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Conviction et responsabilité chez l’ingénieur : deux

éthiques en contradiction ?

Marie-Pierre esCuDié

INSA Lyon – Institut Gaston Berger, marie-pierre.escudie@insa-lyon.fr

introduCtion

Le rôle de l’ingénieur dans la vie politique relève de nos jours de l’expertise tech-nique [Callon et al., 2001], tant au niveau de la mise en œuvre des politiques publiques (policies) que de la lutte pour le pouvoir (politics). Au sein de la démocra-tie, il occupe désormais peu de fonctions de représentation [Marnot, 2010]. Para-doxalement, le constat d’un lien technocratique entre ingénieur et politique tend à occulter la question fondamentale de la proportionnalité entre le pouvoir que l’ingénieur met dans la technique et celui que la technique met entre ses mains en retour. Ethiquement, des voix s’élèvent pour réaffirmer qu’il y a une parole à prendre par les ingénieurs [Didier, 2008 ; Klein, 2011], mettant en jeu les implica-tions politiques, sociales, économiques et environnementales de l’ingénierie. Cet appel à une forme d’engagement, qui réaffirme selon nous une citoyenneté située de l’ingénieur, entreprend de répondre aux questions du type et du périmètre de la responsabilité de l’ingénieur ainsi que des moyens dont dispose ce dernier. Si dans les faits on assiste à un retour des idées de conviction et de responsabilité chez l’ingénieur, il subsiste des difficultés pour lier conscience et action dans un but politique.

Dans la perspective d’apporter une contribution à la recomposition de la figure politique de l’ingénieur, nous placerons cette communication sur les plans théo-rique et pratique. D’un côté, l’approche par la notion de responsabilité proposera des éléments pour une théorie politique du positionnement (à la fois penser et agir) de l’ingénieur dans la cité. De l’autre, une piste de réflexion éthique sera évoquée afin, notamment, de renouveler la formation des ingénieurs dans ce domaine, dans la mesure où elle constitue un levier majeur pour la reconstruc-tion des représentareconstruc-tions du métier d’ingénieur. Cependant, les limites des idées de conviction et de responsabilité dans le cadre d’une éthique de l’ingénieur nous

amènent à voir en quoi le contexte actuel de la société du risque oblige à élargir ces perspectives éthiques et politiques et à proposer une autre piste autour de la notion de care pour l’ingénieur.

ConviCtionetresponsabilitéChezlingénieur

Le contexte de la modernité caractérisé par l’intellectualisation et la rationalisa-tion des connaissances ainsi que par le pouvoir de maîtriser toute chose par la prévision détermine à la fois le domaine scientifique et le domaine politique. Il se prolonge même par la production de liens étroits entre ces domaines, dont témoigne le concept de technoscience formulé par G. Hottois : « la science

contem-poraine est technoscience, c’est-à-dire immédiatement relevante – dès la conception et l’approba-tion des protocoles des projets de recherche – pour l’acl’approba-tion, au sens de la transformal’approba-tion effective du milieu et de l’homme » [Hottois, 2004].

D’un point de vue éthique, Max Weber a montré que l’éthique de la conviction correspond au scientifique et l’éthique de la responsabilité au politique [Weber, 1959]. L’approche par les idéaux-types wébériens éclaire par les valeurs la relation à la démocratie. Elle permet de remonter à la source d’une analyse du régime de production des savoirs qui met en évidence la symétrie des procédures (double délégation et double coupure des scientifiques et des politiques) sur lesquelles repose la démocratie délégative [Callon et al., 2001]. De ce cadre d’analyse dans lequel l’ingénieur est a priori absent, nous faisons l’hypothèse qu’il existe une lacune importante en matière de pensée éthique de l’ingénieur1 mais que compte-tenu du contexte évoqué, il est opportun de chercher à le situer entre ces deux éthiques.

