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La recherche d’homologies structurelles

On ne trouve pas dans la littérature de méthodes directement adaptables à ce type de problème. On retiendra par contre qu’une recherche assez proche dans ses principes généraux avait été menée par Erwin Panofsky (1967) : cet auteur avait en effet montré une homologie structurelle entre les discours de la scolastique (appréhendés à partir d’un corpus de textes théologiques), et la structure architecturale des cathédrales de la période gothique dans la région de l’Ile-de-France. Dans son principe le plus général, la recherche d’homologies structurelles est une méthode très courante dans les sciences humaines et sociales, et un auteur comme Michel de Coster (1978, 1985) en a bien montré l’intérêt tant heuristique que les enjeux théoriques26. Bien qu’appliqué à des objets fort différents de ceux que tente de cerner cette thèse, le travail de Panofsky reste comparable dans ses grandes lignes. Il montrait que la structure d’un discours, prise comme indice d’une forme de pensée caractéristique d’une culture et d’un groupe social, pouvait s’inscrire

26 Coster (1978, 1985) mène une réflexion théorique sur le statut de l’analogie dans les sciences humaines, analogie au

sein de laquelle la recherche d’homologies structurelles constitue un cas particulier. Cet auteur établit une distinction entre l’analogie discursive (simple artifice rhétorique et peu utile scientifiquement), l’analogie méthodologique (qui a une fonction surtout heuristique) et l’analogie théorique (qui a le caractère d’une démonstration hypothético- déductive empiriquement vérifiable). Cette distinction entre divers registres de théorisation est très éclairante sur les enjeux épistémologiques des méthodes utilisant l’analogie en sciences humaines et sociales.

dans des productions culturelles non discursives. Dans l’argumentation de Panofsky (1967), c’est l’existence d’une habitude mentale, d’un habitus (Bourdieu lui reprendra ce terme), qui permettait d’expliquer ce phénomène. En termes peirciens, on parlerait plutôt d’un interprétant final. La méthode de Panofsky consistait à comparer terme à terme la structure d’un corpus de textes de la scolastique à celle d’un corpus de cathédrales. Ce que montrait Panofsky, c’est que l’architecture des cathédrales gothiques correspondait à une volonté de clarification et de lisibilité des formes directement issue des écrits théologiques de la scolastique (décompositions ternaires des textes, organisation du discours selon des subdivisions logiquement ordonnées, etc.). La structure formelle des cathédrales hériterait directement de cette volonté d’ordre et de clarification : imbrication récurrente des formes les unes dans les autres, structures hiérarchisées, facades reflétant l’organisation de l’intérieur du plan du bâtiment, détail des sous structures et mise en évidence de leurs liens entre elles et avec l’ensemble. Il est clair que la relation d’interprétance que l’on a posé par hypothèse entre les discours philosophiques sur la connaissance et le discours télévisuel sur le cerveau nécessite, pour être objectivée, le repérage d’une telle homologie structurelle. Il y a cependant une différence importante : c’est essentiellement à partir d’une analyse de la structure formelle du discours de la scolastique que Panofsky dégageait des critères applicables à son corpus de cathédrales. Il décrivait quasiment une analogie visuelle, un rapport iconique entre un interprétant (la structure architecturale des cathédrales, leur plan) et un objet (l’organisation textuelle du discours de la scolastique). En effet, le discours de la scolastique se laissait décrire comme une forme : une forme visible dans la matérialité des textes et qu’il s’agissait presque de superposer aux plans architecturaux des cathédrales pour découvrir une homologie. C’était la mise à jour d’une telle analogie qui constituait la principale méthode de

Panofsky, et s’intégrait à sa logique argumentative. Dans le cas des discours sur la rationalité, on ne pourra pas s’appuyer sur un procédé comparatif équivalent. En effet, Panofsky appréhendait le discours de la scolastique à partir du concept de clarification, concept qui trouve facilement (pour Panofsky en tout cas) à s’exprimer en termes visuels. Tel ne semble pas être le cas pour le concept de rationalité. À ce dénominateur commun visuel, les plans des cathédrales fournissaient un matériau d’analyse pratique : des images fixes, dessinée précisément par des géomètres ou des architectes, des formes immobiles, des structures tabulaires. Tel n’est pas non plus le cas pour le discours télévisuel, fait d’images animées, de sons, de paroles, de textes, ainsi que de schémas narratifs se déroulant dans le temps. On abordera donc la structure du discours sur la rationalité à partir de l’analyse de ses thématiques et axiologies, mais sans que l’homologie puisse opérer au plan visuel.

