• Aucun résultat trouvé

« Le political movement [mouvement politique] de la classe ouvrière a naturellement pour but final la conquête du political power [pouvoir politique] ; pour cela il faut naturellement une previous organisation de la working class [organisation préalable de la classe ouvrière] ayant atteint un certain degré de développement et qui soit née de ses luttes économiques mêmes.

Mais d'autre part, tout mouvement qui oppose la classe ouvrière en tant que classe aux classes dominantes et cherche à les faire plier par une pressure from without [pression de l'extérieur] est un political movement.1 »

Contre l'abstention politique

Marx a été amené à affiner sa position concernant le caractère politique du parti de classe entre la fin des années 1860 et le début des années 1870. Même si l'idée n'était pas nouvelle sous sa plume, c'est à la faveur de sa confrontation avec Bakounine et ses partisans, mais aussi de la clarification progressive de la distinction entre parti et syndicat, que Marx a été amené à tirer, à partir de sa thèse initiale, un certain nombre de conséquences concrètes inédites. En effet, il y a lieu de penser que Marx a considérablement enrichi la signification qu'il convenait d'accorder à l'adjectif « politique », compris comme un qualificatif essentiel de ce qu'un parti devait être, en pointant les dangers de la position anarchiste, elle-même encore prise dans un processus d'auto-définition. De ce point de vue, on ne peut véritablement comprendre ce que Marx entend par « parti politique » qu'à condition de cerner les contours de la position défendue par l'adversaire. Au cours de la polémique, c'est le concept d'abstention politique qui va s'imposer sous sa plume pour en rendre compte. Pour l'essentiel, c'est à partir du printemps 1870, au moment de la scission de la fédération de la Suisse romande, laquelle a constitué un considérable facteur d'accélération du conflit avec Bakounine, que cette question est devenue un objet d'attention central pour Marx. Parler d'abstention politique pour qualifier la position de Bakounine n'était pas absolument évident, puisque l'intéressé s'en défendait2. Il est clair que pour Marx l'enjeu était d'imposer une conception jugée rigoureuse de l'action politique en montrant que celle que défendaient les anarchistes débouchait au contraire sur sa négation. Il y a d'ailleurs lieu de penser que Marx

1 Lettre de Marx à Friedrich Bolte du 23 novembre 1871, in MEW 33, p. 332 ; Cor. XI, p. 360 sq.

2 Jean-Christophe Angaut a bien montré de quelle façon Bakounine avait à plusieurs reprises cherché à réfuter l'accusation d'abstentionnisme que Marx avait formulée contre lui, préférant pour sa part distinguer entre politique positive et politique négative. Cf. Jean-Christophe ANGAUT, « Le conflit Marx-Bakounine dans l'Internationale. Une confrontation des pratiques politiques », in Actuel Marx, N°41, Paris, 2007, p. 116 sqq.

était tout à fait conscient de l'ambiguïté qui pouvait affecter ce terme au moment même où il entreprenait de mener cette bataille sémantique. On en trouve un témoignage très parlant lors de la séance du Conseil général de l'AIT du 12 juillet 1870, consacrée à la préparation du congrès qui devait avoir lieu à Mayence au mois de septembre, mais que la guerre franco-allemande allait contraindre à ajourner. Alors que le sous-comité avait proposé que soit inscrite à l'ordre du jour la question du rapport entre action politique et mouvement social de la classe ouvrière, le président de séance, Benjamin Lucraft, avait demandé pour quelle raison on avait préféré cette thématique à celle de la représentation de la classe ouvrière dans les parlements. Marx était alors intervenu pour expliquer que l'enjeu parlementaire, par ailleurs légitime comme nous aurons l'occasion de le voir par la suite, était loin d'épuiser la question et que, de fait, il existait « différentes façons d'envisager le mouvement politique de la classe ouvrière », notamment liées aux spécificités nationales, et qu'il convenait de « trouver une formule générale qui les comprenne toutes1 ».

