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4.4 Echelle mésoscopique : la notion de champ épistémique

4.4.1 Définitions

L’opération de cartographie nécessite souvent, eu égard au grand nombre d’en- tités à représenter, une première étape de réduction du réseau lexical à travers des méthodes de catégorisation qui réunissent au sein de clusters des ensembles de termes densément interconnectés. Mais cette opération n’est pas uniquement guidée par des besoins techniques, elle vise également à identifier des domaines

de spécialité(“research specialities”) pour reprendre le terme employé par Chubin

(1976). Morris and der Veer Martens (2008) définissent de la façon suivante ces assemblages hybrides de textes et de chercheurs :

“the research specialty is the largest homogenous unit in the self- organizing systems of science, in that each specialty tends to have its

own set of problems, a cohesive core of researchers, shared knowledge,

vocabulary, and archival literature.”12

Cette définition peut être directement rapprochée de la (ou de l’une des) défi- nition(s) que Kuhn (1970b) donne d’un paradigme :

“a paradigm is what the members of a scientific community share, and, conversely, a scientific community consists of men who share a paradigm

Même si l’essentiel des études sur ces “ spécialités de recherche” s’est concentrée en sociologie des sciences sur la structure sociale qui les anime (espaces de com- munication, système d’évaluation, processus d’accumulation de ressources et de capital, diffusion de connaissances au sein de collèges invisible (Crane, 1972) etc.), ces champs sont également déterminés et peuvent être détectés grâce aux proprié- tés cognitives qui les structurent (Chubin, 1976; Chen et al., 2002). Dans notre ana- lyse nous nous concentrerons sur la seule dimension cognitive de la production scientifique tracée à travers le recueil des publications. Cela ne signifie pas que les structures que nous cherchons à mettre en évidence sont des constructions exclu- sivement cognitives, mais que nous en cherchons des traces dans le seul réseau

lexical Gs.

La notion de “spécialité de recherche” a été largement discutée dans la litté- rature. Knorr-Cetina (1982), notamment, critique sévèrement le concept “quasi- économique” et fonctionnaliste de spécialité scientifique comme unité d’étude per- tinente pour comprendre l’organisation technique et sociale de la science. Elle lui dénie toute forme opératoire vis-à-vis de l’activité scientifique dans les laboratoires ou même vis-à-vis des représentations mentales des chercheurs. Elle lui oppose la notion d’arènes de recherche trans-épistémiques qui mêlent problématiques tech- niques et non-techniques, spécialisées et non-spécialisées. La critique avancée vise plutôt à dénoncer le caractère fermé et la croyance en une dynamique endogène des processus de production de connaissance au sein de ces espaces :

“The point here is that if we cannot assume that the ’cognitive’ or ’technical’ selections of scientific work are exclusively determined by a scientist’s specialty membership groups, it makes no sense to search for a ’specialty community’ as the relevant setting for knowledge pro- duction.”

L’approche “micro”, suivant l’activité quotidienne du chercheur développée par Knorr-Cetina (1982) montre bien la multiplicité des “transactions” négociées entre spécialistes et non-spécialistes dans le processus d’élaboration de la connaissance. 12. “la spécialité de recherche est la plus grande unité homogène dans le système auto-organisé que forme la science, au sens où chaque spécialité de recherche tend à avoir ses propres probléma- tiques, un cœur cohesif de chercheurs, une connaissance partagée, un vocabulaire spécifique, et un ensemble de références communes.”

Néanmoins ces éléments d’analyse n’interdisent pas, selon nous, l’existence de “champs épistémiques” qui malgré l’hétérogénéité intrinsèque de leur consti- tuants (qu’on parle ici d’éléments purement cognitifs de tout ordre (des outils de recherche comme un programme informatique, à un animal modèle en passant par des artefacts argumentatifs mobilisés dans un article), ou d’intervenants hu- mains (du chercheur au manager de la science en passant par le technicien)) ne forment pas moins des ensembles cohérents et signifiants pour l’ensemble des ac- teurs engagés. Il ne s’agit certes pas d’assigner à un ensemble de scientifiques et de concepts une spécialité et d’en fermer la porte à double tour, mais de repérer des structures émergentes signalant à un moment donné “la cristallisation” (comme l’appelle Chubin) d’une singularité remarquable au sein du réseau d’interaction complexe mettant en jeu un ensemble d’acteurs et d’artefacts cognitifs. Ces struc- tures ne sont pas des constructions sociales fantasmées, leurs formes institution- nelles dont on ne peut nier le caractère performatif en témoignent (conférences, organisation par départements des organismes de recherche, organisation théma- tique des appels à projet, etc.). Elles ne sont pas non plus des structures “en vase clos”, l’activité d’un chercheur n’est pas nécessairement restreinte aux limites d’un seul champ. La circulation des personnes et des concepts est sans doute fonda- mentale à la viabilité d’un champ et la caractérisation des champs épistémiques est indissociable de l’identification des ponts qui les relient. La notion de multipli- cité des appartenances est ici fondamentale. Et cette multiplicité se joue à nouveau aussi bien du point de vue des acteurs qui animent ces communautés que des concepts qui y circulent.

C’est pourquoi un champ épistémique ne saurait être défini de façon univoque comme la monade au sein de laquelle un certain type de connaissance est pro- duite par un certain nombre de personnes bien identifiées, mais comme un lieu temporaire (mais suffisamment pérenne pour être observable) de cristallisation de certaines questions et de certains enjeux travaillés par un certain nombre d’indivi- dus potentiellement engagés en parallèle dans d’autres activités.