4.2 Sous hypothèses opératoires

Pour devenir opératoire et aboutir à une méthode, l’hypothèse de la matrice culturelle doit être décomposée. Elle met en effet en jeu les sous hypothèses suivantes :

Sous hypothèse 1 : il existe une (ou des) représentation (s) socialement légitimée (s) de la rationalité. Le fait que des discours légitimés et légitimants sur la connaissance existent est une première étape pour montrer la présence d’une telle représentation sociale. On a évoqué ces discours dès le chapitre sur la vulgarisation. Ensuite, ce fait peut être confirmé en remarquant simplement qu’il existe aujourd’hui dans de nombreux dictionnaires un article intitulé « rationalité ». On approfondira l’approche dictionnariste plus loin, mais on peut sans doute déjà considérer cette première sous hypothèse comme acquise.

Sous hypothèse 2 : le discours sur la rationalité dispose d’une structure repérable. Autrement dit, le concept de rationalité ne se résume pas à une définition, mais constitue un champ conceptuel. Pour Sylvain Auroux (1979, p. 14),

Un champ épistémologique — une région de savoir déterminée — c’est le domaine d’apparition et d’existence de certains concepts, c’est l’ensemble des connexions entre ces concepts, et c’est aussi, par là même, le réseau des déterminations qui crible, dans le domaine complexe des phénomènes auxquels se réfère la région de savoir, ceux d’entre eux qui sont susceptibles d’être thématisés ou simplement aperçus par les sujets qui pensent en ce champ. D’un côté, un champ épistémologique n’est rien d’autre que l’ensemble de ses éléments. De l’autre, toute étude des propriétés des objets d’un champ présuppose la position du champ, c’est-à-dire la marque dans chacun des objets de sa présence au sein d’une totalité.

Si cette structure évolue, les systèmes de rapports qu’elle entretient entre ses composants doivent rester constants pour que l’on puisse encore parler de structure. Autrement dit, c’est la systématicité du concept de rationalité qu’il va falloir étudier : non pas des certitudes philosophiques ou des définitions qui serviraient ensuite de critères d’analyse du corpus télévisuel, mais plutôt un système de pensée organisé autour de thématiques récurrentes. Le terme de « matrice » culturelle utilisé jusqu’ici renvoie d’ailleurs bien à la notion de champ, c’est-à-dire à une définition quasiment topologique d’un ensemble organisés d’éléments reliés entre eux. Hélas, comme on l’a vu précédemment avec la recherche de Panofsky, cette topologie est trop métaphorique pour pouvoir s’appliquer simplement au discours télévisuel.

Sous hypothèse 3 : on retrouve, dans le discours télévisuel à propos de science, une structure comparable à celle du discours sur la rationalité. Il s’agit d’une hypothèse méthodologique : la valider ou l’infirmer serait tout aussi intéressant. Si l’hypothèse était infirmée, on aurait montré que même un discours aussi légitimé et légitimant que celui de la rationalité n’a pas d’influence sur la télévision. Si l’hypothèse était vérifiée, on aurait bien entendu montré l’inverse, mais ce qui serait alors intéressant, ce serait le comment de cet héritage. Comment la télévision interprète-t-elle le discours sur la

rationalité ? Il faudrait pour répondre à cette question comparer les systèmes de rapports entre les composants du discours sur la rationalité et les systèmes de rapports qui semblent en découler dans le discours télévisuel.

Sous hypothèse 4 : en liaison avec l’ensemble des sous hypothèses précédentes, l’existence d’une matrice culturelle correspondant à une représentation sociale de la rationalité est un facteur de stabilité du discours télévisuel à propos du cerveau. En effet, on a vu que les discours sur la connaissance s’inscrivent dans une vaste historicité. Les philosophes se sont penchés sur la connaissance depuis l’origine de la philosophie. En regard de cette historicité, le discours télévisuel à propos du cerveau ne représente qu’une fraction infime de la temporalité des représentations sociales. On peut donc supposer que, contrairement à l’hypothèse de la confrontation institutionnelle, la matrice culturelle des représentations de la rationalité ne devrait pas conduire à décrire une typologie de formations discursives. On peut au contraire s’attendre à trouver des traces de cette représentation dans tout le corpus. Ces traces seront-elles dispersées dans l’ensemble du corpus, ou constatera-t-on une homogénéité ? Autrement dit, découvrira-t- on les mêmes homologies structurelles à toutes les périodes traversées par le corpus du discours télévisuel, ou seulement des éléments épars ? C’est en répondant à cette question lors de l’analyse du corpus télévisuel que l’on pourra distinguer ce qui relève véritablement d’une matrice culturelle (confirmation de l’hypothèse) de ce qui n’en relève pas et qui nécessitera une autre explication (invalidation ou évolution de l’hypothèse).

4.3 Constitution d’un corpus textuel pour l’analyse des représentations de