• Aucun résultat trouvé

La rationalité comme dialectique de la logique et de l’action

Il est intéressant d’observer dans le texte du Discours comment les concepts cartésiens s’incarnent dans des figures empruntées à la connaissance commune, témoignant ainsi de la difficulté à extraire le discours sur la rationalité de ses racines. Pour définir les opérations de la pensée, Descartes, applique ainsi de nombreuses métaphores tirées de l’ingénierie : par exemple, pour introduire l’idée de morale provisoire, il écrit (Descartes, 1992, p. 76)

Et enfin, comme ce n’est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où l’on demeure, que de l’abattre, ou s’exercer soi-même à l’architecture, et outre cela d’en avoir soigneusement tracé le dessin ; mais qu’il faut aussi s’être pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu’on y travaillera […].

Ou encore, lorsqu’il se défend d’imiter les sceptiques (p. 85) : « […] au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer, et à rejeter la terre mouvante et le sable, pour trouver le roc ou l’argile ». On trouve bien d’autres métaphores issues de l’ingénierie dans le Discours, la plupart provenant du domaine de l’architecture ou de la géométrie.

Ces métaphores du Discours montrent tout d’abord l’influence du contexte technologique comme fondement de la pensée analytique et comme modèle pour penser sur la pensée. Ces métaphores montrent ensuite une réflexion tendant à articuler l’ordre du faire avec l’ordre du dire, préfigurant ainsi l’expérimentalisme de Boyle : le Discours fut écrit en 1636, et Boyle réalisa ses expériences de pneumatique entre 1650 et 1660 (Shapin, 1991). Descartes écrit (1992, p. 56) :

Car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d’aucune conséquence […].

Canguilhem (1985, p. 88 à 90), ayant étudié les nombreuses recherches que Descartes consacrait aux techniques (routines du campagnard et du soldat, croissance des végétaux transplantés, maturation des fruits sur les arbres, fabrication du beurre, fumées des cheminées, assèchement des marais, automates, trajectoire des boulets, sonorité des cloches, etc.) explique que (Canguilhem, 1985, p. 89) :

Ce bref recensement des sujets, si infimes puissent-ils paraître, de recherches techniques auxquelles s’intéressait Descartes devait être fait, car c’est, à notre avis, pour n’avoir pas dédaigné « d’abaisser sa pensée jusqu’aux moindres inventions des mécaniques » (I, 185) que Descartes a conçu entre la théorie et la pratique des rapports dont la signification philosophique nous paraît importante à la fois pour l’intelligence de sa pensée et pour toute réflexion philosophique en général.

Cette dialectique nécessaire entre une pensée et les conséquences d’une expérience définira plus tard, comme on le verra, la rationalité des sciences expérimentales contemporaines. La pensée cartésienne reste cependant fortement marquée par l’idéalisme qui s’oppose, à la même époque, à l’empirisme de Boyle qui proposait (Shapin, 1991, p. 41) « qu’un fait fut créé par la multiplication des expériences qui l’attestaient ». La possibilité de répéter une expérience est donc une garantie

permettant d’attester un fait. Cette idée fondamentale des sciences expérimentales, qui présupposent ainsi un monde déterminé par des lois, a des racines anciennes puisqu’on en trouve des traces dès l’antiquité, au IIe siècle après J.-C., comme l’explique Hendrik C. D. De Wit (1992, p. 109) :

Galien a critiqué les auteurs qui ont négligé de quantifier précisément : « Il faut qu’on rapporte avec précision la quantité et, aussi, le temps requis ». Il s’est intéressé en tant que médecin à la fréquence du pouls. Il a constaté qu’une patiente n’était pas malade, mais amoureuse, parce que son pouls s’était accéléré lorsqu’une personne était entrée dans la pièce. Elle avait raconté qu’elle était allée au théâtre où elle avait vu le danseur Pylades. Galien s’était arrangé, lorsque la patiente était revenue en consultation le lendemain matin, pour que quelqu’un entre en disant qu’il venait de voir le danseur Morphus. Le même scénario fut répété le troisième jour et les deux fois le pouls ne s’accéléra pas. Mais le quatrième jour, lorsque le nom de Pylades fut à nouveau prononcé, le pouls se mit à battre rapidement.

