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2.3 Observation in-vivo des dynamiques

2.3.2 Reconstuction phénoménologique des traces

La disponibilité à grande échelle de ces traces est également une condition né- cessaire à leur traitement statistique. L’idée tardienne de faire entrer le monde social

en statistiquesemble de plus en plus crédible grâce à ces données, mais aussi grâce

aux outils de traitement de ces données dont nous disposons. Il est utile à ce titre de revenir plus précisément sur les “conquêtes” auxquelles la statistique sociolo- gique, considérée comme “l’étude appliquée de l’imitation et de ses lois” pouvait prétendre selon Tarde.

Pour illustrer sa vision d’une statistique sociologique, Tarde (1890) compare la courbe des récidives criminelles ou correctionnelles avec les brusques relèvements du vol d’une hirondelle. L’originalité de la métaphore de Tarde réside dans le fait qu’il ne considère pas que les deux tracés (d’un côté, les courbes construites par un bureau de statistiques et, d’un autre côté, celles que le mouvement d’un oiseau dessine sur une rétine) reflètent deux représentations du monde de natures diffé- rentes. Pourtant, la première est classiquement “réputée symbolique” tandis que la seconde est usuellement jugée comme “une réalité inhérente à l’être même qu’elle exprime”. Tarde réfute cette distinction. Selon lui, les seules différences qu’entre- tiennent les “courbes graphiques des statisticiens” et les “images visuelles” se ré- sument essentiellement à la difficulté que l’on peut rencontrer lorsqu’il s’agit de tracer et d’interpréter les premières alors que les secondes seraient captées et in-

terprétées de façon continue7.

6. “There is then a considerable will to research and understand technologically mediated inter- actions [...] as an important conduit for contemporary social life”

7. “La différence la plus saisissable qui subsiste dès lors entre les courbes graphiques des statis- ticiens et les images visuelles, c’est que les premiers coûtent de la peine à l’homme qui les trace et même à celui qui les interprète, tandis que les secondes se font en nous et sans nul effort de notre

La comparaison de la statistique sociologique avec l’observation rétinienne d’un objet mouvant révèle bien ici l’ambition tardienne. Dans les deux cas, qu’il s’agisse du monde des “figures mobiles en mouvement”, ou de celui des “faits sociaux”, nous somme confrontés au même besoin de reconstruction phénoménologique des traces que la réalité nous permet d’observer. La reconstruction du vol d’une hi- rondelle est rendue possible et nous semble “naturelle” grâce et à cause de l’ex- trême perfectionnement de notre rétine et de notre système cognitif transformant un processus d’inscription photochimique en “l’illusion” d’un vol d’oiseau. En matière sociale, il faudra nous équiper d’un certain nombre de prothèses senso-

rielles8avant d’être à même de reconstruire les dynamiques sociales avec une pré-

cision telle que “de chaque fait social en train de s’accomplir, s’échappera pour ainsi dire automatiquement un chiffre”.

Or, on sait que la vision, ainsi que l’ensemble de nos sens, n’agissent pas comme de simples instruments de captation d’une réalité extérieure, mais comme des machines adaptatives sophistiquées. À partir de signaux relativement frustres de cette réalité, ces machines reconstruisent un certain nombre de structures re- marquables telles une texture, une forme, ou un corps un mouvement, qui rassem- blées composent la phénoménologie. Les faits sociaux appellent au même travail de reconstruction. À partir d’une captation de la réalité, aussi bruitée et limitée soit- elle, il s’agit non pas simplement de compter et d’énumérer mais de reconstruire la phénoménologie de ces faits en décrivant et en détectant leurs motifs caractéris- tiques, leurs régularités remarquables, les différentes formes, couleurs, et textures qu’ils revêtent également.

Latour and Woolgar (1986) décrivent le travail de recherche comme fondé sur les inscriptions produites par des instruments à même d’identifier et d’enregis- trer des traces laissées par des entités invisibles. Mais collecter ces traces n’est pas suffisant. Comme l’affirme Callon (2006), les chercheurs, de toutes disciplines, tra- vaillent à partir d’inscriptions produites par des instruments qu’ils doivent par la

suite traduire en énoncés9. Cette dernière opération de traduction n’est pas tou-

jours la plus aisée, et c’est celle que nous décrirons sous le terme de reconstruc- tion phénoménologique. Ce que nous recherchons à travers ces traces, ce sont l’en- semble des traits et motifs réguliers nous permettant de reconnaître dans ces traces la manifestation de tel ou tel processus social, aussi sûrement que les traces que l’évolution d’un oiseau dans le ciel laissent sur nos rétines nous permettent de les reconnaître comme le vol d’un oiseau.

part, et se laissent interpréter le plus facilement du monde ; c’est encore que les premières sont tra- cées longtemps après l’apparition des faits et la production des changements qu’elles traduisent de la manière la plus intermittente, la plus irrégulière aussi bien que la plus tardive, tandis que les secondes nous révèlent ce qui vient de se faire ou ce qui est même en train de se faire, et nous le révèlent toujours régulièrement, sans interruption”(Tarde, 1890), p101.

8. Tarde (1890) compare d’ailleurs ses “bureaux de statistiques” à l’œil ou à l’oreille.

9. “Researchers, irrespective of their discpline, work on inscriptions produced by instruments, which they have to decipher and put into statements.”

Internet nous promet un accès de plus en plus facilité et détaillé aux traces de l’activité sociale telles qu’elle se déploie dans les communautés virtuelles et ailleurs, néanmoins, le prochain défi pourrait consister à être capable à recons- truire, à grande échelle, et de façon satisfaisante, la phénoménologie des faits so- ciaux cachés derrière ces traces.