Pour autant, il est clair que la « formule générale » en question, celle de l'action politique de la classe ouvrière, avait vocation à exclure la position abstentionniste attribuée aux bakouninistes. À ce titre, il est tout à fait instructif d'examiner de quelle manière le vocabulaire de l'abstention s'est progressivement imposé sous la plume de Marx pour la caractériser à partir du printemps 1870. En effet, en s'appuyant notamment sur la correspondance, on peut considérer que c'est à la faveur d'une prise de conscience des implications concrètes de la position bakouniniste sur le plan de l'action politique que la question de l'abstention a pu devenir, aux yeux de Marx, un point de clivage tout à fait majeur, susceptible de prendre le relais des autres reproches formulés depuis l'élaboration du programme de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste à l'automne 1868, qui portaient notamment sur l'égalisation des classes et l'abolition du droit d'héritage. L'abstention politique était d'abord comprise comme l'affirmation d'une position d'extériorité à l'égard des affaires politiques, au sens où, pour reprendre une expression utilisée par Marx dans sa lettre à Paul Lafargue du 19 avril 1870, la classe ouvrière ne devrait pas « s'occuper de politique2 ». La position anarchiste revenait à considérer la lutte sociale et la lutte politique comme deux ordres hétérogènes, qu'il faudrait maintenir strictement séparés. Il est de ce point de vue tout à fait révélateur que, dans sa lettre à Engels du 7 mai 1870, Marx ait affirmé que Bakounine entendait interdire toute « immixtion [Einmischung] aussi bien dans la politique extérieure

1 MEGA² I/21, p. 806 ; PVCG 68-70, p. 232. 2 MECW 43, p. 490 ; Cor. X, p. 364.

que dans la politique intérieure1 ». L'abstention politique était ainsi très manifestement pensée sur le modèle de la non-ingérence dans les affaires internes d'un pays étranger. La stratégie bakouniniste correspondait donc à une tentative visant à contourner le pouvoir d’État plutôt qu'à l'affronter, elle entretenait l'idée illusoire selon laquelle il serait possible d'édifier une communauté alternative à côté de la société actuelle. De ce fait, comme le disait Marx dans sa lettre à César de Paepe du 14 septembre 1870, elle revenait à faire « comme si les ouvriers étaient des moines qui établissaient leur monde à eux en dehors du grand monde2 ».

Cette comparaison avec la vie monastique est instructive à différents titres. D'une part, parce qu'elle mettait l'accent sur la marginalité à laquelle l'abstention condamne ceux qui s'y livrent, elle avait vocation à montrer que leurs efforts étaient voués à l'échec au même titre que les différentes tentatives visant à une « réalisation expérimentale [des] utopies sociales3 » que dénonçait déjà le Manifeste du parti communiste. De ce point de vue, il n'est pas surprenant que cette analogie ait à nouveau été mobilisée par Marx et Engels dans leur brochure de mars 1872 consacrée aux Prétendues scissions dans l'Internationale. Précisément parce que l'ambition de l'Alliance internationale de la démocratie socialiste dirigée par Bakounine était de constituer un embryon de la future société humaine en tournant le dos à l'action politique, elle était comparable à celle des « couvents du Moyen Âge » qui cherchaient à représenter « l'image de la vie céleste4 ». D'autre part, dans la mesure où la vie monastique alliait au projet cénobitique une indéniable dimension ascétique, ce rapprochement permettait de penser l'abstention politique à partir du modèle de l'abstinence. Cette perspective était déjà clairement présente dans la lettre d'Engels à Marx du 21 avril 1870, qui raillait dans l'attitude de Bakounine une « absolue sobriété [Teetotalabstinenz] en matière politique5 ». Refusant l'action politique comme d'autres refusaient de boire de l'alcool, l'abstentionnisme avait manifestement en commun avec la posture abstème d'entretenir un rapport religieux avec ce qu'elle rejetait. Mais c'est sans nul doute dans l'article de Marx sur « L'indifférence en matière politique », rédigé entre la fin de l'année 1872 et le début de l'année 1873, et publié dans l'Almanacco Repubblicano, que l'on trouve cette idée exprimée de la manière la plus nette. En effet, l'abstentionnisme y apparaissait comme un des avatars du discours de ces « pieux chrétiens » qui incitaient la classe ouvrière à « mépriser les biens de

