Deuxième partie
13. Indiscipline ou métadiscipline architecturale ?
En 2012, Panos Mantziaras, alors chef du Bureau de la recherche architecturale, urbaine et paysagère au ministère français de la Culture et de
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la Communication, écrivait les lignes suivantes en introduction d’un numéro des Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine :
« Porter au grand jour la production scientifique émanant du champ disciplinaire de l’architecture n’est pas en soi un pari risqué. Depuis les premiers doctorats en architecture à l’université de Cambridge il y a presque soixante ans, depuis le premier programme doctoral à l’université de Pennsylvanie en 1964, cette production est suffisamment ample et consistante pour trouver une place non négligeable au sein des institutions universitaires européennes et nord- américaines, qui l’accueillent avec une bienveillance méritée et raisonnée59. »
Nombre de ses travaux portèrent, pourtant, sur le sujet dans les années qui suivirent. L’architecte poursuivait notamment sa réflexion deux ans plus tard, une fois encore à l’occasion de l’ouverture d’un des Cahiers de la recherche architecturale, précisant alors « qu’il ne s’agit pas (plus) de démontrer l’« être- discipline » de l’architecture, mais de s’assurer qu’elle participe du débat interdisciplinaire. Il s’agit là d’une prise de position selon laquelle l’architecture en tant que discipline n’existe que si elle peut prouver une substantielle capacité d’échange avec ses homologues60 ». Or, c’est là, selon
l’auteur, que le bât blesse : difficile de trouver les traces de ladite discipline dans les classements et les statistiques de la recherche scientifique globale. Et que pourrait bien être l’architecture comme
59 Panos Mantziaras, « Avant-propos », Les Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine, 26/27, 2012.
60 Panos Mantziaras, « Avant-propos », Les Cahiers de la recherche
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discipline, si ce n’est un fantasme, un fantôme, si elle n’existe nulle part ailleurs qu’en elle-même ? Sans surprise, le questionnement ne trouva pas avec ces numéros des Cahiers de la recherche de véritable résolution, de sorte qu’en 2018 encore, Mantziaras s’interrogeait encore : « L’architecture est-elle une discipline ? La question n’est pas rhétorique61 ».
On s’étonnera peut-être qu’un chef du Bureau de la
recherche architecturale, urbaine et paysagère puisse
avoir de tels doutes au sujet de l’existence même de la discipline censée fonder la raison d’être de son Bureau ministériel, plus d’un demi-siècle après la création de celui-ci. C’est que, il faut bien l’avouer, le sujet est plutôt complexe.
En 2001 déjà l’ouvrage collectif Discipline – visée
disciplinaire62 posait très sérieusement la question et
convoquait nombre d’acteurs et actrices du milieu de la recherche architecturale francophone pour y répondre. Comme attendu, les réponses y sont si variées que contradictoires les unes avec les autres. Pour Philippe Boudon « on ne saurait […] tenir pour discipline l’architecture elle-même, mais que l’on doit plutôt considérer des disciplines à son endroit », de même que pour Jean-Claude Ludi « l’architecture n’est pas une discipline mais justement ici un des champs concernés par la conception en architecture dont rend compte l’architecturologie ». Boudon s’interroge toutefois : « le terme de « doctorat en architecture » a-t-il un sens si l’on admet que l’architecture n’est pas une discipline ? ». De même que Jean-Pierre Boutinet, évoquant l’impossibilité d’envisager sérieusement
61 Panos Mantziaras, « Pour une épistémologie de l’architecture », in Jean-
Louis Cohen (dir.), L’architecture entre pratique et connaissance scientifique, Paris, éditions du Patrimoine, 2018, p. 30.
