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Au moment où la biologie sort du fonctionnalisme, les

biotechnologies pourraient

s’y enfermer

Thierry maGnin

Université catholique de Lyon, UMRS 449, tmagnin@univ-catholyon.fr

Vincent GréGoire-Delory

Institut catholique de Toulouse - TWB, vincent.gregoire-delory@ict-toulouse.fr

introduCtion

La présente étude est basée sur la mise en évidence d’un paradoxe qui peut être fructueux pour l’analyse éthique des nouvelles biotechnologies qui se font jour dans le cadre des technosciences aujourd’hui. Le paradoxe est le suivant :

- le chercheur en biologie de synthèse cherche à simplifier le vivant pour le « reconstruire, le contrôler, l’utiliser comme usine ou comme médicament vectorisé » en contrôlant ses fonctionnalités. Il le simplifie comme un bon ingénieur afin qu’il le contrôle comme une machine vivante ;

- le chercheur en biologie au contraire constate la complexité du vivant dans ses interactions avec l’environnement. Se développe ainsi l’idée que le vivant est plastique au sens où il est influencé de l’intérieur par ses éco-systèmes, montrant une adaptabilité qu’aucune machine ne sait reproduire aujourd’hui.

Voilà deux attitudes expérimentalement compréhensibles (l’ingénieur simplifie pour contrôler, le chercheur découvre que le réel est toujours plus complexe que les modèles le laissent percevoir) mais contraires. Notre posture est de dire que cette mise en tension peut permettre d’ouvrir un nouvel espace pour regarder

les questions d’éthique des biotechnologies aujourd’hui dans un environnement culturel fortement influencé par le transhumanisme.

lesnouvellesbioteChnologiesetlaConvergenCe NBIC

C’est dans la dernière partie du xxe siècle qu’on donna le nom de « technos-ciences » aux nouvelles technologies qui défient actuellement la chronique : les nanotechnologies « N », les biotechnologies « B », les technologies de l’infor-mation « I », les sciences cognitives « C » (dont les neurosciences). Leur conver-gence dite « NBIC » est fondée sur l’intégration de ces différentes technologies sur des blocs de matière à l’échelle spécifique du nanomètre. Si la « matière est de l’information (codage) », le traitement de celle-ci permet non seulement de copier le vivant naturel mais aussi de le reprogrammer à l’aide d’algorithmes et de simulations. Désormais on « façonne le monde atome par atome » à une échelle pour laquelle il n’y a pas de différence de structure entre la matière inerte et la matière vivante ! C’est à partir de là qu’une nouvelle bio-ingénierie basée sur les nano-biotechnologies a commencé à se développer. Elle permet de modifier le comportement de vivants naturels mais aussi de penser à d’autres formes de vivants que ceux que la nature nous révèle ! L’actualité récente a révélé aussi que des chercheurs chinois avaient tenté (en 2015 puis en 2016) des modifica-tions génétiques sur des embryons humains, à l’aide d’une nouvelle méthode dite « d’édition de gènes », du nom quelque peu barbare de CRISPR-Cas91 qui soulève l’enthousiasme de certains et inquiète en même temps une partie de la commu-nauté scientifique et des citoyens.

questiondéthiqueetvisées transhumanistes

On se doute que les pouvoirs donnés à l’homme de manipuler le vivant grâce aux NBIC posent de nombreuses questions d’éthique tout en ouvrant de belles pers-pectives en matière de médecine par exemple. Avec la méthode CRISPR-Cas9 évoquée ci-dessous, il s’agit de réfléchir au pouvoir que nous avons sur notre identité génétique. Ainsi la convention d’Oviedo en 1997, pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologie et de la médecine, a été signée par la France. Elle stipule que l’on ne doit pas toucher au patrimoine génétique de l’espèce humaine, au nom des droits de l’homme. Alors que certains pensent modifier le génome humain et ouvrir ainsi la possibilité de le « designer » !

Dans cet état d’esprit, soulignons deux traits significatifs des visées transhuma-nistes [Ferry, 2016].

1 E. Charpenthier, Clustered regularly interspaced short palindromic repeats, Courtes répé-titions palindromiques groupées et régulièrement espacées, 2015.

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La croyance grandissante que les technologies vont libérer l’homme de ses dif-ficultés (« sauver le génome »), le libérer de ses limites, pour certains jusqu’à la dernière qu’est la mort… grâce à une capacité de calcul elle-même sans limite ! Le passage de l’homme augmenté par les technologies qui cherche à « dépasser ses limites » (ce que l’homme a toujours tenté) à l’homme qui pense le « no limit » (ce qui correspond à la singularité – l’homme échappe à son passé – et la pro-messe d’immortalité !).

un paradoxesignifiant

L’ingénieur-chercheur en biologie de synthèse transforme le vivant en micro-usine, il fabrique du vivant en cherchant à le simplifier pour mieux le « recons-truire, le contrôler, l’utiliser selon ses désirs de production », en modifiant ses fonctionnalités de base, en en ajoutant certaines. Cette simplification du vivant à des fonctionnalités choisies correspond bien au travail de l’ingénieur qui cherche à tirer le maximum de productivité de sa « machine vivante ». Outre les questions d’éthique que cela pose, on peut se demander quelles sont les conséquences de cette « simplification du vivant » dans les mentalités. Cet « état d’esprit de l’ingé-nieur-chercheur », tout à fait compréhensible lorsqu’il travaille sur une bactérie dont il modifie le génome, est passé dans « la tête du transhumaniste » et de ceux qui ne regardent le vivant, y compris humain, qu’à travers la performance de ses fonctionnalités biologiques à réparer et surtout à augmenter.

