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« J'ai en outre essayé de dissiper la méprise qui veut que je mette sous le nom de "parti" une "ligue" morte depuis 8 ans ou un comité de rédaction dissous depuis 12 ans. Par parti, j'entendais le parti au sens large et historique du terme1. »

Une dynamique générale et ses occurrences

L'un des principaux obstacles à la claire compréhension de la théorie du parti développée par Marx est sans nul doute la polysémie qui s'attache au terme même de parti sous sa plume. Si le mot est très souvent employé, il est assez rare qu'il fasse l'objet d'une définition précise, ce qui est d'autant plus déroutant que c'est précisément au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle que le parti en vient, de manière générale dans le vocabulaire politique, à associer l'ancienne idée du courant d'opinion à la thématique nouvelle de l'organisation2. Par certains aspects, comme nous l'avons vu dans le premier chapitre, les réflexions développées par Marx dans le cadre du processus de refondation de la Ligue des communistes pouvaient déjà apparaître comme novatrices en la matière, et préfiguraient une compréhension du parti qui allait finalement s'imposer à l'ensemble de la sphère politique quelques décennies plus tard. Cependant, plusieurs acceptions distinctes du terme « parti » semblent manifestement coexister chez lui3, ce qui rend les textes dans lesquels il s'efforce d'en clarifier l'usage d'autant plus précieux. De ce point de vue, même si elle était encore loin de contenir le fin mot de la conception du parti chez Marx, laquelle a continué à se préciser au travers des débats menés au cours des années 1860 et 1870, la discussion avec Freiligrath de février 1860, qui s'inscrivait directement dans le contexte de l'affaire Vogt, revêtait une importance particulière parce qu'elle constituait un moment d'explicitation lexicale.

1 Lettre de Marx à Ferdinand Freiligrath des 29 février et 1er mars 1860, in MEGA² III/10, p. 330 ; Cor. VI, p. 106.

2 Comme l'a montré Raymond Huard dans son étude classique sur la genèse des partis politiques en France, ce n'est qu'au terme d'un processus global amorcé en Europe dans les années 1860 et s'étendant jusqu'au début du XXe siècle que « le même mot parti en vient à désigner à la fois le courant politique et sa structure interne alors qu'auparavant ce mot renvoyait seulement à une opinion ». Cf. Raymond HUARD, La Naissance du parti

politique en France, Paris, Presses de Sciences Po, 1996, p. 14.

3 Wolfgang Schieder, qui a comparé les tentatives visant à reconstituer la théorie du parti développée par Marx à un « puzzle dont il ne reste que certaines pièces », est un des rares à avoir entrepris de lister les différentes acceptions du terme qu'on trouve sous sa plume. Cf. Wolfgang SCHIEDER, Karl Marx als Politiker, op.cit., p. 131. Les trois significations principales que Wolfgang Schieder est parvenu à mettre en évidence – le processus historique de constitution en classe, les organisations structurées existantes et le cercle restreint des militants partageant ses propres positions – n'ont évidemment pas le même statut au sein de la conception de Marx.

La lettre adressée par Marx à Freiligrath les 29 février et 1er mars 1860 avait pour principale vocation de dissiper un malentendu : elle entendait montrer qu'il était tout à fait possible de maintenir une référence positive au parti tout en pointant les limites rencontrées par la Ligue des communistes et en affirmant le caractère irrémédiablement révolu de cette dernière. De ce point de vue, on aurait tort de ne voir dans ce texte que sa dimension critique. La prise de distance à l'égard de la Ligue avait avant tout pour fonction de préserver le parti lui-même des reproches qui pouvaient lui être adressés. Celui-ci ne saurait être réduit à celle-là, sauf par un abus de langage présenté comme inacceptable. Toute la difficulté provient sans doute du fait que cette irréductibilité du parti à la Ligue n'était évidemment pas le signe d'une radicale hétérogénéité. Si la confusion était susceptible de survenir, ce n'était pas en raison d'une simple homonymie mais bien plutôt parce qu'il existait un indéniable rapport entre les deux. Symptomatiquement, tout en précisant en quel sens il entendait le terme « parti » dans la conjoncture de l'hiver 1860, qui était encore largement celle du reflux du mouvement ouvrier organisé amorcé une décennie plus tôt, Marx ne prétendait pas pour autant qu'il serait absolument illégitime d'employer le même mot pour désigner la Ligue des communistes. Plutôt que de chercher à en imposer une acception exclusive, Marx entendait bien plutôt attirer l'attention sur la pluralité des significations que le terme était inévitablement conduit à revêtir. L'un des objectifs de la lettre semblait en effet être de distinguer le « sens éphémère1 » du mot « parti » – qui correspondait à ce que la Ligue avait été entre la fin des années 1840 et le début des années 1850 – de son « sens large et historique2 ». Restait à savoir comment il fallait comprendre cette dualité sémantique et le rapport que les deux sens du mot « parti » entretenaient l'un avec l'autre.