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que l’architecture puisse n’être qu’un métier : « est-il possible, sinon abusivement, de réduire l’architecture à une pratique professionnelle ?63 ». Pour ceux et celles
qui n’y croiraient pas non plus, l’ouvrage propose aussi un certain nombre de propositions pour fonder, définir, déployer la discipline architecturale. Ainsi Guy Rumé rappelle-t-il les propositions de Giorgio Grassi de considérer « l’architecture comme science », en ce sens que son ouvrage La Construction logique
de l’architecture fonde l’architecture, à l’image des
sciences exactes, sur des techniques, des méthodes, des théories construites logiquement, dont l’efficacité peut être mesurée, expérimentée ». Pour David Vanderburgh, « une discipline est reconnue comme telle à partir du moment où on lui emprunte ses outils ». Ailleurs encore, Frank Vermandel rappelle quant à lui quelques-unes des positions du mouvement dit de « l’architecture radicale », de Gregotti insistant sur la nécessité d’une défense stricte de la discipline architecturale64 à Archizoom misant au contraire sur
une stratégie de déstabilisation et de désacralisation des valeurs éthiques sur lesquelles se fonde l’idéalité disciplinaire65 en passant par Adolfo Natalini avouant
que « la négation de la discipline et la destruction de sa spécialité ont été des techniques libératrices66 »…
Et oui, après tout, pourquoi les doutes disciplinaires ne pourraient-ils pas être considérés comme des moteurs stimulant pour le projet et la création, la réinvention, la position éthique de chacun·e ? Plus
63 Op. cit., Boudon : p. 20-21 ; Ludi : p. 106 ; Boutinet : p. 96.
64 « Nous, architectes, ne devons pas nous laisser expulser de notre
univers disciplinaire, fait de théorie et de métier ; défendre cet univers disciplinaire, c’est aujourd’hui défendre l’identité même de l’architecture », Vittorio Gregotti, Le territoire de l’architecture, L’équerre, Paris, 1982, p. 15.
65 Cahiers thématiques de Lille, op. cit., Guy Rumé : p. 190 ; David
Vanderburgh : p. 53 ; Frank Vermandel : p. 174-187.
66 Adolfo Natalini, « Présentazione, Descrizione, Dichiarazione », in Super-
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tard, c’est l’ouvrage Indéfinition de l’architecture de Younès, Goetz et Madec qui alla jusqu’à l’affirmer : ce serait l’indéfinition (créatrice) de la discipline qui ferait sa force67 !
On le voit, les débats ne datent pas d’hier, et on trouvera dans la littérature des arguments appuyant toutes les positions et leurs contraires. Profitons de l’occasion pour expliciter à ce sujet le fait que le présent ouvrage a choisi de trancher en parlant de « la discipline » architecturale. Cela, pour la simple et bonne raison, incontestable, qu’il s’agit d’un fait socialement établi à l’heure actuelle. N’est-ce pas là un argument de taille pour répondre aux interminables questionnements épistémologiques ? Concrètement, socialement, pragmatiquement parlant, cette « discipline » possède ses écoles, ses diplômes à tous niveaux, ses corps constitués en matière de métiers et de carrières, son histoire et ses vocabulaires, ses milieux sociaux, sa littérature et ses critères de valeurs, ses habitudes ou encore ses communautés bien identifiées. Cela, malgré les mises en garde et propositions d’affinage sémantique de plusieurs auteurs préférant à ce singulier le pluriel « des disciplines de l’architecture », ou des « sciences de l’architecture » de Philippe Boudon, ou encore des « sciences pour l’architecture » de Daniel Pinson68. Que la théorie trouve le moyen de
rattraper le réel, qu’elle s’accorde ou non avec lui,
67 Benoit Goetz, Philippe Madec, Chris Younès, Indéfinition de l’architecture.
Un appel, Paris, La Villette, 2009.
68 Daniel Pinson affirmant que « L’autonomisation disciplinaire de
l’architecture n’est pas si impertinente, même si, dans ce sens, un doctorat « en sciences pour l’architecture », distinguant l’exercice professionnel et la recherche sur et pour l’architecture aurait pu être préférable au « doctorat en architecture » », Daniel Pinson, « Un point de vue sur la recherche en architecture en France », Recherches n°1, ENA, Rabat, 2009.
