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6. APPLICATION DU CADRE D’ANALYSE À L’ARRÊT BOU MALHAB

6.4 LA RECONSTRUCTION DU JUGEMENT

La reconstruction offre la possibilité d’analyser les questions en considérant le construit social qu’est la race, de la racialisation et du racisme sous toutes ses formes. À la lecture des jugements majoritaires, force nous est de constater que la perspective des personnes racialisées et les effets de la racialisation et du racisme tant inconscients que systémiques ont été écartés afin d’objectiver la situation. Cette position exclut leur expérience en les contraignant ainsi au silence485 et son effet ultime est de discréditer le système judiciaire à leurs yeux.

Quand le construit social qu’est la race est présent, devant une situation juridique ambiguë, on ne peut mettre de l’avant des arguments qui en font abstraction. Avancer des motifs qui l’ignorent constitue une composante du racisme inconscient. Le décideur peut ainsi prétendre qu’il n’y a pas de discrimination puisqu’il y a plus d’un motif pour la décision486. Si la majorité avait tenu compte de ce construit social, elle aurait pu conclure que les propos de M. Arthur étaient racistes et diffamatoires.

Reprenons les principaux arguments de la majorité. La majorité semble donner une portée absolue à la liberté d’expression. Or, les droits fondamentaux doivent être interprétés les uns en fonction des autres. Ainsi, la Déclaration de Vienne de 1993 stipule que « Tous les droits de l'homme sont universels, indissociables, interdépendants et intimement liés. La communauté internationale doit traiter des droits de l'homme globalement, de manière équitable et équilibrée, sur un pied d'égalité et en leur accordant la même importance487 ».

485 Françoise Vergès, « Ces héritages inattendus que nous ont légués les esclaves » dans Manifeste pour l’égalité, Paris, Édition autrement, 2012 à la p112. « Ceci n’est pas sans rappeler que sous le régime de l’esclavage, le témoignage de l’esclave n’avait aucune valeur, mais aussi que « ses expressions culturelles, ses croyances et sa langue sont méprisées, son corps est réduit à la force physique, ses sentiments et ses émotions sont ignorés».

486 Adjoa Artis Aiyettoro, “Can We Talk? How triggers for unconscious racism strengthen the

importance of dialogue” 22 Nat’l Black LJ 2009.

487 Conférence mondiale des Nations Unies sur les droits de l’Homme, 1993. Texte de la Déclaration

Tenant notamment compte de l’interprétation suggérée par le juge Lebel,488 cette liberté peut être restreinte.

La prise en compte de la liberté d’expression en considérant les droits fondamentaux permettrait de conclure que dans une société libre et démocratique la liberté d’expression ne peut être évaluée sans tenir compte du contexte élargi et des circonstances entourant les évènements. La question d’intérêt public n’est nullement au cœur des propos de M. Arthur, il s’agit d’une charge contre des membres défavorisés de la société qui se trouvent en marge de celle-ci, notamment à la suite de la non-reconnaissance de compétences comme le soulignait la majorité de la Cour suprême.

Notre engagement envers la liberté d’expression ne devrait pas nous aveugler quant aux conséquences de celle-ci lorsqu’il existe une tension mettant en cause le droit à l’égalité489. Il est fondamental de préserver l’équilibre précaire entre le droit à l’égalité et la liberté d’expression, équilibre essentiel dans une société démocratique et multiculturelle. Cette position a des points communs avec celle qui a été adoptée par la juge Abella490 lorsqu’elle rappelle que la diffamation est une exception à la liberté d'expression. Position également adoptée par le juge Beauregard491.

Une analyse contextuelle, qui tiendrait compte des effets de propos racistes permettrait aux tribunaux, comme l’ont fait les juges dissidents et la majorité de la Cour d’appel dans la décision autorisant le recours, de concevoir que ce type de propos ne peuvent être couverts par la liberté d’expression. Ces propos ne visent ni à faire valoir la vérité dans les affaires publiques, scientifiques ou artistiques, ni à assurer la protection de l’autonomie et de l’enrichissement personnel et encore moins à favoriser la protection du public ou du processus démocratique.

