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De la démarche générale à la description des sites

4.1. Reconstituer l’histoire des chernozems : quelle démarche ?

En résumant, notre thématique consiste à reconstituer les conditions environnementales de la formation des chernozems. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 2 (§ 2.4), l’histoire environnementale des chernozems a été reconstituée jusqu’à présent à l’aide de méthodes variées. Des approches palynologiques, malacologiques, anthracologiques, phytolithaires et de biomarqueurs moléculaires ont été appliquées. Pourtant, ces méthodes ne sont pas toutes adaptées à l’étude des conditions environnementales de la pédogénèse. Tout d’abord, certaines ne sont pas adaptées à l’échelle spatiale du questionnement. Ainsi, la palynologie donne une image d’une végétation locale ou régionale, pas forcément celle des formations végétales présentes sur les chernozems. En second lieu, d’autres n’y répondent pas par leur temporalité : la malacologie donne une image ultime du sol lors de son enfouissement, et pas forcément pendant les siècles ou millénaires pendant lesquels il a été fonctionnel. Les phytolithes ont une persistance variable dans le sol, et les Poacées y sont largement sur-représentées. En définitive, il apparaît nous constatons que ce sont les archives pédologiques, et plus particulièrement la matière organique, qui devrait donner la meilleure image de la formation et du fonctionnement des chernozems. Les matières organiques sont d’origine locale. Très hétérochrones, notamment en fonction de la profondeur (voir § 1.2), elles couvrent une bonne partie de la durée de fonctionnement du sol.

Sans négliger d’autres approches (pédoanthracologie, micromorphologie), nous avons privilégié dans notre travail l’analyse de la matière organique du sol par la spectroscopie proche infrarouge qualitative – SPIRqual. La SPIR est une mesure de l’absorbance d’un matériau dans la bande spectrale 1100-2500nm. Le signal spectral acquis peut être considéré comme « l’empreinte digitale » de la matière organique (Palmborg et Nordgren, 1996). La SPIRqual est un outil efficace, capable de distinguer l'origine des matières organiques du sol selon le type de végétation (Ertlen, 2009 ; Ertlen et al., 2010). Certaines fractions organiques du sol sont capables de résider dans les chernozems pendant des milliers d'années (voir paragraphe 1.2). La SPIR représente donc une nouvelle piste pour la

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reconstruction des paléo-environnements grâce des archives pédologiques. Outre la reconstruction des paléovégétations, elle doit permettre, également, d’identifier des changements de végétation majeurs. C’est un outil qui semble bien adapté au questionnement des rapports entre la formation des chernozems et le/les types de végétation qui y sont associés.

Sans entrer dans les détails (voir chap. 5), le principe de la SPIRqual consiste à comparer le signal spectral d’échantillons de sol dont la MO a une signature végétale, écosystémique, connue, avec le signal d’un échantillon inconnu. Pour ceci, il faut d’abord construire une base de référence : la librairie spectrale des chernozems. Cette librairie spectrale est constituée d’échantillons d’horizons de surface de sols. En effet, il n’y a guère que sur les horizons de surface que l’on puisse associer avec certitude la matière organique à la végétation qui les a produites (cf. infra). Ces références permettent une confrontation directe avec la population des échantillons de profils complets de sols et paléosol inconnus. La construction de la librairie spectrale des chernozems consiste donc à sélectionner puis prélever des horizons de surface de sols dont nous connaissons bien le type de végétation et sa stabilité. Nous avons choisi de préférence les chernozems, mais nous avons inclus dans la librairie quelques autres sols formés sur lœss, soit parce qu’ils présentaient une végétation de steppe comparable à celle des chernozems, soit parce que les références de chernozems sous forêt sont rares et que le choix de quelques stations forestières sur sol loessique constituait le moins mauvais palliatif, en supprimant le biais éventuel lié au type de matériau parental. Les critères de choix des stations de référence reposaient sur l’existence avérée, localement, d’une végétation donnée, forestière ou prairiale, sur une durée d’au moins 150 ans. Par le terme de « prairie », nous désignons des formations herbacées, sans ligneux (ou alors très minoritaires), quelle que soit leur origine, naturelle ou anthropique.

Il convient d’expliquer rapidement les raisons de ce choix d’une durée minimale de 150 ans de persistance d’un écosystème pour qu’il serve de référence. Dans les horizons de surface des sols, le temps moyen de résidence (TMR) des matières organiques (MOS) est faible, de l’ordre de 50 ans, voire inférieure à cette durée (Bird et al. 2002 ; Chen et al., 2013 ; Balesdent, 1982). On peut mesurer le renouvellement de la MOS selon différents modèles. Si l’on prend le modèle simple de Jenkinson et al. (1990), le renouvellement de la matière organique s’exprime selon la formule suivante :

Qt = Q0.e –(t/TMR)

Q0 est la quantité totale de carbone au départ

Qt est la quantité restante du carbone initial au temps t, ce qui permet d’estimer le taux de renouvellement.

