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Quand la recherche s’inspire de l’industrie pour penser les

relations interdisciplinaires

en équipe : le convivialisme

coopétitif

Séverine oswalD

CNE Marseille – ENS Lyon – École centrale de Lyon, sevaud@gmail.com

introduCtion

Cette communication porte sur l’expérience de l’interdisciplinarité en recherche pour des chercheurs mis en présence dans des situations de communication in-terpersonnelles hybrides. En effet, comment surmonter les incompréhensions liées aux questionnements ou canons dogmatiques différents d’une discipline à l’autre ? La question de cette sociabilité de laboratoire aux cadres multiples redessine les contours du métier de chercheur et de l’identité professionnelle le constituant. Cela appelle à réfléchir son rapport à l’autre, celui-ci pouvant être tantôt un autre chercheur, tantôt un professionnel de la société1. L’enquête de terrain (de 2012 à 2014) menée au sein de plusieurs laboratoires d’une grande école française (école Y) a permis de proposer un nouveau mode de lecture de la sociabilité : le « convivialisme coopétitif » [Oswald, 2015]. Une première partie, théorique, viendra poser les fondements de ce concept, et particulièrement, de la forme interdisciplinaire dite « convergente ». Ainsi, cette partie tentera de savoir comment se traduisent conceptuellement parlant, la recherche interdisciplinaire et la sociabilité la composant. Une seconde partie abordera, via une étude de cas des leaderships inter/disciplinaires, la question de savoir comment l’interdisci-plinarité travaille l’identité des chercheurs. Répondre à ces questions permettra d’interroger, à nouveaux frais, l’incertitude qui prône que, d’après la « culture2 »

1 Seul le premier cas, à savoir l’interaction avec un chercheur d’une discipline diffé-rente, sera abordé par concision. La thèse est en ligne : https://tel.archives-ouvertes.fr/ tel-01223246 [Oswald, 2015].

du milieu académique, l’interdisciplinarité ne serait qu’une expérience contradic-toire et non une expérience créatrice de possibles.

lasoCiabilité Comme « Coopétition » : présentation

théorique

Démarche contextualisée entre recherche traditionnelle et recherche en mutation managériale

L’hypothèse directrice pour aborder la sociabilité en recherche a été de tenir compte de l’appel lancé par C. Bidart qui déclare en 1988 que sa démarche de recherche « sur les sociabilités est […] centrée sur le croisement des champs […]. Elle est

l’ensemble des relations sociales effectives, vécues qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupe. » (p. 622-623) L’enquête, menée sur trois

terrains au sein de l’école Y, à savoir des laboratoires seniors d’abord, des labora-toires juniors ensuite et des instituts interdisciplinaires enfin, a permis de revisiter l’anthropologie de la communication [Winkin, 2001], l’ethnographie de labora-toire [Latour et Wooglar, 1988] et les sciences de gestion-management [Nalebuff et Brandenburger, 1996] pour donner corps, par la conceptualisation des pra-tiques communicationnelles verbales ou non, à ce « croisement des champs ». Cette hypothèse fut rapidement confirmée empiriquement, mais aussi par la lit-térature de référence [Louvel, 2011]. En effet, les dirigeants de laboratoires sont incités à se comporter comme des managers.

Présentation de la méthodologie de recherche hybride

Il a fallu choisir une méthodologie souple et hybride pour pouvoir s’adapter à la mutation d’une pratique « traditionnelle » [Latour et al., 1988] de la recherche (disciplinaire) à une pratique « mutagène » (interdisciplinaire et interculturelle) de la recherche académique [Nowotny et al., 2001]. Ainsi, travailler les obser-vations directes [Arborio et al., 2014] des chercheurs au quotidien au travers de la notion de « coopétition » a été un choix euristique pour analyser ces phéno-mènes anthropologiques. De fait, l’anthropologie de la communication héritée de chercheurs socio-psychiatres (spécialistes de la kinésique comme Birdwhis-tell, etc.), interprète la communication en tant qu’interaction d’abord « motrice » (microkinésique), puis seulement « verbale » avec la parakinésique. En effet, la parakinésique décrit « la particularisation des comportements et leur insertion dans les

diffé-rents contextes psychosociologiques » [Birdwhistell, 1968, p. 101-106]. Or, ces contextes

particuliers ont été questionnés grâce à des entretiens « compréhensifs » libérant la parole des chercheurs engagés dans des partenariats interdisciplinaires ou inter

49 académique-sociétal (Fête de la science). En effet, « l’entretien compréhensif prône une

objectivation qui se construit peu, […], par une élaboration théorique qui progresse jour après jour, à partir d’hypothèses forgées sur le terrain. » [Kaufmann, 2013, p. 23].

