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L’EMERGENCE D’UNE IDENTITE PROFESSIONNELLE A TRAVERS LES DISCOURS

LA REFERENCE AUX GROUPES

Plusieurs thématiques se dégagent pour mettre en valeur la nécessaire référence au groupe pour les éducateurs spécialisés :

L’intégration dans un projet de groupe : les références à la psychosociologie des groupes (Courants de Kurt LEWIN notamment) sont nombreuses ; on lit ainsi les notions de « leaderchip », de « dynamique de groupe », de « gestion de groupe » etc. Dans un Institut de Rééducation, un éducateur écrit : « Chaque éducateur du groupe est responsable de 4 ou 5 enfants du groupe. A ce titre, il est répondant de tout ce qui les concerne et coordonne l’ensemble du projet construit pour et avec l’enfant et, dans ce cadre, rencontre avec sa famille d’accueil ou sa famille d’internat et participe à la synthèse trimestrielle le concernant. Le groupe est le lieu de la nourriture du quotidien (matérielle et affective) et, est aussi un point d’ancrage dans la réalité, dans l’espace et le temps. C’est autour de la satisfaction de ses besoins fondamentaux (se nourrir, se reposer, soigner son corps, jouer, avoir une idée satisfaisante de lui-même, être en projet, et avoir des perspectives, élargir son univers, avoir des relations satisfaisantes avec autrui, disposer d’un système de valeurs) que l’enfant va apprendre à réapprendre. » On lit ici que le groupe est certes un lieu d’expérimentation d’aspects qui pourtant relèveraient d’un besoin individuel à savoir « la nourriture du quotidien (matérielle et affective) » ou encore « un point d’ancrage dans l’espace et le temps » ainsi que « la satisfaction des besoins fondamentaux ». La référence à la pyramide de MASLOW est évidente à travers ces propos, seulement elle est appliquée à la question du groupe de rééducation. L’éducateur va même jusqu’à assimiler les notions de « projet » avec celles de « groupe », qui certes ne sont pas incompatibles l’une de l’autre mais ne sont surtout pas exclusives l’une de l’autre. Cet autre exemple cherche à résumer en quelques lignes ce que serait le travail de groupe :

« Capacité à gérer un groupe en collectivité :

o Repérer les interactions (attitudes, comportements …) o Repérer le rôle de chacun (leader …)

o Retransmettre à l’équipe des travailleur sociaux les observations faites o Evaluer l’urgence d’une demande ou d’une situation

o Demander de l’aide pour gérer des situations conflictuelles o Réguler les comportements, les attitudes. »

Le groupe de vie : Un « groupe » n’est pas seulement défini comme un ensemble d’individus qui forment un collectif, il rend compte avant tout d’une forme de prise en charge collective où règne une ambiance domestique particulière. Certains

informateurs parlent de « groupe de vie » voire « d’unité de vie ». Le petit collectif est privilégié dès lors qu’il « accueille les enfants pour les moments de vie quotidienne (lever, toilette, gestion du trousseau, adaptation de l’habillage, repas, soutien scolaire, jeux, loisirs, projets, perspectives). Il a ses locaux et son budget géré par ses propres encadrants pour la nourriture, l’entretien et les loisirs à l’intérieur ou l’extérieur de l’établissement. En lui offrant de nouvelles conditions de vie, l’internat veut aider l’enfant à sortir de ses comportements habituels et répétitifs, à accepter les règles de la vie sociale et à intégrer la loi. » L’internat doit inspirer la « sécurité », « la paix », le « (ré)confort », autant de thématiques largement abordées par les éducateurs. La référence au foyer comme havre de paix et de construction personnelle n’est pas sans faire écho à toute une tradition du métier d’éducateur où l’on continue de parler de « lieux de vie », de « maison d’enfants à caractère social », « de familles d’accueil », où l’on voit bien qu’il est recherché dans ces institutions charitables un lieu qui puisse rendre à l’enfant ce qu’il n’a pas trouvé dans sa famille naturelle.