488 Lebel, supra note 347.

489 Maitra et McGowan, supra note 365 à la p 371.

490 Bou Malhab, « Cour suprême », supra note 11 au par 100. 491 Bou Malhab, « Cour d’appel », supra note 10 au par 117.

Les discours racistes font beaucoup plus que de transmettre des idées, ils structurent le discours social, les relations sociales et discréditent des membres racialisés de la société, rendant impossible l’atteinte de l’égalité. Comme l’affirmait la professeure Catherine Mackinnon :

[g]roup defamation in this sense is not a mere expression of opinion but a practice of discrimination in verbal form, a link in systemic discrimination that keeps target groups in subordinated positions through the promotion of terror, intolerance, degradation, segregation, exclusion, vilification, violence and genocide. [a]n equality approach to such speech would observe that to be liquidated because of the group you belong to is the ultimate inequality492.

L’analyse contextuelle devrait considérer les impératifs d’une société multiculturelle quant au droit à légalité et à la liberté d’expression493. Ce que seule la juge Abella a considéré :

La force d’un Canada multiracial, multiculturel et multiconfessionnel découle de sa capacité constante à véhiculer des valeurs fondamentales qui transcendent les différences et ont un effet unificateur. Cela veut dire qu’il faut parfois tolérer la douloureuse volée de pierres et de flèches de l’incompréhension. Et cela veut dire qu’il faut parfois imposer une limite lorsque tolérer l’incompréhension ébranlerait le fondement même de nos valeurs fondamentales494.

L’objectif visant l’atteinte du droit à l’égalité pour tous dans une société où le multiculturalisme est une valeur importante peut justifier une interprétation qui restreint la liberté d’expression dans le but de maintenir la cohésion sociale, impératif urgent et réel dans une telle société. Cette approche permet de considérer les effets de la racialisation et des diverses formes de racisme ainsi que de reconnaître le vécu des victimes. Car, “We must

492 MacKinnon, supra note 475 à la p. 99.

493 La Cour suprême a affirmé qu’on doit de façon impérative préserver un équilibre entre les droits et

libertés fondamentaux. S’il y a conflit entre un droit et une liberté ou entre deux droits fondamentaux, les tribunaux devront tenter de les réconcilier Renvoi relatif au mariage entre

personnes de même sexe, [2004] 3 RCS 698 par 50.

be certain that the individuals who pay the price are fairly represented in our deliberation and that they are heard495”.

Ainsi, confrontée à des propos racistes, la Cour doit s’interroger. Ces propos visent-ils la promotion de la vérité, soit la participation politique ou sociale et finalement l'accomplissement de soi? Si les propos ne visent qu’à alimenter le discours raciste, cancer social496, qui engendre des maux qui ne peuvent être au cœur de la liberté d’expression, la protection devrait être faible, voire même inexistante, le préjudice social est trop important. Considérant que le racisme cause un tel préjudice si on examine ces multiples effets sociaux, politiques, économiques ainsi que ceux qui concernent la santé publique497, l’interprétation de la Cour devrait promouvoir le droit à l’égalité au lieu de promouvoir la liberté d’expression.

Quant à la norme du citoyen ordinaire, elle devrait permettre à celui-ci de prendre acte du fait qu’il vit dans une société où le racisme n’est pas encore éradiqué. Il pourrait tenir compte d’un contexte plus large afin de saisir la racialisation et le racisme.

Lorsqu’une question mettant en cause le droit à l’égalité est soulevée lors de diffamation, deux options pourraient être analysées : l’une devrait tenir compte de la compréhension et la prise en compte du racisme ou de toute forme de discrimination par le citoyen ordinaire, ce qui est en soi un exercice probablement trop complexe pour un tel citoyen; l’autre devrait considérer que le critère du citoyen ordinaire est un critère subjectif - objectif498 tel qu’il a été élaboré par la Cour suprême dans les affaires soulevant une

495 Charles R. Lawrence, III , “The Debates Over Placing Limits on Racist Speech Must Not Ignore

the Damage It Does to Its Victims” 1989 The Chronicle of Higher Education à la p 3. En ligne : <http://michaelbryson.net/teaching/csun/lawrence.pdf>.

496 UNESCO, « Le racisme, cancer social de notre temps » Le courrier, vol 13, Octobre 1960 p 4. 497 Voir Canada (Procureur général) c JTI-Macdonald Corp., [2007] 2 RCS 610 par.37, 38 et 69. Un

parallèle peut être fait avec la santé publique puisque le racisme est considéré comme une question qui touche également à la santé publique. (sur la racisme et la santé publique voir Hyman, supra note 419 à la p 6), élément qui fut considéré par la Cour suprême comme assez important pour limiter la liberté d’expression.