Conceptualisation de la sociabilité en recherche ou « le convivialisme coopétitif »

Historiquement parlant, la « coopétition » est un néologisme, composé des termes « coopération » et « compétition », porté pour la première fois par R. Noorda, patron de l’entreprise Novell, vers 1980. Ce terme a fait son apparition dans la littérature par le biais de Nalebuff et Brandenburger [1996] qui l’ont introduit, pour finalement l’imposer, en tant que mode d’organisation de référence en ma-nagement : « la coopétition est la somme de plusieurs relations ; les dimensions coopératives

et concurrentielles y sont divisées entre les différents acteurs au niveau d’un réseau de valeur »

(p. 96). La figure 1 retrace le travail de conceptualisation effectué à partir des enquêtes de terrain.

La « coopétition » industrielle Le « convivialisme coopétitif » en recherche « Principe dans lequel la compétition

et la coopération sont simultanées, principe qu’il est possible de retrou-ver sous des formes très variées. » [Nalebuff et al., 1996]

« Stratégie communicationnelle spé-cifique oscillant en permanence entre compétition (intérêts) et coopération (partenariats de recherche considé-rant l’autre avec respect) sur fond de climat plutôt convivial. » [Oswald, 2015].

Figure 1 : Tableau de la conceptualisation de la sociabilité

Le modèle « coopétitif » est une stratégie relationnelle entre « partenaires-concurrents » qui, au moyen de modes de leaderships spécifiques selon les enjeux soulevés par les individus (seniors3 ou juniors), se traduit par une sociabilité de nature multiple : la sociabilité « cohésive » dans les environnements seniors (a) (laboratoires classiques de recherche), la sociabilité « mimétique » dans les en-vironnements juniors (b) (laboratoires « juniors » typiques de la grande école étudiée) et enfin la sociabilité « convergente » des environnements interdiscipli-naires (c). La convivialité se théorise, quant à elle, par et dans des situations de partages de denrées (repas de cantine, collations à la machine à café, buffets de colloques, etc.), de science (les repas sont des moments de débats aussi intenses

3 Les « seniors » sont des statutaires confirmés. Les « juniors » sont des non confir-més : (post-)doctorants, étudiants de masters, stagiaires.

qu’informels), mais aussi par des comportements de politesse, d’amitié (poignées de mains, bises, signes d’art martiaux comme « code » groupal, etc.).

lasoCiabilité surleterrain : leCasdétudede

l’institutinterdisCiplinaire idC deléCole y

L’enquête réalisée par phases successives d’observation (de réunions d’équipe, etc.) contrôlée par des entretiens (6 entretiens pour ce cas) a montré que l’inter-disciplinarité, dans les actes, c’est du respect des coutumes de l’autre en fonction de la « hiérarchie sociale » naturelle qui existe entre les champs disciplinaires engagés dans un même projet. Ce respect des coutumes (ou l’irrespect assumé comme lors de remerciements de collaborateurs « mal situés » dans une réunion) est le gage d’une circulation effective des données entre les champs. C’est aussi le signe d’un engagement réel du chercheur et de son acceptation (ou de son rejet) au sein du groupe interdisciplinaire formé. Ces résultats d’observation sont valables même dans le cadre d’une période éphémère de type projet.

Leaderships associés aux trois formes de sociabilité

Corrélativement aux trois formes de sociabilité révélées par l’enquête, appa-raissent sur le terrain, trois types de leaderships se décrivant ainsi :

1. le leadership « scientifique » (a, b, c) [Murray, 1994] se base sur une idée fédé-ratrice. Il reflète la capacité de formation et de gestion d’une équipe soudée autour de l’idée portée par le leader. Ceci suppose la recherche de moyens (techniques, financiers, humains) ;

2. le leadership « gestionnel » (a, b, c) est un régulateur hiérarchique qui coor-donne des missions, un référent incarnant un idéal de la fonction publique, persuasif et stratégique. Ce leader use de stratagèmes de communication pour venir à ses fins : vouvoiement et positionnement neutre vis-à-vis des « subalternes » du champ administratif, comme des « supérieurs » du champ scientifique ;

3. le leadership « mobilisateur de savoir » (surtout c) passe par un rôle de passeur pour le chercheur qui pratique alors la vulgarisation scientifique avec en regard un enjeu de « démocratisation des savoirs » et une fonction de (ré) enchantement du monde de la recherche en général.

