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4. Les directives anticipées : les enseignements à tirer des législations étrangères

4.1. La reconnaissance du refus de traitement par voie de volontés anticipées

Le 11 janvier 1983, la jeune Américaine Nancy Beth Cruzan a seulement 25 ans lorsqu’elle est projetée hors de son véhicule lors d’un grave accident de voiture.

Inconsciente, elle plonge dans un état végétatif permanent, sans véritables perspectives de récupération. À l’hôpital, elle est branchée sur des appareils qui la nourrissent et l’hydratent artificiellement.

Estimant qu’il ne s’agit pas des volontés de leur fille, ses parents demandent que les appareils qui la nourrissent et l’hydratent artificiellement lui soient retirés. Après avoir essuyé un refus de la part des administrateurs de l’hôpital, ils plaident l’affaire, qui est entendue pour la première fois devant les tribunaux en 1988.

Dans cette affaire (U.S., 1990), le tribunal a tranché en faveur des parents, considérant qu’ils agissaient au nom de leur fille et respectaient simplement ses volontés. Le tribunal affirma que, bien qu’elle fût désormais inconsciente, et inapte à exprimer sa volonté, Nancy Beth Cruzan conservait son droit fondamental d’exiger le retrait des appareils la maintenant en vie artificiellement. Il affirma également que l’inconscience ou l’inaptitude au consentement contemporain d’une personne ne devait pas entraîner la perte de la jouissance de son droit fondamental à l’autodétermination. La Cour suprême s’est exprimée comme suit :

Reasoning that the right of self-determination should not be lost merely because an individual is unable to sense a violation of it, the court held that incompetent individuals retain a right to refuse treatment (U.S., 1990, p. 273)30.

L’arrêt Cruzan est passé à l’histoire aux États-Unis et a été reconnu comme l’un des premiers jugements où le droit à l’autodétermination d’une personne inapte était reconnu et où l’on admettait la possibilité de formuler un consentement par anticipation.

Cette décision a aussi été la première où l’on reconnaissait l’exercice du consentement pour autrui en matière de refus ou d’interruption de traitements (aussi appelé, de manière plus familière au Québec, le « consentement substitué ») et où l’on posait les

30 La Cour suprême s’est appuyée sur un raisonnement inspiré de l’arrêt Matter of Conroy (N.J., 1985).

balises de son exercice31. Plus exactement, dans cette décision, on a précisé que le

« consentement pour autrui » consistait en la recherche de ce que la personne inapte aurait elle-même décidé, dans les circonstances (U.S., 1990). Consentir pour autrui, en ce sens, doit être compris comme un consentement accordé au nom d’autrui (et non à sa place) à un traitement qu’il aurait souhaité ou refusé pour lui-même. Le rôle du représentant des volontés de la personne devenue inapte ne doit pas dépasser celui de

« porte-voix », ou encore de « courroie de transmission », des volontés qu’elle a exprimées antérieurement.

Le jugement prononcé chez nos voisins du Sud a eu une influence déterminante sur la jurisprudence canadienne et sur les réflexions conduites au Canada et au Québec quant à la meilleure manière de garantir l’expression et le respect des volontés de la personne devenue inapte.

4.1.2. LE CAS DE GEORGETTE MALETTE

Au Canada et au Québec, c’est en raison d’arguments similaires que l’on a établi l’obligation de respecter les volontés anticipées de la personne en matière de refus de soins, et cela, même si ces volontés semblent déraisonnables et même si les respecter risque d’entraîner le décès de la personne. L’arrêt Malette c. Shulman (OAC, 1990) est représentatif à cet égard.

Par un après-midi de juin 1979, Georgette Malette, une femme âgée de 57 ans, est admise inconsciente dans un hôpital de l’Ontario après un grave accident de voiture.

Jugeant que l’importante blessure que madame Malette a à la tête lui a fait perdre une quantité de sang considérable et menace sa survie, le Dr David Shulman, qui assure sa prise en charge à l’urgence, prend la décision de lui administrer une injection de glucose et une transfusion sanguine, un acte médical courant dans ce genre de situation. C’est à ce moment que l’infirmière qui assiste le médecin découvre dans le sac à main de la patiente une carte indiquant son refus de recevoir des transfusions sanguines en raison de ses convictions religieuses. En effet, madame Malette est de confession jéhoviste (témoin de Jéhovah). Toujours inconsciente, la patiente est inapte à donner son consentement ou à refuser ce soin. Le Dr Shulman prend néanmoins la décision de

31 Au Québec, le Code civil du Québec prévoit à son article 15 que « [l]orsque l’inaptitude d’un majeur à consentir aux soins requis par son état de santé est constatée et en l’absence de directives médicales anticipées, le consentement est donné par le mandataire, le tuteur ou le curateur. Si le majeur n’est pas ainsi représenté, le consentement est donné par le conjoint, qu’il soit marié, en union civile ou en union de fait, ou, à défaut de conjoint ou en cas d’empêchement de celui-ci, par un proche parent ou par une personne qui démontre pour le majeur un intérêt particulier ».

poursuivre le traitement de madame Malette pour assurer sa survie, faisant abstraction des indications qui figurent sur la carte. Une fois remise de son accident, madame Malette intente un procès contre ce dernier, considérant qu’il a agi contre sa volonté anticipée de refuser ce traitement.