Le discernement éthique qui s’appuie sur cette mentalité comporte bien des sim-plismes dangereux. Le philosophe Jean-Michel Besnier [2012], en réaction à cette vision, parle davantage et sans ménagement de « l’homme simplifié » que nous consentons à devenir, au gré des conceptions scientifiques et des innovations techniques. Pour lui, cette servitude volontaire est étonnante et appelle une ré-volte : celle de l’homme revendiquant sa complexité et son intériorité comme le signe de sa liberté. Il cite Einstein disant qu’il faut rendre les choses simples autant que possible, mais pas « plus simples ». Ces simplismes d’un vivant dont on ne se préoccupe que des performances fonctionnelles biologiques consacrent une forme de deshumanisation selon Besnier. Il exprime ici la volonté de ne pas céder au dogme de l’efficacité robotisante et à la « maximisation » de l’homme dans des tâches très instrumentales, conceptions héritières d’une humanité conçue sous le seul angle de l’« agent rationnel ».

Paradoxalement, dans le même temps, le biologiste découvre de plus en plus la complexité du vivant. Il montre combien l’environnement influence l’évolution du vivant, « touché jusque dans l’expression de ses gènes », combien il appar-tient à des « écosystèmes » qui le modifient, combien il est « plastique » et peut, grâce à cette plasticité, s’adapter, évoluer, bref « être vivant » ! [Lambert, 2004]. Ainsi les récentes découvertes scientifiques dans le domaine de l’épigénétique

montrent que certains gènes sont inhibés et que d’autres au contraire s’expriment fortement, en fonction de l’environnement (répartition des gènes) et du compor-tement des êtres vivants eux-mêmes. Pour les humains, on souligne ainsi que la nutrition, l’exercice, la gestion du stress, le plaisir et le réseau social peuvent inter-venir sur les mécanismes de l’épigénèse. Le dualisme « simplificateur » classique séparant les deux domaines du biologique et du psychique n’est plus tenable. C’est ce qui fait dire au scientifique Joël de Rosnay [2010] : « Qui aurait pu penser, il

y a à peine une dizaine d’années, que le fonctionnement du corps ne dépendait pas seulement du “programme ADN”, mais de la manière dont nous conduisons quotidiennement notre vie ? »

L’épigénétique ouvre de nouveaux horizons: ce que l’humain transmettra à sa descendance est le fruit, en partie, de son comportement !

Les études actuelles sur la plasticité du cerveau vont également dans le sens d’un lien étroit entre les fonctionnalités du vivant et le vécu. L’organisation des ré-seaux neuronaux joue sur le vécu mais, en retour, elle se modifie en fonction des expériences vécues par l’organisme [Les dossiers de la Recherche, 2010]. Se manifeste une capacité du cerveau à remodeler les branchements entre les neu-rones par formation ou disparition de synapses. Ainsi, exercer ou rééduquer ses capacités cérébrales (entrainement-apprentissage, donc psychisme) joue sur la biologie du cerveau lui-même. Bel exemple de lien entre le vivant et le vécu ! Là aussi le vivant se laisse atteindre par son vécu, et se laisse modifier par celui-ci tout en jouant sur lui ! La complexité du vivant est tellement plus riche que le simplisme du biotechnologiste.

Non seulement le biologique est directement lié au psychique, mais la réciproque est vraie puisque le biologiste constate combien les processus qu’ils étudient sont marqués par le comportement psychique, pour l’homme notamment. Le biolo-gique influence le vécu, comme on le dit depuis très longtemps, mais le vécu en retour influence le biologique comme le biologiste le montre depuis peu.

Voilà deux attitudes de l’ingénieur-chercheur en biologie de synthèse et du cher-cheur en biologie (la première simplifie le vivant, la deuxième le regarde dans sa complexité) qui semblent s’opposer. Cette tension nous semble très signifiante pour rappeler à l’ingénieur-chercheur des biotechnologies que le vivant est tou-jours beaucoup plus complexe que ce qu’il en dit et qu’il est nécessaire de garder en vue, notamment devant les réponses aux questions d’éthique, le fait que le vivant ne se réduit pas à ses fonctions.

Au moment où la biologie sort du fonctionnalisme, les biotechnologies pour-raient s’y enfermer : voilà une belle invitation à élargir le regard pour répondre avec objectivité et pertinence aux défis éthiques de l’utilisation des NBIC au vivant végétal, animal et humain. « Prendre soin du vivant » ne peut se limiter à augmenter ses fonctionnalités. Respecter le vivant, y compris en tentant d’en

171 menter les capacités, ne peut vraiment se travailler qu’au regard de la complexité du vivant dans ses interpénétrations biologie-psychisme.

Un point essentiel est souvent oublié : la vision simplificatrice de l’ingénieur du vivant, certes compréhensible dans son cadre, favorise une vision utilitariste du vivant, plus ou moins consciemment. Et quand le questionnement éthique arrive, ce sont ces visées utilitaristes, souvent masquées par de nobles visées thérapeu-tiques possibles, qui occupent le terrain, relayées par l’aspect économique. Bibliographie

Besnier, J.M., (2012), L’homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard.

Charpentier, E., (2015), CRISPR-Cas9, l’outil qui révolutionne la génétique, Pour La Science, 456.

De rosnay, J. et papillon, F., (2010), Et l’homme fabriqua la vie, LLL, p.117.

ferry, L., (2016), La Révolution Transhumaniste, Plon.

lamBert, D., et rezsöhazy, R., (2004), Comment les pattes viennent au serpent, essai sur l’étonnante plasticité

du vivant, Flammarion.

Les dossiers de La Recherche (2010), Le cerveau, comment il se réorganise sans cesse, n° 40, août 2010.

Conviction et responsabilité