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2.2 Articuler les niveaux micro et macro

2.2.2 Individus et réseaux

La prise en compte de l’histoire relationnelle d’un acteur au moment de la créa- tion de nouvelles interactions est également un moyen de donner une certaine “épaisseur biographique” aux entités. Ainsi, les agents ne recréent pas ex-nihilo leur identité à chaque nouvelle interaction comme sils se retrouvaient plongés dans une scène goffmanienne durant laquelle leur identité était éternellement redéfinie. La dimension temporelle assure une forme de continuité biographique en offrant un contexte et une antériorité au delà du lieu et du moment précis de l’interaction

dans laquelle les acteurs s’engagent2. Lahire (1998) cite Montaigne pour illustrer

la pluralité de l’identité humaine construite à travers ses expériences : “Voilà pourquoi, pour juger d’un homme, il faut suivre longuement et curieusement sa trace.” (Montaigne, Essais, Livre second), extrait de (Lahire, 1998), p. 348

Notre objectif est de rester fidèle à cet impératif de suivi longitudinal des actions individuelles. Que celles-ci traduisent un comportement changeant ou une ex- trême stabilité, nous souhaitons bien reconstruire la phénoménologie de toute la diversité des dynamiques individuelles.

Un des principaux attraits de la modélisation sous forme de réseaux est de proposer un cadre d’analyse qui ne place pas a priori l’individu ou ses attributs au centre du dispositif. L’analyse de réseaux sociaux prend comme objet d’étude les relations inter-individuelles. Mais l’attention qu’elle porte à l’interaction sociale ne saurait être réduite à une théorie ou même une approche purement interaction- niste. L’interaction ou la relation inter-individuelle se trouve toujours plongée dans un contexte plus large, un tissu relationnel. On peut donc dire que la modélisa- tion sous forme de réseau décrit les interactions locales des agents les uns avec les autres tout en intégrant un contexte, méso- ou macroscopique incluant une partie ou l’ensemble des agents et de leurs interactions.

Pour reprendre les termes de Granovetter (1985) l’approche “réseau” propose une alternative aux “conceptions sur-socialisées ou sous-socialisées de l’action hu-

maine en sociologie ou en économie”3. Dans ce texte, “l’homo-economicus des

économistes” et l’“individu sur-socialisée des sociologues” sont renvoyés dos à dos au motif qu’ils se fondent sur le postulat d’un acteur atomisé, dont les com- portements ne sauraient être influencés qu’à la marge par le “contexte social local”. La notion “d’embededness” permet de remplacer les approches classiques d’ex- plication des comportements humains soit par un “calcul” strictement utilitaire de 2. S’appuyer sur ces interactions antérieures est d’autant plus aisé, dans le cas qui nous occupe ici, que les inscriptions textuelles accessibles offrent des éléments de contexte très riches sur “l’his- toire” des individus. L’individu est ainsi, de facto, mis en position de se constituer en sujet réflexif.

l’acteur en fonction de ses intérêts personnels définis de manière restrictive, soit par la subordination d’un acteur à un ensemble de normes sociales intériorisées. Une fois les comportements individuels plongés (“enlitement”) dans un système empirique de relations sociales, les effets de “traductions” locales, propres à un environnement donné, apparaissent comme les motifs premiers de détermination des comportements des individus.

Cette vision de l’individu comme saisi entre un contexte local et un horizon plus large entretient certaines similitudes avec la notion d’individuation, défendue par Simondon. Dans Simondon (1989), l’individu est par essence en “devenir”. L’individu, d’être pré-individuel devient donc un individu de groupe à travers une double individuation : psychique puis collective. Ce dernier écrit

‘Il n’est donc pas juste de parler de l’influence du groupe sur l’in- divividu ; en fait, le groupe n’est pas fait d’individus réunis en groupe par certains liens, mais d’individus groupés, d’individus de groupe. Les individus sont individus de groupe comme le groupe est groupe d’in- dividus. [...] On ne peut pas dire que le groupe exerce une influence sur les individus, car cette action est contemporaine de la vie des individus et n’est pas indépendante de la vie des individus” Simondon (1989)

L’individuation de groupe, tout comme l’individuation psychique ne muselle pas l’autonomie de l’agent qui reste dans un état métastable empli de potentiali- tés. Aussi bien que le groupe advient grâce aux individus, les individus sont eux- mêmes transformés par la structure qu’ils ont produite. C’est un phénomène simi- laire que Gilbert (2003) analyse sur une configuration minimale : deux individus adaptant le rythme de leur pas pour “marcher ensemble”.

La sociologie des organisations épouse cette même attention à la dualité entre l’acteur et le système (Friedberg, 1997). L’ordre est sans cesse construit et recons- truit dans le champ des interactions sociales. À nouveau, l’affirmation de l’exis- tence d’un système dans lequel les acteurs développent leur stratégie n’est pas contradictoire avec leur autonomie. Au contraire, “Système et acteur sont co- constitutifs, ils se structurent et restructurent mutuellement”. Les acteurs parti- cipent donc activement à la régulation du système, ce qui chez Friedberg garantit également une certaine hétérogénéité des ordres locaux :

“Ici les acteurs n’existent ni dans un vaccum social, ni dans un champ social homogène et unifié, mais bien dans un système social fractionné par l’enchevêtrement désordonné d’une multiplicité de ré- gulations locales hétérogènes - leurs actions et leur rationnalité ne peuvent être analysées que replacées dans ce jeu global.” Friedberg (1997)

De façon similaire, Giddens (1981) refuse d’identifier le concept de structure avec celui de grille ou de contrainte. Selon lui, cette définition nous condamnerait

au dualisme entre théories institutionnelles et théories de l’action (ou plus pré- cisément de “l’agency”). Plutôt que de définir les systèmes sociaux comme des structures, Giddens renverse l’assertion : ce sont “les systèmes sociaux qui ont des propriétés structurelles”. Au dualisme entre action et institution, il oppose la dualité du concept de structure :

“[...] the structure is both the medium and outcome of the social practices it recursively organizes.”

Structure et actions locales se retrouvent alors entremêlées, simultanément cau- santes et causées, la notion de récursivité nous invitant à examiner les dynamiques sociales locales de reproduction ou de transformation des structures.

Les réseaux apparaissent donc comme une façon pertinente de modéliser les systèmes sociaux en rendant compte dans un même cadre des actions locales et des structures sociales de plus haut niveau dans lesquelles elles se déploient, pourvu que cette modélisation permette simultanément : (i) de suivre fidèlement les ac- tions individuelles, et plus précisément les dynamiques de mise en relation (ii) de décrire les ordres locaux émergents des dynamiques individuelles. L’importance de la place des processus dynamiques (qu’ils rendent compte des comportements individuels ou de la dynamique des structures de haut-niveau) appelle à l’intégra- tion d’une dimension temporelle à notre formalisme.