Ainsi, lorsque t = TMR, on note que 63 % du carbone a été remplacé par des apports récents. Il ne reste que 37 % du carbone initial. Au bout d’un temps t = 3 TMR, il ne reste

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donc plus que 0,37 x 0,37 x 0,37 x 100 = 5 % de la matière organique initiale. On peut donc considérer que pour un TMR de 50 ans, le spectre reflète au bout d’une durée de 150 ans à 95 % au moins la végétation de référence. Dans la pratique, sur l’épaisseur 0-5 cm, le TMR est inférieur à 50 ans, et le signal est encore plus pur. Ce principe a été appliqué dans diverses études (Balesdent et Guillet, 1982 ; Schwartz et al., 1996 ; Ertlen et al., soumis).

Pour les paléosols, lorsque cela a été possible, nous nous sommes servis des résultats d’études paléo-environnementales préalables faites par d’autres auteurs pour calibrer nos résultats. Ces comparaisons nous ont permis de valider notre approche sur un certain nombre de sites, et confortent dès lors nos résultats sur des paléosols qui n’ont pas été étudiés de quelque manière que ce soit dans le passé.

Par ailleurs, en dehors de la SPIRqual, nous avons également procédé à d’autres aproches. La pédoanthracologie a été appliquée ponctuellement sur certains sols et paléosols dans lesquels des charbons de bois ont été repérés. En plus de cette démarche, nous avons également effectué l’étude d’une catena chernozem - luvisol à une échelle locale. A cette échelle, les facteurs généraux (climat, relief, lithologie) n’interviennent plus pour expliquer la genèse de sols si différents. Nous avons appliqué à cette séance une analyse SPIRqual, mais aussi une approche micromorphologique.

4.2. L’aire d’étude : répartition spatiale des sites retenus (fig. 4.1)

Le cœur de notre zone d’étude est constitué par la République tchèque (Bresnice, Brozany, Brumovice, Bubeneč, Bulhary, Hrušov, Kolín, Kopeč, Kuchyňka, Poplze-profil, Poplze-paléosol, Zeměchy) et la Hongrie (Battonya-Gulya Gyep, Bugacpuszta, Csikospuszta, Godollo-Hills, Hajdubagos, Mezofold-Belsobarand Valley, Pocsaj, Sarand, Tard, Tokaj). D’autres sites ont été étudiés en Slovaquie (Dubník, Babský les, Senec) et en France. A l’exception de Clermont-Ferrand, les sites français sont complètement en dehors de la zone d’extension des chernozems. Ce sont des paléosols scellés sous des colluvions : Clermont-Ferrand dans le Puy-de-Dôme, Sainte-Croix-en-Plaine, Morschwiller dans le Haut-Rhin, Gougenheim et Wiwersheim dans le Bas-Rhin. Nous avons aussi échantillonné en Alsace des sols autres que les chernozems, mais également développés sur lœss (Hirsingue, Didenheim, Carspach).

Nous avons également étudié des chernozems qui sont situés dans l’aire de répartition des chernozems zonaux, en Ukraine (Mikhajovska Celina, Homutovsky steppe, kastanozem d’Askania Nova) et en Russie (Kursk, Streleck). Un site se trouve dans la zone de chernozems de Pologne (Mlodzewo).

Les sites ont été décrits et prélevés lors de différentes opérations de terrain. En outre, nous avons bénéficié de descriptions et d’échantillons de sols prélevés par quelques collègues lors d’opérations de terrain antérieures. Ainsi, des échantillons de quelques sites alsaciens ont été fournis par Damien Ertlen. Des échantillons de kastanozems et de chernozems de sites d’Ukraine et un site de chernozem polonais nous ont été confiés par Maria Jelenska, chercheur de l’Académie des Sciences de Pologne (Jelenska et al., 2008). Les échantillons de chernozems et de paléo-chernozems scellés sous les colluvions de Brumovice en République tchèque ont été fournis par Tereza Zádorová, chercheur de l’Université de Sciences de la Vie de Prague (Zádorová et al., 2013).

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La répartition d’ensemble des sites est représentée sur la figure 4.1. Les sites y sont classés en trois catégories : d’une part, les sites de surface, qui ont servi pour la construction de la librairie spectrale de chernozems, d’autre part les profils de chernozems fonctionnels auxquels s’ajoutent quelques autres types de sols, et enfin ceux de paléo-chernozems, qui ont été étudiés pour reconstituer leur dynamique et les conditions de leur genèse. A chaque site a été attribué un code qui est utilisé systématiquement dès l’échantillonnage jusqu’à l’interprétation des résultats. Les sites sur lesquels nous avons effectué à la fois un échantillonnage de surface et un échantillonnage sur toute l’épaisseur du profil sont marqués par un astérisque. Une description de chaque site est donnée plus loin dans ce chapitre (§ 4.4). Des détails sur les descriptions de profils, les photos et les caractéristiques analytiques sont donnés dans les annexes sur des fiches individualisées pour chaque site.