1 MEW 32, p. 498 ; Cor. X, p. 383. 2 Cor. XI, p. 109.

3 MEW 4, p. 491 ; Karl MARX, Friedrich ENGELS, Manifeste du parti communiste, op.cit., p. 103. 4 PVCG 71-72, p. 336.

ce monde1 ». Dans ce contexte, l'analogie avec l'abstinence entendait surtout montrer que ceux qui la prêchaient condamnaient la classe ouvrière à subir passivement les attaques auxquelles elle était exposée et la privaient des armes qui lui auraient permis d'y résister. Refuser l'action politique revenait ainsi à « servir de chair à canon sans se plaindre2 ». On peut à cette occasion remarquer que le sens véritable de l'abstentionnisme ne se révèle que dans les effets concrets qu'il produit. Il semble alors possible de lui appliquer la remarque adjointe par Marx à sa critique de la théorie de l'abstinence dans le chapitre XXII du livre I du Capital lors de la parution de la deuxième édition allemande, à savoir que « toute action humaine peut être envisagée comme une "abstention" de son contraire3 ». Raillant ceux qui comme Nassau W. Senior préféraient remplacer le mot capital par celui d'abstinence, Marx rappelait alors aux économistes vulgaires, en s'appuyant sur la formule employée par Spinoza dans sa lettre à Jarig Jelles du 2 juin 1674, que « la détermination est une négation4 ». Ici, l'expression pouvait au fond être lue en sens inverse : nier l'action politique, c'était inévitablement se déterminer à maintenir la classe ouvrière sous le joug du capital.

Des ouvriers au Parlement

C'est d'abord la lutte contre l'abstentionnisme qui a motivé la rédaction de la résolution n°IX de la conférence de Londres de 1871, consacrée à l'action politique de la classe ouvrière et intégrée un an plus tard dans les statuts de l'AIT en tant qu'article 7a à l'occasion du congrès de La Haye. Il est toutefois intéressant de souligner que la discussion qui a accompagné son adoption, les 20 et 21 septembre, a également été l'occasion pour Marx de préciser sa position concernant la composante parlementaire de l'activité du parti de classe. Si les deux questions étaient liées, c'était avant tout parce que le contournement de la perspective de la prise du pouvoir d’État par les abstentionnistes favorisait de fait, par un effet de miroir, le développement d'une « opposition formaliste et bourgeoise5 » en lieu et place de celle que la classe ouvrière était appelée à constituer de façon autonome. Comme nous l'avions vu dans le chapitre précédent, le problème de la stratégie électorale du mouvement ouvrier avait déjà eu

1 MEGA² I/24, p. 106 ; Karl MARX, « De l'indifférence en matière politique » [1872-1873], in Karl MARX, Friedrich ENGELS, Le Parti de classe, t. III, Paris, Maspero, 1973, p. 43.

2 MEGA² I/24, p. 106 ; Karl MARX, « De l'indifférence en matière politique », op.cit., p. 44. 3 MEGA² II/6, p. 547 ; Karl MARX, Le Capital, Livre I, Paris, 2016 [1867-1890], p. 579.

4 Baruch SPINOZA, Œuvres, t. IV, Paris, Garnier Frères, 1966, p. 284 (trad. mod.). C'est très manifestement la relecture hégélienne de la phrase de Spinoza, consistant à accorder à cette dernière une « importance infinie », que Marx avait ici à l'esprit. Cf. Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Science de la Logique, Livre Premier – L'Être, Paris, Vrin, 2015 [1832], p. 153.

l'occasion de se poser dans la conjoncture révolutionnaire de 1848. Néanmoins, il y a lieu de penser que ce n'est véritablement qu'à partir de la fin des années 1860 que Marx en est venu à penser la représentation parlementaire du parti comme une modalité à part entière de l'action politique de ce dernier. La nécessité d'approfondir la réflexion sur cette question était sans nul doute liée à la nouveauté que constituait la présence durable de figures du mouvement ouvrier dans les assemblées, notamment en Allemagne. Dans ce contexte, il semblait tout à fait décisif de définir le rôle et les limites de l'action parlementaire de l'organisation de classe, en se plaçant pour ainsi dire à égale distance de la position abstentionniste, qui consistait à la refuser par principe, et de la position électoraliste, qui revenait à en faire l'alpha et l'oméga de l'activité politique du parti.

