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Grâce aux progrès scientifiques et techniques accomplis dans le domaine médical depuis le dernier siècle, et plus encore depuis les dernières décennies, les limites du corps humain et les frontières de la mort ont été repoussées plus que jamais auparavant dans l’histoire de l’humanité. Les moyens inédits qui sont aujourd’hui à la disposition des sociétés les plus prospères, comme le Québec, permettent de maintenir en vie et de ramener à la vie des personnes qui seraient décédées dans d’autres conditions, prolongeant la longévité humaine de manière inespérée. Selon Statistique Canada, aujourd’hui, l’espérance de vie au Québec est de 84,2 ans pour les femmes et de 80,7 ans pour les hommes (Statistique Canada, 2019).

Vivre plus longtemps s’accompagne dans plusieurs cas de pertes d’autonomie plus ou moins invalidantes, de maladies nombreuses, incurables et dégénératives. Dans le contexte des sociétés vieillissantes, où augmente la prévalence des cancers métastatiques incurables, des maladies neurodégénératives, des maladies cardiovasculaires et des AVC, qui risquent tous d’affecter l’aptitude à consentir à l’AMM, la question de mettre en œuvre un régime de « demandes anticipées d’AMM » se pose sérieusement. Ce régime permettrait en effet aux personnes qui anticipent une perte d’aptitude de signifier, à l’avance, leur volonté d’être aidées à mourir si certaines circonstances sont réunies, qu’elles souffrent de manière constante et que leur mort se situe dans un horizon de temps relativement rapproché.

Deux instruments juridiques permettent à ce jour aux personnes inaptes de refuser des soins de santé et de fin de vie, soit les DMA et le consentement substitué, excluant la demande d’AMM. En effet, dès qu’il s’agit non plus de refuser un traitement, mais de demander l’AMM, le consentement est requis au moment présent.

C’est l’article 28 de la LCSFV qui établit qu’« [u]ne personne peut, en tout temps et par tout moyen, retirer sa demande d’aide médicale à mourir. Elle peut également, en tout temps et par tout moyen, demander à reporter l’administration de l’aide médicale à mourir ».

En revanche, en vertu de l’article 241.2 (3) h) du Code criminel, la recherche du consentement de la personne est exigée jusqu’au moment de l’administration de l’AMM :

Avant de fournir l’aide médicale à mourir, le médecin ou l’infirmier praticien doit, […] immédiatement avant de fournir l’aide médicale à mourir, donner à la personne la possibilité de retirer sa demande et s’assurer qu’elle consent expressément à recevoir l’aide médicale à mourir.

Ces articles de la LCSFV et du Code criminel permettent à la personne, jusqu’à la dernière minute, de réévaluer sa propre décision, de retirer sa demande ou de recevoir l’AMM plus tard. Ils constituent un garde-fou pour prévenir les abus que pourraient subir les personnes vulnérables qui auraient antérieurement consenti au traitement, mais qui, au moment présent, changeraient d’idée et désireraient interrompre la procédure médicale en cours.

Le rapport à la maladie et à l’éventualité de sa propre mort étant complexe, unique à chacun, il demeure possible que le patient ayant fait son choix de recevoir l’AMM fasse preuve d’hésitation, d’incertitude, ou s’y oppose carrément, à une étape ultérieure du processus conduisant à son obtention. Des fluctuations, hésitations, doutes, sont en effet observés à l’approche de la mort. À ce sujet, la géronto-psychiatre Jessika Roy-Desruisseaux et ses collègues écrivent que « [l]e désir de mort comme l’acceptation de l’inéluctable ne restent pas figés dans la certitude à partir du moment où ils sont formulés » (2015). Il est possible qu’une personne qui se disait convaincue de vouloir mourir pour soulager ses souffrances, à un certain moment, obtienne le droit de se voir administrer l’AMM, mais qu’elle change d’idée au moment de mettre ce plan en œuvre.

Il est aussi possible que la reconnaissance par autrui de sa souffrance suscite une certaine forme d’apaisement et que le soutien reçu de ses proches au cours des derniers jours précédant l’administration de l’AMM l’amène à revoir sa décision et à y renoncer.

Le principal problème que pose l’élargissement de l’AMM, de manière anticipée, aux personnes inaptes est que ces dernières ne pourront pas clairement communiquer leur refus de l’obtenir, ou réitérer leur consentement. Le médecin traitant pourrait percevoir

des signaux de résistance ou simplement du bien-être chez la personne et se sentir troublé et hésitant42. Comment atténuer cette difficulté?

Cette difficulté pourrait certainement être atténuée si, plutôt que de parler de directives anticipées, nous parlions de demandes anticipées. En effet, le terme « directive » implique un aspect de contrainte pour le médecin qui a à l’exécuter, ou à la suivre, la directive ayant un caractère légal et une force exécutoire. C’est le cas des DMA au Québec et au Canada : un médecin qui fait fi de l’indication de refus de traitements peut être poursuivi pour dommages et intérêts (on peut se rappeler que le médecin qui n’avait pas respecté la directive anticipée de refus de transfusion sanguine rédigée par madame Georgette Malette, jéhoviste, un cas présenté précédemment, avait effectivement été poursuivi en justice).