Saisir la signification et la portée de cette distinction supposait de mettre en évidence la dimension toujours conjoncturelle du recours à l'un ou l'autre des sens du mot parti. Cette dépendance à l'égard du contexte, telle qu'elle se donnait à voir dans la lettre à Freiligrath des 29 février et 1er mars 1860, était à entendre d'une double manière. D'une part, elle faisait évidemment signe vers la situation historique spécifique dans laquelle le texte était écrit, et qui semblait n'autoriser à parler de parti qu'en un sens unique, qui ne pouvait plus être celui de la période précédente. D'autre part, elle renvoyait de façon plus générale à l'exigence d'une certaine discipline langagière qui se trouvait le plus souvent faire défaut lorsque le terme « parti » était employé. L'un ne nous semble pas aller sans l'autre, et c'est peut-être cette

1 MEGA² III/10, p. 325 ; Cor. VI, p. 99. 2 MEGA² III/10, p. 330 ; Cor. VI, p. 106.

seconde dimension qui s'avère, à terme, la plus décisive, dans la mesure où elle était appelée à conserver sa pertinence bien au-delà de la conjoncture spécifique de reflux du mouvement ouvrier européen dans laquelle la lettre avait été écrite. De ce point de vue, il ne faut pas se méprendre sur la portée de la distinction entre parti au sens éphémère et parti au sens large. Si cette dernière était susceptible d'être à nouveau mobilisée dans le contexte de regain des organisations ouvrières à partir du milieu des années 1860, ce ne pouvait pas être sous la forme d'une condamnation unilatérale des partis au sens éphémère, au profit exclusif du parti au sens large. Elle jouait au contraire un rôle bien différent, qui pouvait être perçu comme une forme d'appel à la prudence, en soulignant que chaque parti, au sens éphémère du terme, qui serait susceptible de se former au cours de l'histoire future, n'épuiserait jamais à lui seul la dynamique générale d'organisation et de constitution du prolétariat en classe que l'on pouvait désigner sous le nom de parti au sens large. Si les partis, au sens éphémère du terme, étaient bel et bien des manifestations historiques de ce mouvement d'ensemble, ils ne pouvaient jamais l'incarner que de façon partielle et incomplète, raison pour laquelle il convenait toujours d'en relativiser la portée, malgré les apports historiques majeurs et indispensables qui pouvaient être les leurs.

Dès lors, une question se pose : le parti au sens large peut-il exister sans les partis au sens éphémère du terme ? La réponse est peut-être moins évidente qu'il n'y paraît. À première vue, il semble bien que ce soit le cas, dans la mesure où la vocation de la lettre à Freiligrath était à bien des égards d'exempter le parti au sens large des critiques que l'on pouvait adresser à la Ligue des communistes en raison des fondamentales limitations dont elle était entachée. Tout en disant que, du parti au sens éphémère, il ne « sa[vait] plus rien depuis 1852 », Marx entendait bien pourtant conserver une place pour ce « parti qui surgit de toutes parts et tout naturellement du sol de la société moderne1 », autrement dit pour le parti au sens large du terme. Si le parti au sens éphémère avait, selon les propres termes de Marx, « cessé d'exister [zu existiren aufgehört]2 » depuis la dissolution de la Ligue, il semble donc que le parti au sens large avait, quant à lui, continué d'exister, ce qui rendait légitime le fait de continuer à s'en réclamer dans une période de reflux comme celle de l'hiver 1860, au cours de laquelle il aurait encore été tout sauf pertinent de réactiver la perspective d'un travail d'organisation au sens strict du terme. Ce maintien du parti dans l'existence, non plus par l'intermédiaire d'éphémères associations, mais bien plutôt sous une forme large et déliée des bornes étroites

1 MEGA² III/10, p. 326 ; Cor. VI, p. 100. 2 MEGA² III/10, p. 325 ; Cor. VI, p. 99.

qui restreignaient la portée de ces dernières, nous paraît néanmoins grevé d'une ambiguïté fondamentale autorisant au moins deux lectures possibles des propos de Marx. Si l'on considère que l'existence du parti au sens large s'entend de la même façon que celle des partis au sens éphémère du terme, il semble inévitable de lui attribuer des propriétés analogues à une échelle différente. Le parti au sens large demeurerait encore un groupe d'individus plus ou moins identifiable, qui se distinguerait du parti au sens éphémère du terme avant tout par le fait d'être exempté des liens pesants qui caractérisent les organisations structurées1. Et tout comme dans le parti au sens éphémère du terme, il serait alors tout à fait possible de mener, dans le cadre du parti au sens large, un véritable travail de parti, bien que ce dernier soit d'une nature différente. Dans ce cas, c'est de cette manière qu'il faudrait comprendre la remarque adressée par Marx à Freiligrath au sujet de sa propre activité depuis le début des années 1850 : « si toi tu fais de la poésie, moi je fais de la critique2 ». Ce serait avant tout par la critique scientifique, exercée principalement sur le terrain de l'économie politique, que Marx aurait alors prolongé son travail de parti à l'heure où ce dernier ne pouvait être autre chose que le parti au sens large du terme.

