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Recherche : fondamentale ou appliquée ?

Dans le document La recherche architecturale (Page 74-78)

Deuxième partie

2. Recherche : fondamentale ou appliquée ?

Deux catégories (parmi d’autres) permettent de répartir en recherche « fondamentale » ou « appliquée » les différents types de recherche scientifique.

Il y aurait premièrement la recherche dite « fondamentale » ; celle que l’on dirait dégagée de visées utilitaires directes. C’est, pour reprendre l’expression utilisée par la philosophe Barbara Cassin, d’une forme de « recherche pour la recherche6 »

dont il est question : une production préoccupée par l’idée de contribuer au savoir scientifique lui-même, considérée comme une fin en soi, ayant valeur intrinsèque – quelles que puissent être ses applicabilités futures. Ou, sous la définition qu’en fait le très officiel Manuel de Frascati : « la recherche fondamentale consiste en des travaux de recherche expérimentaux ou théoriques entrepris principalement en vue d’acquérir de nouvelles connaissances sur les fondements des phénomènes et des faits observables, sans envisager une application

6 « Telle est l’utilité de l’inutile : la recherche pour la recherche, l’art pour

l’art, c’est vraiment la recherche et c’est vraiment l’art, dans leur fécondité » Barbara Cassin, « Barbara Cassin ou le temps long de la recherche »,

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ou une utilisation particulière7 ». Qu’on n’envisage

pas cependant ce savoir « fondamental » comme décontextualisé, métaphysique et totalement déconnecté du réel. En effet, c’est par exemple ce genre de recherche fondamentale qui a permis, au cours du siècle passé, le développement concret tant de l’énergie atomique que de la bombe nucléaire. Ainsi le célèbre mathématicien Alexander Grothendieck (médaille Fields) dénonça-t-il en 1972 à ce sujet, dans un discours critique devenu célèbre :

« La recherche nucléaire est indissociablement associée, pour beaucoup de gens, à la recherche militaire, aux bombes A et H, et aussi, à une chose dont les inconvénients commencent seulement à apparaître : la prolifération des centrales nucléaires. [...] Or, on s’est aperçu que [...] cette prolifération [...] pose des problèmes très graves. Je crois que cette situation qu’une recherche de pointe soit associée à une véritable menace à la survie de l’humanité – menace même à la survie de la vie tout court sur la planète – ce n’est pas une situation exceptionnelle, c’est une situation qui est de règle. En fait [...], je me suis aperçu que les grandes questions qui actuellement menacent la survie de l’espèce humaine ne se poseraient pas si l’état de notre science était celui, disons, de l’an 1900 – par exemple. Je ne veux pas dire par là que la seule cause de tous ces maux, de tous ces dangers, ce soit la science – bien entendu il y a une conjonction de plusieurs choses – mais la science, l’état actuel de la recherche scientifique, joue certainement un rôle important8. »

7 Manuel de Frascati 2015. Lignes directrices pour le recueil et la

communication des données sur la recherche et le développement expérimental,

Tome 1, Paris, OCDE, p. 47.

8 Alexander Grothendieck, Allons-nous continuer la recherche scientifique ?,

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Si, certes, le mathématicien ne prononce pas ici le terme de « recherche fondamentale », on entend bien à quel point peuvent l’être tant ses propres travaux – qu’il déclare lui-même « très éloignés de toute espèce d’application pratique » – que les types de recherche scientifique inclus dans sa formule de « recherche nucléaire ».

Deuxièmement, il y aurait la recherche dite « appliquée » ; celle qui assumerait plus volontiers d’être un savoir développé avec une visée concrète ou pratique. Ou, sous les termes du Manuel de Frascati déjà utilisé : « La recherche appliquée consiste en des travaux de recherche originaux entrepris en vue d’acquérir de nouvelles connaissances et dirigés principalement vers un but ou un objectif pratique déterminé9 ». En cela, cette typologie de connaissance

est à la fois « moyen » et « fin » en soi. En effet, si elle a de la valeur en tant que moyen au service des transformations du réel, elle possède aussi une valeur intrinsèque en tant que « connaissance applicable », en tant que savoir scientifique (et ce, même si elle n’est jamais appliquée en suivant). Ou, autrement formulé encore, il est question ici de voir qu’on ne mesure pas la valeur d’une recherche à son application concrète – se revendique-t-elle « appliquée » ou « fondamentale » peu importe – pour autant que tout savoir scientifique est tant moyen que fin en soi. Pour plus de clarté, voyons cela au moyen d’un exemple : l’Antiquité connaissait déjà le principe du moteur à vapeur, mais n’avait que très peu d’intérêt social pour ce système technique (pourquoi construire pareilles machineries mécaniques quand on dispose simplement et largement de la force physique des animaux et des esclaves pour réaliser

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les travaux nécessaires ?), de sorte que l’invention resta en latence jusqu’à la révolution industrielle où, système social se transformant, elle trouva un intérêt renouvelé, et se redéveloppa mondialement de la façon que l’on sait. On le voit : tout invite à décorréler la valeur le savoir scientifique d’avec son utilisation, potentielle ou effective (nous aurons l’occasion d’y revenir par la suite).

En conclusion, donc, disons à quel point il n’y a ni relation hiérarchique de supériorité ni relation systémique de priorité entre ces deux types de recherche (et de connaissance). Si ces deux catégories reconduisent l’une à l’autre, c’est de façons tant multiples que complexes, voire à l’occasion de manière floue voire surprenante ou même contradictoire. De même, l’une et l’autre ont – comme toutes les catégories – leurs limites, et il n’est certainement ni pertinent ni intéressant de tenter de ranger tous les processus de production de connaissance au sein de ces deux champs, qui sont plus à envisager comme des pôles, des horizons ou des lignes de fuites, que comme des boîtes noires aux contours clos et bien définis. Michel Beaud, auteur d’un ouvrage historique sur « l’art de la thèse », note ainsi avec raison :

« Trop souvent on oppose les thèses théoriques aux thèses empiriques. Faux débat fondé sur une distinction fallacieuse. La seule pertinente est celle qui sépare les mauvaises des bonnes thèses. Presque toujours les thèses qui se bornent à être des gloses sur des textes ou des auteurs, des relectures – et parfois des relectures de relectures – font des thèses médiocres ou mauvaises. De même les thèses qui rassemblent en des dossiers plus ou moins ordonnés des informations

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factuelles sur un sujet. Et c’est un abus de mots d’appeler les premières « théoriques » et les secondes « empiriques ». Ce sont des thèses ratées. C’est tout. Une bonne thèse, une bonne recherche, implique un juste équilibre entre théorie et empirisme10. »

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