Le groupe comme lieu d’expérimentation de la norme : Sans doute que chacun des informateurs ont en tête certaines images historiques de l’éducation spécialisée comme les colonies au début du siècle, les dortoirs collectifs qui pouvaient regrouper jusqu’à 50 enfants. De ces différentes expériences, les informateurs entretiennent l’idée que c’est dans la confrontation, dans la proximité avec l’autre que le respect des lois et des règles s’apprennent. Ainsi, on peut glaner dans le corpus des expressions comme : « dans le secteur éducatif les buts visés sont : Apprentissages fondamentaux du quotidien (règles de vie en groupe, hygiène …) Stabilité du comportement visant la socialisation, l’intégration (passage de l’agir à la parole …) » : les grandes thématiques des apprentissages dans et par le collectif sont résumées ici autour de trois mythes fondamentaux, si je puis dire, à savoir l’apprentissage des règles et de la norme, la socialisation et l’intégration. Je ne peux m’empêcher de faire référence à l’influence de la période pétainiste sur l’éducation spécialisée, où l’on attendait de cette fameuse spécialisation éducative une capacité à trier les usagers (l’on parlait de centres de triage), à proposer des lieux de vie extrêmement sévères qui puissent favoriser l’apprentissage de la norme et un retour à la normalité par l’endurance et la rigueur militaire. Un autre protocole de stage définit ainsi le rôle d’une institution spécialisée : « offrir un environnement structurant : accueillir l’expression temporaire ou symptôme en l’orientant vers un travail d’expérience ; permettre de faire l’expérience du rapport aux valeurs, aux règles, aux autres dans un cadre institutionnel qui situe les limites du possible et l’interdit ; offrir un espace à une personne en devenir qui se construit : pas de recherche par l’éducateur de la soumission de l’enfant, mais des propositions pour structurer les échanges, autoriser la découverte de sens, de se référer et de se construire ; offrir un cadre contenant et sécurisant.» Tout est réuni ici :

- l’obligation pour l’éducateur de promouvoir un lieu qui préserve la sécurité et la liberté des enfants

- la recherche d’un lieu qui soit prêt à être déstabilisé par la souffrance des enfants et l’expérimentation

- la référence aux règles et au cadre institutionnel

L’éducateur prend donc des risques pour faire du groupe un lieu d’apprentissages et d’expérimentations, mais dans les limites de la loi et de la préservation de la sécurité des usagers. Il se situe donc dans un ensemble de paradoxes où tout à la fois il refuse

l’aliénation de l’individu par le groupe, où il refuse le primat du sujet individualiste sur la société, où il refuse les méthodes directives d’apprentissage et où il refuse de laisser l’enfant évoluer seul sans cadre ni limites !! C’est dans cet ensemble de positionnements hétéroclites que les éducateurs s’aménagent une identité professionnelle faite de contrastes, d’injonctions paradoxales et de contradictions idéologiques. Je rappelle à cet effet la réflexion de S. CAILLEUX : « L’éducateur ne sait plus qui il est, il parle de son malaise à être, à exister professionnellement, il ne sait plus s’il doit collaborer ou exister. »261 Il y a certes un problème de

reconnaissance chez les éducateurs qui expliquerait les difficultés identitaires de l’éducateur262, mais il y a surtout une réelle difficulté à faire avec ses paradoxes, ses

contradictions, et ses positionnements idéologiques. Il s’agit à mon sens d’une construction identitaire qui s’aménage par défaut dans un système où l’éducateur est à la fois le produit de son histoire (notamment judéo-chrétienne), de ses influences (valeurs humanistes), des représentations diverses qui le composent comme le bienfaiteur, le militant voire parfois le complice déviant des actes délinquants de ses bénéficiaires, et des mandats politiques et administratifs qui le commandent où il lui est certes demandé d’aider et de protéger des personnes exclues mais aussi d’exercer une forme de contrôle social. F. MUEL-DREYFUS fait à ce sujet le constat que l’éducateur est « constamment marqué par la relation dialectique entre les innovations et la législation : la croisade menée par les fondateurs des patronages aboutit en fait à l’important code législatif en Juillet 1912 (Création des tribunaux pour enfants) et le détail de ces lois et ses règlements d’application à développer de nouveaux ensembles institutionnels. »263 Ainsi l’éducateur n’a jamais cessé d’œuvrer

à une meilleure considération et une meilleure intégration de l’enfance inadaptée, et tout en les favorisant a provoqué une institutionnalisation et une judiciarisation de la prise en charge. JP GAILLARD écrit plus précisément : « de fait, le métier d’éducateur spécialisé est indissociablement lié à la notion d’institution. De A à Z, l’exercice de la fonction est cadré par un univers institutionnel qui le définit étroitement et le surveille activement. »264