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LA RHETORIQUE DE LA FORMALISATION DE LA PRATIQUE PROFESSIONNELLE

1) Le choix des concepts :

Il importe rapidement de préciser ce que j’entends par « formalisation professionnelle ». De même il paraît nécessaire de préciser la pertinence d’une stylistique de la mise en mots de la pratique professionnelle. Plusieurs concepts s’imposent dans ce court éclaircissement, ceux d’activité professionnelle, de métier et de mise en mots de l’activité professionnelle, ce que je nomme formalisation de l’activité professionnelle.

¾ Travail, activité professionnelle et métier :

On rappelle souvent l’origine étymologique du mot « travail » à savoir tripalium (l’instrument de torture). Cette allusion étymologique a sans doute pour effets de mettre en relief la souffrance que provoque toute tâche de travail, ou encore la peine nécessaire à la réalisation d’une tâche et la production d’un objet.

Néanmoins, comme le rappelle Vatin le travail se définit avant tout par son caractère technique puisque avant d’être un instrument de torture, le tripalium latin représentait le trépied et le socle dont l’usage était réservé à la torture. Le déploiement d’une technicité en vue d’une activité particulière constitue donc la première définition du travail au sens professionnel du terme. Le travail écrit F. VATIN « c’est d’abord le moyen d’une production, la mise en œuvre d’une technicité ».208 L’idéologie économique a longtemps accompagné le travail des

notions de fatigue, d’énergie et de production, l’activité économique étant le produit d’une énergie humaine ou machiniste et s’organisant de façon à obtenir des effets maximaux pour une fatigue humaine donnée. En gros, le travail se définit dans cette perspective à la fois comme l’effort fourni, la technicité mise en œuvre, l’organisation de la tâche et le résultat de la combinaison de ces trois derniers en terme de rendements.

Si longtemps « travailler c’est […] produire, c’est-à-dire exister dans son œuvre pour soi, pour soi et pour les autres »209, le travail se distingue de plus en plus en plus du

travailleur, au sens où l’homme qui était facteur d’énergie et donc de production, s’est vu petit à petit remplacer par la machine. Ainsi, le travailleur se retrouve à une position de contrôleur ou de surveillance occupant ainsi une « fonction salariée font

208

VATIN (F), Le travail, sciences et société, Edition de l’Université de Bruxelles, 1999, page 13.

209

l’objet n’est pas l’exercice d’une activité déterminée mais la surveillance d’un processus autonome »210. Le travailleur disparaît au profit d’une « automatisation

quasi généralisée, c’est-à-dire à une exclusion complète du travail humain »211. La

recherche de flexibles renforce cette disparition de l’homme puisqu’il s’agit grâce à la production de gaz ou de produits chimiques de faire fonctionner les machines en économisant l’énergie humaine.

Ce très rapide historique de la notion de travail permet de comprendre que la réalisation d’un travail peut se faire en dehors de l’exercice d’un métier particulier. Un OS (Ouvrier Spécialisé) en dépit de sa nomination est attendu pour sa capacité à intervenir à tous les endroits de la chaîne, et non à une tâche spécifique à cette production nécessitant un savoir-faire propre. L’organisation taylorienne privilégie l’ouvrier soumis au capital a contrario du métier qui se distingue par son autonomie technique et économique. « Le taylorisme en procédant à un découpage parcellaire des tâches, se serait attaqué au système des métiers, c’est-à-dire à une forme d’organisation du travail, caractérisée par un découpage lâche des tâches entre des individus dotés d’une grande autonomie dans la préparation et l’exécution de leur travail »212. Bref, le métier préfigure à l’idée d’une spécificité d’un savoir-faire, d’une

autonomie professionnelle et technique qui prive l’accès d’un ouvrier généraliste à la tâche, et d’une compétence propre liée aux matériaux de travail. Cette spécificité se caractérise aussi par la nécessaire transmission de savoirs fortement marqués par une logique de l’apprentissage.

Au vu de mes lectures, j’aurais tendance à considérer l’activité professionnelle comme la réalisation, l’actualisation d’un travail déterminé sur le chantier lui-même. Je n’ai que trop insisté dans la première partie de cette thèse sur le décalage quasi permanent entre le travail prescrit et le travail réel, ce qui fait parler A. PERRIER du « travail comme énigme »213. L’activité pose toute la question de son évaluation et de

sa mesure : « Peut-on mesurer du travail sans le définir au plus juste, peut-on codifier des activités humaines sans les connaître dans leur épaisseur ? »214 Ce problème

inhérent à la codification renvoie à ce que je nomme la formalisation de l’activité professionnelle sachant qu’il s’agit d’une opération abstraite visant à rendre concret un travail dont la mise en œuvre et l’expérimentation sont toujours relativisés en fonction de ses conditions d’exercice et des modes de relation entre les opérateurs.

