• Aucun résultat trouvé

Catégories spatiales d’analyse du discours télévisuel : les lieux et leur gestion

Certains sociologues ont mis en évidence l’influence des lieux de prise de parole sur la production de discours en situation d’entretien (Blanchet & Al., 1985). Dans le cas des interviews, journalistes et réalisateurs sont également conscients que le choix d’un lieu pour le recueil d’une parole va modifier considérablement le type de discours produit. En général, une personne interviewée sur son lieu de travail va avoir tendance à produire un discours plus institutionnel que si l’entretien est réalisé à son domicile. La situation concrète de l’interview, en particulier la posture corporelle adoptée par l’interviewé va aussi jouer sur la parole produite. Une position assise peut ainsi favoriser l’installation du locuteur dans son discours, etc. Le choix des lieux semble donc être une des dimensions structurantes d’un reportage, tant en amont de la réalisation (les réalisateurs repèrent les lieux avant un tournage, prévoyant ainsi les angles et les axes de prise de vue), que lors du tournage proprement dit.

Au-delà de ces considérations renvoyant aux pratiques de réalisation télévisuelles, l’enjeu est de mettre en évidence l’inscription, dans le discours, d’une confrontation entre des institutions et leurs systèmes de valeurs. On trouve alors chez Michel de Certeau une réflexion théorique, aujourd’hui bien connue, qui permet de justifier l’utilisation des catégories spatiales d’analyse pour mettre en évidence une telle confrontation. Dans sa distinction entre stratégies et tactiques, Certeau (1990, p. 59) écrit en effet :

J’appelle stratégie le calcul (ou la manipulation) des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir et de pouvoir (une entreprise, une armée, une cité, une institution scientifique) est isolable. Elle postule un lieu susceptible d’être circonscrit comme un propre et d’être la base d’où gérer les relations avec une extériorité de cibles ou de menaces (les clients ou les concurrents, les ennemis, la campagne autour de la ville, les objectifs et objets de la recherche, etc.). Comme dans le management, toute rationalisation « stratégique » s’attache d’abord à distinguer d’un « environnement » un « propre », c’est-à- dire le lieu du pouvoir et du vouloir propres. Geste cartésien si l’on veut : circonscrire un propre dans un monde ensorcelé par les pouvoirs invisibles de l’Autre. Geste de la modernité scientifique, politique, ou militaire.

A toute stratégie, Michel de Certeau oppose les tactiques qui se définissent par l’absence d’un propre, et ne peuvent s’exercer que sur le lieu de l’autre. Utilisant une métaphore militaire déjà filée par Eco (1972, p. 409), la tactique est présentée par Certeau comme une guérilla : elle profite d’occasions saisies au vol, de brèches dans la surveillance du propriétaire, en un mot elle braconne (Certeau, 1990, p. 61). Toute métaphorique que soit cette application de concepts militaires à une réflexion sur les rapports de pouvoir dans les sociétés, on voit bien sa portée dans le cadre d’une problématique où deux groupes humains, porteurs de valeurs fortes, sont amenés à coexister en un même lieu le temps d’un tournage. Qu’il s’agisse de professionnels de la télévision pénétrant dans un laboratoire, ou de scientifiques invités sur un plateau de télévision, on aura toujours affaire à des individus investissant des lieux chargés des symboles et de l’histoire des activités qui se déroulent dans une institution différente de la leur. Dans chaque cas, les lieux peuvent se définir comme des territoires à conquérir,

d’autant plus que le pouvoir visé est celui de la représentation : la représentation de soi, la représentation de l’autre, la représentation des interactions entre les « camps adverses ». Avec à chaque fois, en perspective, la possibilité ou le risque (réel ou imaginaire), d’une captation de son image et de son identité à des fins de légitimation, de polémique, ou de dénaturation du discours, ces imaginaires pouvant être valables d’ailleurs pour chaque « camp », même pour celui de la télévision. En effet, si la télévision gère en définitive le produit final et en maîtrise la diffusion, elle n’est jamais sûre pour autant d’échapper elle-même à toute instrumentalisation de la part des scientifiques.

Ainsi, la connaissance empirique des pratiques rejoint ici un cadre théorique dans l’idée que les lieux peuvent se constituer comme des moyens d’affirmation de son identité dans le discours. En tant que catégorie d’analyse, la notion d’espace semble donc constituer une marque pertinente pour faire apparaître la trace, dans le discours télévisuel, des évolutions des positionnements relatifs des institutions télévisuelles et scientifiques.

La méthode consistera à travailler, à l’intérieur du corpus, sur des proportions entre des types de lieux pour caractériser les formations discursives : on cherchera pour une période donnée à caractériser sur quels « territoires » se réalisent majoritairement les interviews. Toutefois, les lieux des interviews ne sont pas les seuls lieux à bénéficier d’une attention de la part des réalisateurs ou des cadreurs : tout cadre présentant un décor, une architecture, un paysage reconnaissable, peut se révéler porteur d’une ambiance, et être parfois un indice de la psychologie de l’individu qui l’habite, et renvoyer ainsi à l’institution qu’il représente. Les lieux décrits par la télévision, même en

l’absence de toute prise de parole, seront donc comptabilisés et référencés au sein d’une typologie. Enfin, les lieux d’un tournage, qu’ils servent à une interview ou à une description, peuvent être gérés : ils appartiennent en effet généralement à des individus ou des institutions qui organisent, refusent, rendent possible, ou subissent diversement la circulation des journalistes et des caméras. De même, la circulation de la caméra dans les lieux et la manière dont on y introduit le spectateur (par les points de vue qu’on lui propose), peuvent être gérées et reconstruites au montage. Cette gestion des lieux fera donc l’objet d’une attention particulière lors de l’analyse car elle constituera une autre marque pouvant compléter l’approche par la mise en espace en révélant la manière dont scientifiques ou journalistes affirment leur identité.