S'il existe sans nul doute des éléments permettant de plaider en faveur d'une telle lecture, cette dernière nous paraît cependant reposer essentiellement sur un malentendu concernant le statut du parti au sens large. En réalité, il ne nous semble pas que l'existence de ce dernier puisse être perçue de façon analogue à celle des partis au sens éphémère du terme. En effet, d'un strict point de vue ontologique, le parti au sens large et le parti au sens éphémère ne sont pas de même nature : il ne s'agit pas de deux groupes d'individus dont l'un serait structuré de façon plus rigide que l'autre. Le parti au sens large du terme n'est pas un groupe d'individus, il renvoie bien plutôt à une dynamique historique générale qui n'existe, au sens strict du terme, que par les groupes d'individus qui l'incarnent. Sans cela, on ne pourrait pas comprendre que Marx ait pu dire du parti au sens large qu'il surgissait « de toutes parts et tout naturellement du sol de la société moderne3 ». À tout prendre, le parti au sens large n'existe pas en-dehors des différents « épisode[s] » que sont les partis au sens éphémère du

1 C'est la lecture, à nos yeux intenable, qu'en fait Gareth Stedman Jones, considérant que le parti au sens large désignerait « en des termes plus prosaïques » un groupe d'une dizaine ou d'une vingtaine de personnes que rassemblerait avant tout leur « déférence » vis-à-vis de Marx ainsi que des liens d'amitié et de solidarité politique. Cf. Gareth STEDMAN JONES, Karl Marx. Greatness and Illusion, op.cit., p. 334. Cette lecture conduit paradoxalement à conférer au parti au sens large un périmètre beaucoup plus étroit que le parti au sens éphémère du terme, et il est étonnant que Gareth Stedman Jones ne s'explique pas sur ce point.

2 MEGA² III/10, p. 326 ; Cor. VI, p. 100. 3 Ibid.

terme. Ces derniers en constituent les indispensables manifestations au sein de la réalité effective, sans lesquelles toute réflexion sur le développement du parti au sens large risquerait de sombrer dans une philosophie de l'histoire idéaliste. La mise au jour de cette dynamique générale n'a donc de sens que parce que les instanciations concrètes au travers desquelles elle se donne à voir en constituent le support matériel. De ce point de vue, la prise de distance de Marx vis-à-vis de l'action menée dans le cadre de la Ligue des communistes ne pouvait pas être le signe d'un refus d'accorder toute pertinence aux partis au sens éphémère du terme. C'était bien plutôt une modalité spécifique d'existence du parti au sens large, laquelle n'était pas seulement éphémère mais aussi et surtout considérée comme une forme « dont le temps sur le continent était révolu1 », que Marx prenait ici pour cible, moins d'ailleurs pour la condamner que pour affirmer l'impossibilité de sa réactivation. À ce titre, il ne fait pas de doute qu'à ses yeux, la dynamique générale du parti au sens large, pour pouvoir s'ancrer et se développer au cours de l'histoire, devait nécessairement emprunter la voie des partis au sens éphémère du terme, quand bien même cela s'avérerait temporairement impossible dans la conjoncture de 1860. Les épisodes futurs de l'histoire du parti ne seraient assurément pas de même nature que ses épisodes passés, dont la Ligue des communistes constituait l'exemple le plus marquant, mais ils n'en demeureraient pas moins, eux aussi, des partis au sens éphémère du terme.

Se constituer en parti politique distinct

La mise au point opérée par Marx à l'hiver 1860 n'est pas sans importance, et on peut même considérer qu'elle conditionne en grande partie sa réflexion ultérieure au sujet des questions d'organisation. En distinguant la dynamique générale de constitution du prolétariat en parti et les épisodes particuliers à l'occasion desquels celui-ci était amené à se structurer, elle ouvrait ainsi la voie à la poursuite de la lutte partisane, y compris sur le terrain du parti au sens éphémère du terme, tout en la préservant du fétichisme de l'organisation. À partir du milieu des années 1860, les associations ouvrières dont le temps semblait révolu depuis une quinzaine d'années, allaient connaître un nouvel essor, et conduire Marx à considérer à nouveau opportun d'intervenir en leur sein. De ce point de vue, une question majeure semble se poser : la conception de l'organisation communiste que Marx allait s'employer à promouvoir dans ce cadre se situait-elle dans le prolongement direct des idées développées