Dans ce procès, la question posée à la Cour a été la suivante : un médecin engage-t-il sa responsabilité juridique lorsqu’il administre des transfusions sanguines à une patiente inconsciente dont la vie pourrait être menacée lorsqu’elle porte sur elle une carte indiquant qu’elle est témoin de Jéhovah et que, par conviction religieuse, elle refuse les transfusions sanguines en toutes circonstances?

En première instance, la demanderesse a obtenu des dommages-intérêts de 20 000 $ pour avoir été victime de voies de fait. Ce sont les défendeurs qui ont interjeté appel devant la Cour d’appel. La Cour d’appel de l’Ontario a finalement établi que le médecin aurait dû respecter la volonté écrite de madame Malette et s’abstenir de lui administrer une transfusion sanguine, et cela, même si ce refus lui semblait déraisonnable du point de vue médical et qu’il risquait d’entraîner la mort de la patiente.

Dans l’arrêt Malette c. Shulman (OAC, 1990), on a donc affirmé qu’en allant de l’avant avec le soin, le droit de madame Malette d’avoir le contrôle sur son propre corps avait été brimé (OAC, 1990, p. 14), le médecin ayant été condamné à lui verser des dommages et intérêts. Par cette décision, la Cour d’appel de l’Ontario a reconnu l’importance de l’autodétermination exercée de manière anticipée, mais également le caractère contraignant de la directive anticipée, en matière de refus de traitement.

4.1.3. L’AFFAIRE MANOIR DE LA POINTE BLEUE

Au Québec, c’est cependant la décision dans l’affaire Manoir de la Pointe Bleue (QCCS, 1992a) qui demeure la plus représentative quant à la notion de respect du droit à l’autodétermination exercé de manière anticipée. Dans cette affaire, un homme tétraplégique qui refusait l’alimentation et l’hydratation artificielles avait confié à sa conjointe la responsabilité de le représenter en cas d’inaptitude. Il avait consigné par écrit cette volonté. Le Manoir de la Pointe Bleue a déposé une demande en jugement déclaratoire dans le but de déterminer s’il était tenu « de respecter les volontés de M. Corbeil et de s’abstenir de lui administrer les soins de santé auxquels il ne consent pas » (QCCS, 1992a, p. 714).

Le tribunal a d’abord établi que l’hydratation et l’alimentation étaient des soins et qu’une personne avait le droit de refuser de tels soins. Effectivement, un adulte apte à donner un consentement libre et éclairé peut refuser des soins, même si cette décision

ne semble pas raisonnable aux yeux des autres (établissement de santé, médecin, etc.) (QCCS, 1992a, p. 719). Le droit de refuser un traitement, ou d’y consentir, trouve sa justification dans le droit à l’autodétermination et le droit à l’inviolabilité (QCCS, 1992a, p. 719-720). Bref, tout être humain adulte et sain d’esprit a le droit de décider de ce que doit subir son propre corps (QCCS, 1992a, p. 720).

Le tribunal a conclu que le Manoir était tenu au respect de la volonté de M. Corbeil en s’appuyant notamment sur la Commission de réforme du droit, selon laquelle un adulte qui, à un moment ou à un autre, est devenu inconscient ou incapable peut avoir antérieurement exprimé sa volonté sur le sujet. Cette volonté doit alors être respectée, et le médecin est tenu dans la même proportion que si son patient était conscient et capable (QCCS, 1992a, p. 725).

Les mêmes fondements, soit le droit à l’autodétermination et le droit à l’inviolabilité de la personne, ont été considérés par le tribunal le 16 juillet 2014 dans l’affaire Centre de santé et de services sociaux Pierre-Boucher (QCCS, 2014). Au terme de cette affaire, le tribunal a déclaré que le Centre de santé et de services sociaux était tenu de respecter le refus de traitement (alimentation et hydratation) du demandeur et, donc, de s’abstenir de lui administrer les soins de santé qu'il refusait de recevoir, et ce, même si ces soins s’avéraient essentiels à sa survie (QCCS, 2014, juge François Rolland, juge en chef).

En somme, la jurisprudence québécoise et canadienne en matière de reconnaissance des volontés anticipées établit au moins cinq points qui méritent notre attention :

 Premièrement, le consentement anticipé est reconnu et rendu possible pour les citoyens du territoire.

 Deuxièmement, l’exercice anticipé du consentement aux soins découle du droit à l’autodétermination protégé par la Charte canadienne.

 Troisièmement, ce consentement anticipé, compris comme droit à l’autodétermination, est permis relativement au refus de soins, même s’il peut entraîner le décès de la personne.

 Quatrièmement, en présence de directives écrites faisant état des volontés anticipées, ces directives sont réputées avoir un effet contraignant pour les professionnels de la santé. Les ignorer pourrait entraîner des poursuites.

 Cinquièmement, le représentant des volontés du patient, qu’il a lui-même désigné, doit se faire le porte-voix de ce dernier; le représentant n’a pas à juger et à

déterminer ce qui serait le mieux pour son proche qu’il représente. Son rôle se borne à celui de courroie de transmission des souhaits de ce dernier.