteriori effectuée au prisme de questionnements qui n'étaient peut-être pas encore ceux de Marx trente ans plus tôt. La comparaison explicite avec l'action de Ferdinand Lassalle qui, selon les termes qu'on trouve dans la lettre, aurait quant à lui « agi dans un sens exactement opposé4 », peut nous conduire à nous interroger sur la façon exacte dont Marx percevait cet enjeu en 1847 et nous inviter à la prudence. Toutefois, si l'on replace cette affirmation dans le contexte des polémiques contre Weitling et contre Kriege qui ont émaillé le cours de l'année 1846, il y a tout lieu de croire que la question de la « croyance superstitieuse en une autorité » était déjà au cœur des préoccupations de Marx à l'époque. L'expression utilisée semble en effet renvoyer à un double problème que les débats menés au sein du comité de correspondance communiste de Bruxelles avaient déjà permis de mettre en évidence.

D'une part, c'était le degré de rationalité du rapport que les communistes entretenaient à l'égard de leur propre parti qui était en question. Reprenant un concept critique central de la pensée des Lumières, Marx résumait à travers le terme de superstition un ensemble de

1 MEW 4, p. 461 ; Karl MARX, Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, op.cit., p. 52.

2 Raymond Huard a très justement souligné le fait que le caractère public du « manifeste » était l'élément décisif qui le distinguait d'un « formulaire d'initiation à une société secrète ». Cf. Raymond HUARD, « Présentation », in Karl MARX, Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, op.cit., p. 17.

3 MEW 34, p. 308 ; Cor. XIII, p. 239. 4 Ibid.

conduites pathologiques résultant très directement de dysfonctionnements majeurs de l'organisation. La circulaire contre Kriege avait montré qu'aux yeux de Marx la promotion d'un rapport irrationnel à l'action politique risquait de déboucher sur le fanatisme. Il est intéressant de noter que, si l'on en croit la lettre à Blos du 10 novembre 1877, l'entrevue avec Moll semble avoir ouvert un nouveau terrain à la lutte contre la superstition : celui de la structure même de la Ligue. En effet, si l'enjeu se situait du côté des statuts eux-mêmes, et non simplement du contenu doctrinal, on peut penser que c'est l'abandon des derniers reliquats issus de l'univers des sociétés secrètes qui a permis d'emporter l'adhésion de Marx. De fait, la Ligue avait commencé à se démarquer du modèle de la conspiration dès 1837, mais elle avait conservé, dans la dénomination même de ses instances (et plus particulièrement de son instance suprême, la « Vente du peuple [Volkshalle] »), un imaginaire hérité de la Charbonnerie1.

D'autre part, ce qui se jouait dans le refus de toute « croyance superstitieuse en une autorité », c'était le caractère démocratique de l'organisation elle-même et la mise en évidence du danger que représentait la soumission à un chef charismatique. Là encore, il semble que l'on puisse voir dans cette affirmation l'extension, sur le terrain organisationnel, d'une critique déjà à l’œuvre dans la polémique avec Weitling. En effet, d'après le récit de la réunion du comité de correspondance communiste de Bruxelles du 30 mars 1846 que l'on trouve dans les mémoires d'Annenkov, la principale réponse que Weitling semble avoir opposée aux accusations de prophétisme confus que lui adressait Marx avait consisté à invoquer l'autorité que lui conféraient les « centaines de lettres et témoignages de gratitude2 » qu'il recevait de toute l'Allemagne. C'est apparemment cette affirmation qui avait fait sortir Marx de ses gonds