¾ La formalisation de l’activité professionnelle

Comme on vient de le constater, l’étude des activités professionnelles s’inscrit complètement dans la logique de la sociolinguistique c’est-à-dire l’acceptation sans limite de la variation comme composante du langage humain. « L’activité de travail n’est pas directement accessible comme objet de communication. Etant du domaine

210

VATIN (F), Le travail, sciences et société, Edition de l’Université de Bruxelles, 1999, page 117.

211

VATIN (F), Ibid, page 127.

212

VATIN (F), Ibid, page 158.

213

PERRIER (A), « De la valeur travail au travail des valeurs » in Reconnaissances du travail, pour une

approche ergonomique, sous la direction de Y. SCHWARTZ, PUF, Paris, 1997, page 105. 214

de l’expérience, qui n’est réelle que vécue, seule l’acceptation du dénuement permet, à qui prétend la découvrir de façon non mutilante, de se confronter à la singularité fondamentale des vies au travail. »215 Voilà une autre manière de dire toute

l’ambiguïté de la notion d’activité professionnelle qui mêle confusément travail, organisation du travail, relations interhumaines, paroles, collectivités et subjectivités. Il n’y a donc pas de récit ou de retranscription univoques d’une même activité professionnelle mais autant de mises en mots que de locuteurs.

Le travail entretient des rapports particuliers avec le langage en ce sens qu’il devient intelligible à partir du moment où il est formulé par du discours. Le langage permet au réel de la tâche de devenir existant, de prendre forme : à partir du moment où le travailleur a dit ce qu’il fait, du moins a tenté de transformer par du langage son activité professionnelle, son activité devient existante pour autrui, elle est alors soumise aux critiques éventuelles, à l’évaluation, elle s’institutionnalise. La formalisation permet au travail de se structurer, elle oblige à une rigueur intellectuelle, elle opère par transformation de la chose effectuée de manière automatique ou réfléchie en la production d’un système de codages sensés rendre compte de la réalité de la tâche. Le discours est donc indispensable au faire, de même que le faire pour pouvoir bénéficier d’une reconnaissance et d’une légitimité a nécessairement besoin de discours. Si l’on me demande le métier que je pratique, il paraît nécessaire d’accompagner le titre de ma fiche de poste d’une mise en mots qui puisse rendre significatif ce que le seul titre de la fonction ne révèle pas immédiatement. Par exemple, si je dis que je suis éducateur spécialisé pour des enfants délinquants, afin de ne pas être confondu avec un animateur jeunesse ou un bénévole, il me faudra préciser ce qui fonde la professionnalité de ce métier. Et les actes du quotidien que je pratique en direction des enfants délinquants (lever, coucher, nuit, repas etc.) n’auront de visibilité réelle qu’à partir du moment où ils auront été formalisés dans du discours. En effet, comme l’indiquent FAÏTA et DONATO, « l’activité se manifeste d’abord dans la mise en mots. […] Le langage, comme activité, est donc le tissu de l’activité, au sens où il peut seul autoriser le retravail et la stabilisation des rapports résolus dans l’accomplissement des tâches »216. Les auteurs nous disent que sans langage, sans mise en mots, le travail se

limiterait à une suite d’actes sans but ni réalité. La formalisation permet au contraire au travail de devenir sensé et intelligible, indépendamment des problèmes de l’aléatoire du signe inhérent à toute activité langagière.

Cette nécessaire formalisation de l’activité professionnelle n’enlève rien à la complexité de sa mise en mots. Même si le travail comme chose réelle et institutionnelle ne peut se passer de discours, ce dernier se trouvera toujours dans l’incapacité à tout dire du réel de l’activité, à tout signifier d’autant plus quand les actes professionnels sont exécutés de manière automatique et rapide. Ce qui importe, ce n’est pas tant la réalité et l’exhaustivité de l’activité professionnelle dans le

215

DURRAFOURG (J), « On ne connaît que les choses qu’on apprivoise » in Reconnaissances du travail, pour

une approche ergonomique, sous la direction de Y. SCHWARTZ, PUF, Paris, 1997, page 126. 216

FAÏTA (D), DONATO (J), « Langage, travail : entre compréhension et connaissance » in Reconnaissances du

discours, que la manière dont le professionnel se situe face à son travail et met en mot sa propre subjectivité. La détermination identitaire trouve tout son sens dans cet exercice de formalisation de l’activité professionnelle puisque « parler du travail c’est parler de celui qui travaille »217 plus que de l’activité elle-même.