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6.7. Les exclusions

6.7.3. Les personnes qui n’ont jamais été aptes

Une déficience intellectuelle de naissance ou un trouble de santé mentale grave peuvent faire qu’une personne n’aura jamais été, au cours de sa vie, jugée apte à consentir à ses soins de santé (par exemple, vaccins, antibiotiques, transfusions de sang, chirurgies). Dans pareille situation, la capacité à consentir à l’AMM est probablement absente. Le seul diagnostic de déficience intellectuelle ne doit pas pour autant entraîner la présomption d’inaptitude de la personne, et rien ne justifie la stigmatisation sociale dont sont trop souvent victimes aussi bien les personnes ayant une déficience intellectuelle que les personnes qui vivent avec un trouble de santé mentale.

Les personnes qui vivent avec un problème de santé mentale ou une déficience intellectuelle font couramment l’expérience de la stigmatisation et de la marginalisation : le diagnostic qui figure à leur dossier médical les suit jusque dans les cabinets des médecins et conditionne trop souvent la réception de leurs demandes ainsi que le degré de crédibilité accordé à leurs témoignages, à l’expression de leurs besoins, volontés, souffrances (voir les travaux sur les injustices épistémiques en santé de Havi Carel et Ian James Kidd, 2017). Les personnes qui vivent avec l’un de ces diagnostics sont en effet plus rapidement considérées comme inaptes à consentir à un soin

proposé, et leur refus de soins est plus susceptible d’être interprété comme le reflet de leur inaptitude. Pourtant, les troubles de santé mentale et déficiences intellectuelles sont diversifiés, leurs manifestations singulières, et le degré de gravité des difficultés d’adaptation varie aussi bien d’une personne à l’autre que d’une période à l’autre de la vie d’une même personne.

Le médecin qui rencontre une personne ayant une déficience intellectuelle ou un trouble de santé mentale ne doit pas exclure d’entrée de jeu la demande d’AMM de cette personne. L’évaluation de l’aptitude de la personne doit se faire de manière à établir la capacité de la personne à faire un choix libre et éclairé. Rappelons ici toute l’importance d’éviter, pendant la démarche d’évaluation de l’aptitude des personnes malades ou des personnes en situation de handicap, de renforcer les « processus d’étiquetage social » (labeling process). Ces processus sociaux, qui ont été définis par les sociologues (voir par exemple Goffman, 1963), renvoient au phénomène par lequel une personne est étiquetée d’un diagnostic qu’elle porte ensuite comme un fardeau et qui conditionne le regard que portent les autres sur elle, y compris les professionnels de la santé, la stigmatisant et la réduisant à ce diagnostic.

À cet égard, la Cour suprême du Canada a rappelé qu’il était essentiel d’éviter toute généralisation en cette matière. L’arrêt Starson c. Swayze est instructif à cet égard (CSC, 2003). Le professeur Starson, un diplômé en ingénierie, faisant couramment l’expérience de symptômes associés au trouble bipolaire, fait l’objet d’hospitalisations répétées en psychiatrie. Lors d’un de ses nombreux séjours à l’aile psychiatrique, les médecins lui proposent de le traiter par une combinaison de plusieurs médicaments, alliant neuroleptiques, psychorégulateurs, anxiolytiques et médicaments antiparkinsoniens.

Le professeur Starson reconnaît qu’il a des problèmes d’adaptation. Mais il estime que ces traits qui le caractérisent ne sont pas les symptômes d'une « maladie ». Ils sont constitutifs de son identité. Ayant déjà subi les effets secondaires des traitements psychiatriques qui lui sont proposés pour le soigner, il refuse de s’y soumettre à nouveau. Il soutient que ces médicaments ralentissent son cerveau et affectent son intelligence, lui qui, passionné de physique et plus brillant que la moyenne, ne se reconnaît plus sans ces capacités cognitives exceptionnelles. Face à ce refus de traitement, l’un des médecins qui le traitent, le Dr Swayze, juge néanmoins que le professeur Starson n’a pas l’aptitude de prendre une décision concernant ses soins de santé, en raison de ses troubles mentaux.

L'affaire est portée devant les tribunaux, et le professeur Starson obtient gain de cause.

La Cour suprême du Canada établit que le patient, malgré ses troubles mentaux, est apte à prendre une décision concernant son traitement médical et qu’il est en droit de le refuser. La Cour établit aussi que la présomption d’aptitude du patient n’est pas renversée par la preuve, que le patient comprend les renseignements pertinents à l’égard de sa prise de décision, qu’il est capable d’en évaluer les conséquences raisonnablement prévisibles et, finalement, que rien dans les faits ne justifie son inaptitude (CSC, 2003, par. 78, 92, 101 et 106).