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qu’elle veuille le critiquer ou qu’elle lui préfère une formulation lexicale plus précise ou différente, peu importe : une discipline architecturale existe de fait, aujourd’hui, en France.
Qu’on refuse ou qu’on accepte, qu’on croit établie ou à construire la discipline, qu’on préfère parler d’une ou de plusieurs disciplines, le débat aboutit finalement toujours à la même thématique finale : celle de la communauté sociale de « l’architecture » et des consensus dont elle pourrait, ou non, être capable. Comme le synthétise encore Panos Mantziaras, en effet, « ce qui distingue les disciplines [...] c’est que leurs membres forment une communauté et adhèrent aux mêmes critères de démarcation69 ». Quel consensus communautaire
sommes-nous capables d’établir pour fonder la discipline architecturale ? Certains, comme Jean-Claude Burdese, considèrent cet horizon inatteignable en architecture, vue « l’idiosyncrasie » de notre milieu, qui abolirait a priori « toute possibilité de consistance disciplinaire70 ». Ce serait
un mythe total que d’imaginer toutefois que les autres disciplines scientifiques bien établies ne sont pas, elles aussi, traversées par bon nombre de conflits, débats, et positions divergentes ! Autant d’ailleurs
69 Panos Mantziaras, « Avant-propos », Les Cahiers de la recherche
architecturale et urbaine, 30/31, 2014.
70 « L’idiosyncrasie affichée de la production architecturale contemporaine
paraît abolir toute possibilité de consistance disciplinaire. [...] Nous proposons d’insinuer cette idée qu’il y aurait cette idée qu’il y aurait bien eu une discipline architecturale au xixe siècle ; mais l’émergence de
doctrines concurrentes dans le Mouvement moderne au lendemain de la première guerre mondiale, comme aujourd’hui l’hypostasie du sujet et la dissémination des savoirs et des savoir-faire dans l’effectuation de l’architecture contemporaine, nous mettraient dans l’impossibilité de statuer sur une probable substance disciplinaire du métier », Jean-Claude Burdese « La forteresse vide », in Cahiers thématiques n°1, p. 200-207, p. 200.
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que de croire à la parfaite unité perdue du corps architectural – l’existence de « Traités » historiques ne constituant en rien une preuve de l’unité historique d’un corps social. C’est cette consensualité possible ou refusée de la discipline « architecturale » qui est particulièrement mise à l’épreuve par le sujet de la
recherche architecturale qui ne peut que la remettre
en débat, encore et toujours. Et cette consensualité qu’il faudra donc atteindre pleinement pour faire exister une recherche architecturale disciplinaire, en ce « qu’il n’y a pas de discipline sans structure d’information lisible et fiable71 ». Mais c’est aussi cette
consensualité qu’il faudra trouver pour s’affirmer dans la « compétition sociale de la recherche » bien ciblée par Philippe Boudon72 comme le cœur des
débats sur la discipline. C’est cet entrelacement qu’il faut reconnaître et surtout apprendre à connaître pour pouvoir s’y retrouver au sein de ce jeu social des acteur·trice·s indissociable de la délimitation des disciplines qui structure la recherche institutionnelle, architecturale ou autre.
71 « Selon Francis Crick, l’un des trois nobelistes connus pour la découverte
de la structure de l’ADN, le dessein disciplinaire consiste en ces beaux motifs (patterns) du savoir organisé – beaux grâce à leur lisibilité. En effet, il n’y a pas de discipline sans structure d’information lisible et fiable », Panos Mantziaras, « Pour une épistémologie de l’architecture », in Jean- Louis Cohen (dir.), L’architecture entre pratique et connaissance scientifique, Paris, éditions du Patrimoine, 2018, p. 33.
72 « Ce que j’appellerai l’objet social de la discipline, qui la légitime
socialement, entre en confusion avec son objet scientifique – lequel la légitime scientifiquement », op. cit., Cahiers thématiques, p. 17.