dans le Manifeste ou reposait-elle au contraire sur des analyses nouvelles ? Cette question, pourtant décisive, a rarement fait l'objet d'un traitement à part entière. La thèse fréquemment avancée, d'après laquelle il existerait une continuité fondamentale entre les deux périodes malgré des nuances et des évolutions, est généralement postulée plutôt que véritablement démontrée. Il est en tout cas assez courant de présenter les transformations opérées par Marx au sein de sa conception du parti à partir du milieu des années 1860 comme de simples précisions ou compléments apportés à des principes généraux formulés deux décennies plus tôt1.

Il est vrai que cette lecture peut se réclamer d'un témoignage de poids, celui que formulera Engels dans sa lettre à Gerson Trier du 18 décembre 1889. En effet, on y trouve exposée l'idée d'après laquelle le cœur même de la conception du parti développée par Marx et lui serait, pour l'essentiel, resté inchangé « depuis 18472 », autrement dit depuis la refondation de la Ligue des communistes. Toutefois, si l'on prête attention à la manière dont Engels présentait, dans cette même lettre, le principe fondamental sur lequel se fondait cette conception, il y a lieu de se demander si cette déclaration ne reposait pas, en réalité, sur une forme d'illusion rétrospective. Le point mis en avant par Engels concernait la nécessité de constituer « un parti particulier, séparé de tous les autres et opposé à eux, un parti de classe conscient de lui-même3 ». Cette déclaration a de quoi surprendre. À bien des égards, jusque dans le choix des adjectifs, elle semble prendre le contre-pied exact de la conception du parti communiste exposée dans le Manifeste. En effet, comme nous l'avions souligné dans le chapitre précédent, Marx et Engels avaient affirmé au début de l'année 1848 que « les communistes ne form[ai]ent pas un parti particulier [keine besondere Partei] vis-à-vis des autres partis ouvriers4 ». Quatre décennies plus tard, Engels mettait au contraire en évidence l'importance de constituer « un parti particulier [eine besondre Partei]5 ». Peut-on imaginer deux discours plus éloignés ? Alors que le Manifeste insistait sur la particularité et la

non-1 Martin Hundt, qui reconnaît par ailleurs que la position de Marx en la matière a continué à évoluer après la fin des années 1840, considère ainsi que les analyses formulées à l'époque de la Ligue des communistes constituent la matrice de sa conception du parti en général. Cf. Martin HUNDT, « Zur Entwicklung der Parteiauffassungen von Marx und Engels in der Zeit des Bundes der Kommunisten » [1981], in Bund der

Kommunisten 1836-1852, op.cit., p. 291 sq. On retrouvait déjà une position analogue sous la plume de Horst

Bartel et Walter Schmidt, qui affirmaient que les « éléments essentiels » de la conception du parti développée par Marx se trouvaient déjà énoncés dans le Manifeste. Cf. Horst BARTEL, Walter SCHMIDT, « Zur Entwicklung der Auffassungen von Marx und Engels über die proletarische Partei », op.cit., p. 30 sq. 2 MEGA² III/30, p. 105.

3 Ibid.

4 MEW 4, p. 474 ; Karl MARX, Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, op.cit., p. 74 (trad. mod.). 5 MEGA² III/30, p. 105.

séparation du parti communiste, la lettre à Gerson Trier du 18 décembre 1889 promouvait au contraire des caractéristiques exactement inverses.

Nous nous trouvons ici face à une difficulté de taille, qui touche au fondement même de la conception du parti développée par Marx. Tout porte à croire qu'il s'est produit, entre les deux textes, un déplacement significatif qu'on pourrait à bon droit qualifier de revirement complet. Si tel est bien le cas, il convient alors de répondre à deux questions qui découlent inévitablement de ce constat. D'une part, en quoi ce revirement consiste-t-il exactement ? D'autre part, comment expliquer que ce revirement soit pour ainsi dire passé inaperçu, au point qu'Engels lui-même semble n'avoir vu que de la continuité ? Il nous semble que l'élément décisif permettant de résoudre le problème est d'autant plus difficile à mettre en évidence qu'il n'a jamais véritablement fait l'objet d'une thématisation explicite de la part de Marx. On peut certes le percevoir en filigrane dans différentes prises de position de Marx à partir de la fin des années 1860, mais force est de constater qu'il n'a pas été énoncé en tant que tel. Cet élément décisif, c'est l'abandon de la stratégie du parti dans le parti qui constituait le fil directeur du Manifeste. Cette perspective, développée à la fin des années 1840 pour penser