Face aux bakouninistes, l'enjeu était d'abord de démontrer que le Parlement constituait un terrain d'intervention non seulement légitime mais même tout à fait décisif pour le parti de classe. De ce point de vue, c'est probablement lors de la séance du 20 septembre 1871 de la conférence de Londres de l'AIT que Marx s'est exprimé le plus clairement sur le sujet, en affirmant qu'il n'était pas « d'une mince importance d'avoir des ouvriers dans les parlements1 ». Loin d'apparaître comme un renoncement à la stratégie révolutionnaire du parti, l'action menée dans la sphère parlementaire constituait à ses yeux une façon de mettre à profit un des moyens mis à sa disposition pour lutter contre les gouvernements en place. Afin d'étayer sa prise de position, Marx avait convoqué à cette occasion différents exemples permettant de mettre en évidence les fonctions spécifiques que pouvait revêtir l'activité parlementaire. Dans ce cadre, Marx ne s'interrogeait pas véritablement sur la possibilité de s'appuyer sur le processus électoral pour conquérir le pouvoir politique de manière directe, il entendait plutôt souligner les leviers sur lesquels pouvait jouer un parti d'opposition représenté au Parlement. Le premier d'entre eux concernait l'effet qu'était susceptible de produire le musellement de la parole d'un parlementaire du point de vue de la mobilisation des masses. Précisément parce que la répression de l'opposition ne pouvait que créer une indignation plus forte dès qu'elle touchait un élu du peuple, un parti avait tout intérêt à investir l'institution parlementaire pour renforcer sa propre légitimité. Sur ce point, la réflexion de Marx visait avant tout à pointer du doigt des caractéristiques générales propres au fonctionnement des régimes d'assemblées, tels qu'ils pouvaient exister sous différentes formes, dans l'Europe du XIXe siècle, afin que le prolétariat puisse en tirer toutes les leçons

nécessaires. Il est d'ailleurs tout à fait symptomatique que, répondant à César de Paepe qui lui objectait qu'en Belgique l'opposition parlementaire menée par Louis de Potter ou Adelson Castiau avait été rendue inaudible « par des cris ou des bruits de couteaux à papier1 », Marx ait cité l'exemple du député libéral français Jacques-Antoine Manuel, expulsé de la Chambre en 1823. Reprenant un épisode rendu célèbre par Victor Hugo dans Les Châtiments, qui y voyait un signe avant-coureur des Trois Glorieuses2, Marx entendait ainsi montrer qu'une pareille mise au pas, si elle était subie par un député ouvrier, serait également en mesure de donner « une très grande impulsion à la révolution3 ».

Le second levier sur lequel le parti ouvrier était susceptible de jouer renvoyait en quelque sorte à la situation inverse, dans laquelle les parlementaires d'opposition avaient la possibilité de s'exprimer et d'utiliser l'assemblée au sein de laquelle ils siègeaient comme une tribune. L'élément qui a retenu ici l'attention de Marx était avant tout l'effet de caisse de résonance que le cadre parlementaire produit sur la parole prononcée au nom de l'organisation. L'audience qu'il confère aux députés est telle que, comme le disait Marx, « c'est le monde entier qui les entend4 ». Afin de démontrer l'efficacité de cette tribune, c'était cette fois à l'action parlementaire des dirigeants sociaux-démocrates allemands August Bebel et Wilhelm Liebknecht que Marx allait se référer, en convoquant l'exemple tout à fait décisif de la guerre franco-allemande. En ne votant pas les crédits militaires, en condamnant l'annexion de l'Alsace-Moselle et en prenant fait et cause pour la Commune de Paris, Bebel et Liebknecht ne s'étaient pas contentés d'exprimer une position personnelle, mais avaient également permis de « dégager toute la responsabilité de la classe ouvrière en face de ce qui se passait5 ». L'appropriation collective de cette parole en constituait d'ailleurs, aux yeux de Marx, le meilleur témoignage : c'était bien parce qu'elles avaient été suivies de manifestations contre la guerre, organisées par le SDAP dans toute l'Allemagne jusqu'à Munich, « cette ville où l'on ne faisait de Révolutions que pour le prix de la bière6 », qu'il était permis de voir dans les interventions parlementaires de Bebel et Liebknecht un efficace outil de mobilisation.