La parole des acteurs permet de préciser le fonctionnement de ces leaderships :

« Le truc c’est que quand des clashs se produisent : on est disqualifié ! La science ce n’est pas, est-ce que ce que je dis est juste ou faux ? […] Si jamais vous faites cette erreur de ne pas remer-cier les gens à la fin de votre présentation, vis-à-vis d’un collectif de biologistes, vous vous (les)

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mettez à dos. […] Vous n’êtes plus dans leur réseau « acceptable ». On n’est pas dans le même cercle. » (maître de conférences de l’IDC, informaticien, colloque de présentation

d'un projet interdisciplinaire de bio-informatique). Ce verbatim peut être analysé à travers l’asymétrie de coutumes qu’il montre. En effet, celle-ci est à prendre en compte dans les relations, particulièrement en contexte interdisciplinaire, pour que la situation donne lieu à un dialogue entre partenaires-concurrents.

Analyse des résultats d’enquête à l’IDC

En matière d’interdisciplinarité, une mobilisation de valeurs est nécessaire en contexte interdisciplinaire (intérêts individuels/de groupe ; respect de l’autre ; ca-pacité d’adaptabilité à autrui, etc.). De même, le constat d’une prise de conscience accrue de ce besoin de l’ouverture à l’autre et à la société de la part des chercheurs interviewés est apparu comme déterminant pour l’évolution actuelle, mais aussi future, du métier de chercheur qui dépasse la seule formation à et par la discipline académique. En ce qui concerne le partenariat entre la recherche et la société civile [Oswald, 2015, partie C] les juniors apportent un souffle innovant sur la manière de voir, de penser et de pratiquer la recherche post-moderne.

ConClusionetperspeCtives dereCherChe

Pour conclure, la conceptualisation de la sociabilité en recherche au moyen du « convivialisme coopétitif » a mis au jour trois formes possibles de sociabilité selon les types de contextes seniors, juniors ou interdisciplinaires. Ces formes ont révélé l’existence d’un système hiérarchique de pouvoirs via trois systèmes de lea-derships. Une ouverture consisterait à aborder les trois types d’enjeux principaux que les pouvoirs et leurs mises en œuvre induisent selon les formes interaction-nelles : à savoir des enjeux de formation, de services et de valorisation du métier comme de l’image du chercheur. Ces questions montrent l’importance du « croi-sement des champs » souhaité par Bidart et d’autres. À nous de les écouter pour explorer un peu plus avant ces carrefours de réflexions individuels et collectifs. Bibliographie

alphanDéry, C., anCel, G. et al. (2013), Manifeste convivialiste : Déclaration d’interdépendance. Lormont : Le bord de l’eau.

arBorio, A. M., Fournier, P. (2014). L’observation directe, 3e éd., Paris, Armand Colin.

BiDart, C. (1988), Sociabilités : quelques variables, Revue française de sociologie, 29 (4), p. 621-648 En ligne : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ rfsoc_0035-2969_1988_num_29_4_2549.

BirDwhistell, L’analyse kinésique, Persée, vol. 3, no 10, trad. Lacoste, 1968, p. 101-106.

kaufmann, J.-C., (2013), L’enquête et ses méthodes : l’entretien compréhensif, 3e éd., Paris, Hachette Littératures.

latour, B., wooGlar, S., (1979), trad. fr. 1988, La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques. Paris, La Découverte.

louvel, S., (2011), Des patrons aux managers : les laboratoires de la recherche publique depuis les années 1970, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

murray, S.O., (1994), Theory Groups and the Study of Language in North America: A Social History, Studies in the History of the Language Sciences, vol. 69, Philadelphia, John Benjamins Publishing Compagny.

naleBuff, B. et BranDenBurGer, A., (1996), La co-opétition, une révolution dans la manière de jouer

concurrence et coopération, Paris : Village Mondial.

nowotny, H., sCott, P. et GiBBons, M., (2001), Re-thinking Science. Knowledge and the Public in an Age

of Uncertainty. Hoboken, John Wiley & Sons.

oswalD, S., (2015), Formes et enjeux de la sociabilité dans les équipes de recherche en sciences humaines et sociales, Sciences de l’information et de la communication, ENS Lyon, en ligne : https://tel. archives-ouvertes.fr/tel-01223246.

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