Kuhn (1990, p. 80) cite un certain nombre de recherches ayant montré la place de l’observation de la nature et d’une tradition expérimentaliste d’origine médiéval qui, jusqu’au XVIIe siècle, va élaborer des règles de méthode à suivre pour tirer des conclusions d’une expérimentation. Une telle conception empirique de la science se retrouve bien plus tard dans les recherches phénoménologiques de Peirce outre-atlantique. Il écrit ainsi (Peirce, 1978, p. 38) au sujet de l’administration de la preuve que

[…] si, pour prouver une proposition expérientielle donnée, un mélange d’expérimentation et de raisonnement mathématique est requis, ce dernier ne compte pas du tout dans la caractérisation de la preuve puisque l’on sait bien que le raisonnement mathématique est un principe constitutif nécessaire de toute expérimentation. Je refuse énergiquement cependant de faire de la démonstration mathématique la seule « preuve logique ». Au contraire, je maintiens que l’expérimentation est la seule preuve logique de toute question concernant des objets réels. Ce principe même d’une dialectique entre des faits et une théorisation est, à peu près à la même époque, constitutif de la philosophie positiviste prônée par Auguste Comte (Habermas, 1991, p. 109).

Bachelard (1970, p. 5) situe quant à lui le rationalisme appliqué au juste milieu entre idéalisme et réalisme, et affirme la nécessaire dialectique entre le raisonnement et l’action. Dans le domaine scientifique, le noyau dur définitionnel de la rationalité scientifique reste en effet depuis le positivisme cette dialectique entre un discours logique et une pratique expérimentale (Kuhn, 1972 ;

Popper, 1978 ; Habermas, 1991 ; Roqueplo, 1974 ; Morin, 1990). Morin (1990, p. 94) défini la rationalité comme

[…] le dialogue incessant entre notre esprit qui crée des structures logiques, qui les applique sur le monde et qui dialogue avec ce monde réel. Quand ce monde n’est pas d’accord avec notre système logique, il faut admettre que notre système logique est insuffisant, qu’il ne rencontre qu’une partie du réel. La rationalité, en quelque sorte, n’a jamais la prétention d’épuiser dans un système logique la totalité du réel, mais elle a la volonté de dialoguer avec ce qui lui résiste.

Cette approche de la rationalité se complexifie quelque peu chez Roqueplo qui s’inspire de Bachelard pour définir la « structure du savoir objectif » et fait intervenir la notion de modèle. Dans ce cadre, deux couples structurent le savoir objectif (Roqueplo, 1974, p. 117). Tout d’abord, le couple calcul abstrait/observation et expérience « définit le savoir objectif en tant que tel : le savoir à ce niveau, est savoir qu’on sait faire ; il a intrinsèquement partie liée avec le faire ». Ensuite, le couple calcul abstrait/modèle « définit les conditions de concrétisation du calcul abstrait, qui le rendent intuitivement disponible : il a partie liée avec la pensée ». Le modèle est nécessaire à la pensée car, pour Roqueplo, au niveau de l’aller-retour entre une théorisation et son champ de vérification expérimental, les discours scientifiques produits utilisent des mots qui, à la limite, « ne réfèrent « à rien » ; ils n’ont pas de « contenu » : ils désignent leur insertion opératoire au sein d’un contexte que la pratique vérifie dans sa globalité. Or ceci est quasi intolérable ; quelle qu’en soit la raison, nous avons besoin que les mots désignent « quelque chose » » (Roqueplo, 1974, p. 102). Ce « quelque chose » peut être aussi bien matériel que conceptuel, peu importe, le modèle « fournit à la théorie un champ sémantique revêtant les mots d’une signification plus concrète, plus familière : c’est ainsi qu’il met « un peu de chair autour du squelette ». Ce faisant… il lui donne vie et fécondité ! » (Roqueplo, 1974, p. 102). Si pour Roqueplo le caractère concret de l’expérience fonde la vérité du calcul abstrait, le caractère concret du modèle ne concerne pas cette vérité mais la pensabilité du calcul, et peut s’exprimer sous une forme symbolique visuelle (images et schémas). Mais considérer le modèle comme une représentation de la réalité, en l’isolant ainsi de la théorie trahirait la structure de vérité du savoir

objectif. Un modèle est donc le premier niveau de la décontextualisation d’un savoir objectif, une ontologisation qui intervient au sein même de l’institution scientifique lors des communications entre chercheurs ne travaillant pas exactement dans le même champ théorique mais ayant besoin de communiquer. Un modèle est donc un élément intervenant dans une socialisation des connaissances qui permet d’instituer des faits en les rendant publics.