498 Lors de l’audition, la Cour suprême s’est montrée réticente à accueillir un argument fondé sur un

distinction discriminatoire, en y faisant les adaptions nécessaires. En effet, la juge L’Heureux- Dubé dans l’arrêt Egan s’exprimait en ces termes au sujet de cette norme :

[u]ne norme subjective-objective, c’est-à-dire du point de vue de la personne raisonnable, objective et bien informée des circonstances, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable au groupe auquel appartient la personne qui invoque le droit499.

Dans l’arrêt Law, la Cour a statué qu’en matière d’égalité, l’analyse est à la fois subjective et objective :

[s]ubjectif dans la mesure où le droit à l’égalité de traitement est un droit individuel, invoqué par un demandeur particulier ayant des caractéristiques et une situation propres; et objectif dans la mesure où on peut déterminer s’il y a eu atteinte aux droits à l’égalité du demandeur simplement en examinant le contexte global des dispositions en question et le traitement passé et actuel accordé par la société au demandeur et aux autres personnes ou groupes partageant des caractéristiques ou une situation semblable500.

Cette norme devrait ainsi tenir compte du « fondement rationnel de l’expérience de discrimination en ce sens qu’une personne raisonnable vivant une situation semblable partagerait cette expérience 501», aspect subjectif de l’analyse et tenant compte du vécu de la personne racialisée. Quant au test objectif, le citoyen ordinaire devrait prendre acte d’un contexte plus large entourant les propos diffamatoires et discriminatoires ainsi que prendre en compte l’effet de tels propos tant sur la personne racialisée que sur le tissu social.

Puisque les propos visaient individuellement les membres d’un groupe, l’appartenance à un groupe ne peut nier le fait que « dans une société démocratique un nombre significatif d’individus affirment publiquement qu’ils se sentent humiliés ou stigmatisés par un discours public502. »

499 Egan, supra note 369 au par 56.

500 Law c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 RCS 497 au par 59. 501 Lavoie c Canada, [2002] 1 RCS 769 par 46.

La présomption selon laquelle l’extravagance des propos (telle que l’ont qualifié les membres de la majorité) ne tient nullement compte des dynamiques propres à la racialisation, au racisme et à leurs conséquences. Lorsqu’il s’agit de dévoiler le racisme et ses conséquences, les victimes ont une expertise. Lorsqu’elles font entendre leurs voix, la Cour devrait accorder une considération importante à leur témoignage puisque ce sont elles qui sont les expertes.

Les études démontrent que le racisme a des effets sur la santé physique et psychologique ainsi que sur l’expectative de vie de ses victimes. On peut donc en arriver à la conclusion que les dommages subis par les chauffeurs sont individuels503. Bref, les membres du groupe atteints par des propos racistes sont individuellement stigmatisés et le droit devrait le reconnaître, comme il l’avait fait dans l’affaire Ortenberg.

Tout comme le suggéraient la juge Rayle et les juges dissidents de la Cour d’appel et de la Cour suprême, il existe une façon de concevoir le groupe afin de saisir le préjudice individuel subi par ses membres. Cette approche nous permet d’éviter de tomber dans le piège de la taille du groupe et de conceptualiser l’interaction entre le préjudice et les personnes visées en considérant le contexte plus large dans lequel le préjudice survient. Ces juges ont démontré que les chauffeurs étaient identifiables.

Ainsi, la cristallisation du groupe faite par la majorité est peu convaincante. Une démonstration a été faite tant du préjudice économique que de celui sur la santé physique et psychologique sans compter le préjudice sociétal. La notion de préjudice sociétal est particulièrement importante dans une société multiculturelle dans laquelle on doit tenir compte des droits des minorités afin de préserver la cohésion sociale. On ne peut négliger les effets du discours, qui peut sembler grossier pour certains; mais, lorsqu’on le démembre, il met au jour ses retombées sociétales.

Le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale reconnaît que les États doivent prendre « [d]es mesures pour empêcher toute diffusion d’idées prônant la supériorité ou l’infériorité d’une race […] ou la discrimination à l’égard des personnes d’ascendance

africaine. »504 Ainsi, on pourrait prétendre que l’action en diffamation pourrait être

entreprise pour sanctionner la diffusion de propos racistes. La notion de groupe ne peut faire obstacle à un dédommagement lorsqu’une faute a été commise alors qu’un préjudice individuel existe.

En sanctionnant de tels discours par une action en diffamation, on favorise un exercice équitable de la liberté d’expression en donnant l’occasion à des personnes racialisées, dont l’expression a été limitée par ce discours, de prendre la place qui leur revient dans la société et ainsi de pouvoir être entendues puisqu’elles ne sont plus infériorisées505.