L’éthique de la responsabilité constitue pour Max Weber la posture de celui qui estime « ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action autant

qu’il aura pu les prévoir » [Weber, 1959]. Cette éthique se fonde sur une rationalité

téléologique dans laquelle l’action s’effectue par rapport à une fin donnée en fonction de moyens choisis pour leur efficacité pratique et leurs conséquences. Elle se présente comme une modalité de l’agir, dans le sens où elle conditionne le fait d’effectuer un acte et/ou d’accomplir un devoir de façon réfléchie et appro-priée [Lavelle, 2006]. Dans cette perspective, la technique comme moyen, parce qu’elle a une action sur le monde et en particulier des conséquences matérielles dans l’industrie ou l’administration, engage une responsabilité dans l’activité de l’ingénieur. Cependant, cela a conduit le politique à faire appel à l’ingénieur en tant qu’expert, c’est-à-dire à le situer par rapport à ses responsabilités techniques sans lui faire prendre position sur des orientations et décisions politiques. Par

1 Dans ce cas, nous distinguons l’éthique de l’ingénieur de l’éthique de l’ingénierie afin de traiter du rapport de l’ingénieur au politique et non du rapport de l’ingénieur à l’ingénierie.

175 conséquent, la technique est maintenue dans un impensé philosophique et social, en d’autres termes elle est ramenée à sa vision instrumentale.

L’éthique de la conviction s’inscrit dans une rationalité axiologique qui examine l’action conformément à une valeur ou une norme. Au cœur de l’action, l’effica-cité, présente dans la responsabilité, est reléguée ou du moins conditionnée par le respect de la valeur. Ainsi, l’éthique du savant, animée par un dessein de vérité et d’intégrité, se retrouve dispensée dans la formation des élèves-ingénieurs, la raison universelle et le savoir encyclopédique formant des conditions de l’objec-tivité scientifique. Bien que nous soulignons l’évidence et l’intérêt de conserver l’éthique de la conviction [Hottois, 1996] pour penser le rôle de l’ingénieur, il faut reconnaître que celle-ci le laisse démuni face à une action de plus en plus complexe.

Cette approche dichotomique a le mérite de mettre en avant le difficile position-nement éthique de l’ingénieur. Entre une vision instrumentale de la technique et une vision de la science comme theoria, il y a comme une absence de mise en perspective de l’activité de l’ingénieur dans ses conséquences politiques, sociales, voire anthropologiques. Néanmoins, l’intérêt de ce recours aux idéaux-types wébériens est par ailleurs de montrer que l’ingénieur peut les lier pour fonder sa propre action, car comme le précise l’auteur : « […] l’éthique de la conviction et

l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la “vocation politique” » [Weber, 1959].

soCiétédurisqueetliaison desdeux éthiques ?

L’action de l’ingénieur n’est pas à l’abri de l’urgence et des contingences écono-miques et sociales. Le moyen principal de la responsabilité s’ancre alors dans une définition juridique classique. Cette dernière repose sur deux dimensions : le cri-tère de l’imputation (répondre de ses propre actes pour le sujet approprié d’une sanction juridique et morale) et le champ rétrospectif (jugement des actes passés ayant entraîné un dommage – commission, omission et négligence, c’est-à-dire une intention de nuire ou une erreur sur les conditions de fait et les circonstances de l’action).

La société du risque suggère paradoxalement que le monde dans lequel nous vivons n’est pas plus dangereux qu’auparavant mais que le risque est devenu la mesure de notre action. U. Beck explique dans ce sens que la maîtrise technique perfectionnée et le système de décisions et de contraintes qui en découle s’effec-tuent dans un rapport à l’incertitude, induisant une politique de négociation des risques [Beck, 1986]. Empiriquement, cette notion de risque s’intègre tant au niveau des procédures que du discernement de l’ingénieur.

Il convient alors de relier ce contexte avec l’évolution de la notion de responsa-bilité, laquelle se caractérise, à l’âge technologique selon la formule de P. Ricoeur, par l’impossibilité d’imputer les situations de menaces à des causes externes. D’une part, la question de l’intention passe du mode de l’imputation à celui de la prise en compte de la dimension non-intentionnelle des actes aux conséquences pré-vues, non-prévues voire imprévisibles en raison des potentialités des technolo-gies contemporaines. À cette dimension inconditionnelle s’ajoute un paramètre temporel, prospectif, qui fait face à l’anticipation des dommages futurs causés par des actes présents.