1 MEGA² I/22, p. 698.

2 « Vicomte de Foucault, lorsque vous empoignâtes / L'éloquent Manuel de vos mains auvergnates, / Comme l'Océan bout quand tressaille l'Etna, / Le peuple tout entier s'émut et frissonna ; / On vit, sombre lueur, poindre mil-huit-cent-trente ; / L'antique royauté, fière et récalcitrante, / Chancela sur son trône, et dans ce noir moment / On sentit commencer ce vaste écroulement ». Cf. Victor HUGO, « Les Châtiments » [1853], IV, 11, in Œuvres poétiques, t. II, Paris, Gallimard, Pléiade, 1967, p. 109.

3 MEGA² I/22, p. 702. 4 MEGA² I/22, p. 699. 5 Ibid.

Cependant, les atouts incontestables qu'offrait la représentation parlementaire, et dont le parti ouvrier aurait eu tort de se priver, n'allaient pas sans un certain nombre de risques qu'il convenait d'identifier avec lucidité. Précisément parce que la parole des députés était susceptible d'engager l'ensemble de l'organisation, la vigilance s'imposait dès qu'il était question de briguer un mandat en son nom. L'analyse des différentes situations dans lesquelles il a été confronté à ce genre de velléités montre que Marx avait réfléchi aux moyens d'éviter que le parti ne dégénère en une simple machine électorale. On peut, pour s'en rendre compte, comparer le traitement qu'il a réservé à deux candidatures différentes, exigeant chacune d'elles une prise de position de la part de la direction de l'AIT, celle d'Edmond Beales à Marylebone lors des élections législatives de 1865 et celle de George Odger à Chelsea lors des élections législatives de 1868. Dans le cas de Beales, le président de la Ligue pour la réforme – une organisation qui militait activement pour le suffrage universel masculin et qui a joué un rôle non négligeable dans l'adoption du Reform Act de 1867 –, l'AIT avait affaire à une personnalité déjà candidate en son propre nom qui demandait à devenir membre du Conseil central. Marx, qui voyait en lui un homme « honnête et sincère1 », comme il le rappelait dans une lettre à Victor Le Lubez du 15 février 1865, et qui n'hésitait pas à reconnaître la qualité de son action en faveur de l'indépendance de la Pologne, s'est pourtant opposé à son entrée au Conseil central de l'AIT pour des raisons de principe. L'admission de Beales, démocrate bourgeois bien intentionné mais extérieur au mouvement ouvrier, n'aurait pas manqué de changer « le caractère entier de notre société2 », parce qu'elle aurait signifié aux yeux de tous une mise sous tutelle de l'organisation en lieu et place de son action politique autonome. On comprend donc qu'aux yeux de Marx, le parti ouvrier ne puisse pas être représenté au Parlement par des individus qui n'étaient pas issus de ses rangs3.

Le cas de la candidature d'Odger était pour ainsi dire symétriquement inverse, puisqu'il s'agissait non seulement d'un responsable trade-unioniste de premier plan, mais également d'un des membres fondateurs de l'AIT, qui avait même assumé la fonction de président du Conseil général jusqu'à ce que Marx propose4, en septembre 1867, de supprimer le poste pour

1 MEGA² III/13, p. 240 ; Cor. VIII, p. 57. 2 Ibid.

3 Ce qui, par ailleurs, n'interdisait aucunement au parti ouvrier de mener un travail politique commun avec eux. Dans sa lettre à Engels du 25 février 1865, Marx dira ainsi : « il est plus facile de nous épauler mutuellement, Beales et nous, si nous menons chacun notre barque ». Cf. MEGA² III/13, p. 277 ; Cor. VIII, p. 76.

4 Le procès-verbal de la séance du Conseil général du 24 septembre 1867 indique que la proposition a été soumise par John Hales (cf. MEGA² I/20, p. 514 ; PVCG 66-68, p. 134), mais Marx affirmera dans sa lettre à Engels du 4 octobre 1867 qu'elle émanait en réalité de lui (cf. MEGA² III/14 [digital] ; Cor. IX, p. 42).

le remplacer par une présidence tournante. Comme nous l'avions déjà indiqué plus haut dans ce chapitre, Marx portait un regard fort critique sur l'action d'Odger, dont il avait eu l'occasion