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Les deux modèles de la traduction et de la trahison, apparemment antagonistes, sont pourtant bien plus proches qu’il n’y paraît. Ils renvoient tout d’abord à des conceptions successives des médias qui sont restées concurrentes dans le champ des sciences humaines et sociales. Comment ne pas voir dans le modèle de la traduction l’application à la vulgarisation scientifique du schéma de la communication de Claude Shannon « Émetteur --> Message --> Récepteur » ? Quant au modèle de la trahison, il est le pendant d’une certaine vision critique du rôle social des médias et de leur impact sur le fonctionnement démocratique, vision qui hérite entre autres de l’École de Francfort ou du travail d’Habermas. Mais là encore, on ne peut tenir cette attitude critique qu’en référence au modèle unidirectionnel de Shannon. C’est aussi ce que relève Dornan (1989, p. 101 à 121) dans son analyse des recherches anglo-saxonnes sur les rapports entre science et télévision. Dornan (1989, p. 101) explique tout d’abord que les chercheurs en communication ont trop souvent tendance à ne pas tenir compte des récents développements de la philosophie ou de la sociologie des sciences :

[…] the bulk of commentary on « science and the media » remains trapped within the classical understanding of science as a pristinely rational endeavour. Such commentary is preoccupied by the media’s inadequacy in communicating to the laity the processes and findings of scientific investigation20.

Dornan (1989, p. 102) décrit alors ainsi ce champ de recherche :

It is also a camp of inquiry that operates with a rigidly linear model of the communication process. Scientists are the sources of information, the media are the conduit, and the public is the ultimate destination. The goal is to minimize media interference so as to transmit as much information as possible with the maximum fidelity21.

Ensuite, l’idée d’une traduction souhaitable et fidèle du discours scientifique, tout comme celle de la nécessaire dénonciation de sa trahison, relèvent finalement d’une utopie de la communication dont le projet vulgarisateur est porteur quels que soient ses supports, et ce depuis son origine. C’est là l’intérêt de l’approche historique menée par Jeanneret (1994, p. 107) pour qui

[…] l’entreprise vulgarisatrice est potentiellement porteuse d’un mythe de la communication, mythe qui s’autorise à la fois de la clarté absolue d’un langage scientifique (parfaitement univoque) et de la diffusion universelle d’un langage démocratique (prétendument accessible à tous). D’un côté, la vulgarisation montre, plus que toute autre pratique de communication, que rien ne va de soi : ni le rapport de l’expression à la réalité, ni l’intercompréhension des membres d’une société. De l’autre, elle tend vers une langue apte à franchir toutes les barrières sociales et culturelles.

Les deux premiers modèles rencontrés sont donc trop schématiques pour rendre compte correctement de la complexité du projet vulgarisateur, et faisant l’impasse sur une réflexion historique, ce qu’ils attribuent au fonctionnement médiatique relève en réalité des contradictions d’une pratique culturelle plusieurs fois centenaire. Leur affrontement est par contre tout à fait révélateur des mouvements qui ont secoué les recherches sur les médias, et plus généralement sur la culture de masse. La vulgarisation apparaît alors comme un terrain où se cristallisent tous les enjeux de la communication, les questions du rapport au savoir ayant tendance à polariser les problématiques.

20 La masse des commentaires sur le thème « science et médias » restent prisonniers de la conception classique de la

science comme une entreprise pure et rationnelle. De tels commentaires se préoccupent de l’inadéquation des médias à communiquer aux profanes les processus et les découvertes de la recherche scientifique.

21 C’est aussi un camp de chercheurs qui fonctionnent sur la base d’un modèle rigide et linéaire du processus de

communication. Les scientifiques sont les sources d’information, les médias sont le canal, et le public est le destinataire ultime. Le but est de réduire les interférences du média pour transmettre le plus d’information possible avec la maximum de fidélité.

3. Les raisons d’abandonner tout fonctionnalisme

Les deux paradigmes que l’on vient de passer en revue ont pour caractéristique d’aborder la question de la « fonction sociale » des processus de médiatisation des savoirs. Il s’agit en effet, pour les chercheurs, de caractériser ou d’expliquer un phénomène social à partir de la fonction qu’il est censé remplir. On remarque tout d’abord que ce concept de « fonction sociale » apparaît bien souvent comme l’impensé ou le présupposé de tous ces travaux. Parfois, la référence à la sociologie de Radcliffe-Brown est explicite, Jean-Marie Albertini et Claire Bélisle (1988, p. 277) prenant ainsi la peine de donner la définition originale du concept de fonction sociale en citant son auteur : « La fonction d’une activité quelconque est le rôle qu’elle joue dans la vie sociale comme un tout et donc la contribution qu’elle exerce au maintien de la continuité structurale (Radcliffe- Brown) ». La notion de fonction sociale, est cependant parfois convoquée sans référer au contexte théorique de la sociologie fonctionnaliste qui l’a vu naître (par exemple, chez Fayard, 1988, p. 115). Ce fonctionnalisme peut aussi n’être qu’implicite (par exemple chez Allemand) : il témoigne alors de la volonté de cerner globalement et de manière univoque le fonctionnement social de la vulgarisation.