Comme mentionné au chapitre 4, aux Pays-Bas, où est en vigueur depuis 2002 la Loi du 12 avril 2001 sur le contrôle de l’interruption de la vie sur demande et de l’aide au suicide, il est depuis plus longtemps qu’ici question de la protection du droit à l’autodétermination de la personne par la mise en œuvre d’un régime de « directives43 anticipées d’euthanasie » (Menzel et Steinbock, 2013, p. 485). Les auteurs Paul T.

Menzel et Bonnie Steinbock soutiennent que de telles directives (comprendre : demandes) anticipées d’AMM sont « moralement justifiables, bien que l’enjeu soit complexe et multifacette » (2013, p. 485; notre traduction). La position qu’ils adoptent est très près de celle que le Groupe d’experts, au fil de ses réflexions, en est venu à adopter. Elle se résume comme suit :

Une [demande d’AMM], rédigée par une personne apte et informée, gagne en autorité morale au fur et à mesure que décroissent ses capacités à renouveler ses intérêts critiques, et à prendre plaisir à la vie (Menzel et Steinbock, 2013;

notre traduction).

42 Le lecteur intéressé par des études de cas peut consulter le Rapport 2016 des Commissions régionales de contrôle de l'euthanasie (Pays-Bas), notamment l’étude de cas de Madame B. présentée aux pages 49-53, qui a aussi été médiatisée.

43 Il est important de noter ici que, dans la loi des Pays-Bas, on parle non pas de « demande anticipée », mais de « directive anticipée d’euthanasie » (advance directives of euthanasia), bien qu’en pratique et en théorie, il s’agisse bien davantage d‘une « demande », étant donné que cette demande anticipée est évaluée à la lumière de la situation de la personne et que la condition de cette personne doit aussi satisfaire à plusieurs autres critères pour que sa directive anticipée soit appliquée. De ce fait, la directive anticipée d’euthanasie aux Pays-Bas n’a pas le caractère exécutoire d’une directive. Lorsqu’il est question des « directives anticipées » aux Pays-Bas, nous conservons l’expression qu’ils privilégient pour être fidèles à leur loi, mais tenons à en avertir le lecteur afin d’éviter toute confusion.

En d’autres mots, moins une personne retire du bien-être de son expérience vécue et moins elle est capable de poursuivre ses projets en fonction de sa conception de la vie bonne, moins elle a d’intérêts critiques et expérientiels à continuer de vivre et plus sa

« directive » anticipée gagne en importance et en autorité sur le plan moral.

Qu’est-ce qu’une telle position implique donc? Comme l'écrivent Menzel et Steinbock,

« the question of whether people should be able to create AEDs [advance euthanasia directives] to avoid prolonged life in dementia does not have a simple yes-or-no answer, but depends on the details of cases » (2013, p. 485).

Prenons l’exemple suivant afin d’en illustrer une implication possible. Une personne pourrait avoir anticipé le pire lors de la rédaction de sa demande anticipée d’AMM, mais se retrouver parmi les rares personnes qui vivent une démence plutôt béate et joyeuse, du moins pendant les premières phases de la maladie. Dans ce cas, il est possible que la personne concernée, ainsi que ses proches et l’équipe multidisciplinaire de soignants qui la suivent, estime qu’il n’est pas dans son meilleur intérêt de suivre à la lettre sa demande anticipée d’AMM; cela semblerait prématuré. La demande pourrait alors être suivie, mais à un autre moment jugé plus opportun (qui diffère du moment anticipé par la personne concernée), soit lorsque cette dernière sera dans la dernière phase de sa maladie, souffrante, repliée sur elle-même et coupée des autres et de son environnement.

Autrement dit, selon cette position, qu’adopte le Groupe d’experts, il est tout à fait possible de reconnaître l’importance que revêt, pour des personnes, la possibilité de rédiger une demande anticipée d’AMM, sans pour autant que soit sacrifiée l’attention portée aux détails de leurs circonstances propres, de leur manière singulière de vivre leur maladie et de faire l’expérience de leurs limitations. S’il existe une demande anticipée d’AMM, celle-ci n’a pas à être suivie aveuglément, appliquée de manière à causer du souci à la personne qui en est l’auteure ou encore des préoccupations aux proches aidants et à la famille qui l’entourent.

Le Groupe d’experts est d’avis que la personne qui anticipe une perte d’aptitude devrait pouvoir rédiger une demande anticipée d’AMM, afin que son droit à l’autodétermination soit conservé et protégé.

RECOMMANDATION 2

Que soit reconnue et rendue possible la formulation d’une demande anticipée d’AMM en prévision de l’inaptitude à consentir à ce soin, sous les conditions énoncées dans le présent rapport.

6.3. Les conditions favorables à la rédaction d’une demande anticipée d’AMM de