Afin de reprendre en main le problème d’ « irresponsabilité organisée » que main-tient une volonté de contrôle du risque et non d'éthique du risque, le concept de responsabilité doit évoluer de sa définition juridique vers une acception politique. L’ingénieur ne peut plus se satisfaire de responsabilité seulement technique dans un monde technoscientifique. Dans cette perspective, la responsabilité comprend un sens politique et social dont le but est d’appréhender les incertitudes et leur gestion collective et surtout d’éprouver le rôle de l’ingénieur dans la démocratie technique. Cette dimension « socialement établie » de la responsabilité a comme hypothèse de travail qu’il faut dans un premier temps dépasser la culture du risque. Si plusieurs perspectives peuvent esquisser des voies fécondes de théo-risation politique de la figure de l’ingénieur, telles que la démocratie dialogique [Callon et al., 2001], la démocratie technique fondée sur la mise au jour du pro-cessus de conception et sur le rôle de la culture technique [Chouteau et al., 2014], nous soumettons dans le cadre de cette communication l’hypothèse de l’éthique du care en vue de retrouver une idée plus immédiate d’association et de responsa-bilité au sens politique.

l’éthique ducare pour lingénieur

Les apories du cadre éthique de la responsabilité en matière de prise en considé-ration des risques mettent en évidence le besoin de se pencher sur notre huma-nité et nos valeurs. La notion de care est en mesure de donner des éléments sur ce que signifie le rôle politique de l’ingénieur, sur ses qualités (attention, respon-sabilité, compétence, capacité de réaction) au cœur de ses pratiques (rencontre entre besoins et intérêts dans l’innovation par exemple) même si, bien sûr, il effectue des activités en dehors du domaine du care. Le care se présente comme un ensemble de pratiques emboîtées, du général au spécifique, orientées vers autrui, afin d’envisager la manière dont on est responsable les uns des autres.

« Au niveau le plus général, rappelle J. Tronto, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie » [Tronto, 1990]. Deux dimensions du

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care, « caring about » (se soucier de) et « taking care of » (s’occuper de, prendre en

charge), sollicitent l’attention de l’ingénieur au quotidien lorsqu’il doit constater l’existence d’un besoin et évaluer la possibilité d’y apporter une réponse. Alors que le sens du métier d’ingénieur tend à se perdre dans une représentation ins-trumentale, technique, au détriment du politique, l’approche par le care renforce sa pleine appartenance à la société. En poursuivant cette exploration, l’ingénieur assume une responsabilité non plus seulement au sens pratique mais au sens d’une disposition à tenir sa responsabilité.

ConClusion

Il est certainement trop ambitieux de prétendre contribuer à alimenter deux pro-blèmatiques, théorique et pratique. Cette communication défend pourtant l’idée de situer la place des ingénieurs dans la société au travers d’une prise en compte plus large de leur responsabilité. Cela implique en pratique de soumettre ces di-verses perspectives éthiques à la formation des élèves-ingénieurs, en préconisant leur mise en situation dans des projets d’ingénierie.

En définitive, le résultat de cette communication consiste surtout à éviter la prescription de l’une ou l’autre éthique à un moment donné et à proposer des ressources intellectuelles plurielles pour approfondir la notion de responsabilité. L’ouverture sur le care invite alors à se pencher sur deux hypothèses de renou-vellement de l’expérience et de l’expertise de l’ingénieur au sein de la démocratie. Bibliographie

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Callon, M., lasCoumes, P. et Barthe, Y., 2001, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie

technique, Paris, Le Seuil.

Chouteau, m., esCuDié, m.-p., forest, j. et nGuyen, C., 2014, L’ingénieur, au coeur de la démocratie

technique ?, in Lequin, Y.-C. et Lamard, P., Éléments de démocratie technique,

Belfort-Montbéliard, Université de technologie de Belfort-Montbéliard, p. 239-253.

DiDier, C., 2008, Penser l’éthique des ingénieurs, Paris, PUF.

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Thème 5

Le fictionnalisme

De la fiction au fictionnalisme

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