Cette décision est en droite ligne avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations unies (ONU, 2007), adoptée en 2006 et ouverte à la signature en 2007, qui fait la promotion de l’autonomie décisionnelle et de l’autonomie de toutes les personnes en situation de handicap. La Convention précise, à son article 12, que la

« [r]econnaissance de la personnalité juridique [doit être accordée aux personnes handicapées] dans des conditions d’égalité »50. Selon le Comité ad hoc sur les soins de

50 L’article 12 de la Convention relative aux droits des personnes handicapées se lit comme suit :

« Reconnaissance de la personnalité juridique dans des conditions d’égalité

1. Les États Parties réaffirment que les personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux de leur personnalité juridique.

2. Les États Parties reconnaissent que les personnes handicapées jouissent de la capacité juridique dans tous les domaines, sur la base de l’égalité avec les autres.

3. Les États Parties prennent des mesures appropriées pour donner aux personnes handicapées accès à l’accompagnement dont elles peuvent avoir besoin pour exercer leur capacité juridique.

4. Les États Parties font en sorte que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique soient assorties de garanties appropriées et effectives pour prévenir les abus, conformément au droit international des droits de l’homme. Ces garanties doivent garantir que les mesures relatives à l’exercice de la capacité juridique respectent les droits, la volonté et les préférences de la personne concernée, soient exemptes de tout conflit d’intérêt et ne donnent lieu à aucun abus d’influence, soient proportionnées et adaptées à la situation de la personne concernée, s’appliquent pendant la période la plus brève possible et soient soumises à un contrôle périodique effectué par un organe compétent, indépendant et impartial ou une instance judiciaire. Ces garanties doivent également être proportionnées au degré auquel les mesures devant faciliter l’exercice de la capacité juridique affectent les droits et intérêts de la personne concernée.

5. Sous réserve des dispositions du présent article, les États Parties prennent toutes mesures appropriées et effectives pour garantir le droit qu’ont les personnes handicapées, sur la base de l’égalité avec les autres, de posséder des biens ou d’en hériter, de contrôler leurs finances et d’avoir accès aux mêmes conditions que les autres personnes aux prêts bancaires, hypothèques et autres formes de crédit financier; ils veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas arbitrairement privées de leurs biens. »

fin de vie de l’Association des médecins psychiatres du Québec (2015), « pour s’assurer de respecter l’autonomie de la personne tout en la protégeant, il faut que l’évaluation de l’inaptitude soit ciblée, individualisée et adaptée afin de déterminer les mesures de protections appropriées » (2015, p. 37).

Compte tenu de la lourde histoire de stigmatisation, de discrimination, de marginalisation, d’oppression, de violence et d’abus de diverses natures de ces catégories de la population, il importe d’accorder à toutes les personnes qui vivent avec le diagnostic d’une déficience intellectuelle ou d’un trouble de santé mentale un traitement égalitaire de leur demande d’AMM.

La personne qui vit avec un trouble de santé mentale ou un diagnostic de déficience intellectuelle doit être traitée et accueillie par le personnel soignant du système de santé et de services sociaux avec le même respect que celui accordé à tous. Toutes les personnes aptes, qu’elles aient ou non un trouble de santé mentale ou une déficience intellectuelle, doivent pouvoir être admissibles à l’AMM, et leur diagnostic ne doit pas être un obstacle à la reconnaissance de leurs droits.

Cela étant dit, les personnes qui n’ont jamais pu, par le passé, exprimer leurs volontés ou rédiger une demande anticipée d’AMM, ne devraient pas se voir donner l’AMM. En effet, si ces personnes n’ont jamais pu demander elles-mêmes ce traitement, et confirmer qu’elles y consentaient de manière libre et éclairée, de manière aussi bien contemporaine qu’anticipée, la possibilité qu’elles soient manipulées et abusées, de manière fatale, est trop élevée. L’AMM requiert absolument le consentement libre et éclairé, qu’il soit donné au moment présent ou de manière anticipée.

RECOMMANDATION 12

Que l’égalité des droits de la personne qui vit avec une déficience intellectuelle ou un trouble de santé mentale soit respectée. Les demandes de ces personnes doivent être évaluées en fonction de leur aptitude à faire une demande anticipée d’AMM et à consentir à l’AMM et non en fonction de leur diagnostic.