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État de l’art problématisé

Dans le document La recherche architecturale (Page 133-139)

Troisième partie

2. État de l’art problématisé

Chacun des treize éléments ici proposés est un fragment constitutif de toute bonne « problématique de recherche ». Car, en effet, il n’y a pas de bon travail de recherche sans bonne problématique. Or, une bonne problématique ne s’invente pas de zéro : elle est intimement liée à un état de l’art problématisé préalable. C’est non seulement lui qui en justifie la pertinence, fonde sa nécessité, mais aussi établit sa possibilité historique (car on ne peut travailler sur un sujet sans sources préalables et on ne devrait pas travailler sur un sujet déjà mille fois traité et débattu). Une problématique est donc un ensemble argumenté, basé sur une connaissance préalablement établie par d’autres travaux et qui fait apparaître les limites, possibilités et contours contemporains. Quant à cet « état de l’art problématisé », comment le construire ? Pièce familière de toutes les disciplines, disons déjà que « l’état de l’art » est à bien différencier de la bibliographie de la recherche. Car si, pour le construire, il faut effectivement opérer un repérage très systématique de la littérature existante sur le sujet (entendant par « littérature » tant les livres que les pièces audio, vidéo ou tout autre encore), il n’est pas question dans l’état de l’art de livrer l’intégralité de ses trouvailles, mais plutôt de proposer une synthèse critique de cet état constaté : est-il fourmillant ou rare, homogène ou hétéroclite, conflictuel ou consensuel, ciblé dans le temps et l’espace, sujet à débat, nouveau ou bien connu ? Et surtout : quel « problème » s’y niche (problématiser signifiant quand même, littéralement, « poser un problème ») ? L’état de l’art doit faire apparaître les angles saillants et les nœuds problématiques d’une bibliographie : il permet de vérifier qu’un point n’a jamais été traité

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dans les études sur le sujet, de soulever un paradoxe jamais aperçu auparavant, de repérer des positions contradictoires en tensions entre des auteurs, de mettre en lumière qu’un problème récurrent ressort des conclusions de recherche sur une période donnée – ou bien d’autres encore. En cela, on le voit bien, il est déjà force de proposition et conditionne, à lui seul, un questionnement général de recherche, une hypothèse, un cadre ou un objet d’étude particulier. Cet état de l’art est à bien différencier, aussi, d’avec ce que les architectes utilisent sous le terme de « référence architecturale ». En effet, à la différence de ces dernières, l’état de l’art est le plus exhaustif possible : on étudie tous les livres d’un auteur, d’une période, d’un thème – ou, a minima, on précise pourquoi on n’en étudie qu’un fragment et sur quels arguments rationnels ces derniers ont été choisi plutôt que d’autres (alors que les références pouvant nourrir un projet n’ont ni cette prétention à l’exhaustivité, ni cet intérêt). L’état de l’art est aussi systématiquement, rigoureusement et précisément analysé dans sa façon d’analyser ces matériaux historiques, de façon à pouvoir générer des comparaisons et des conclusions solides (alors qu’idem, rien n’empêche de prendre une référence vernaculaire pour sa coupe bioclimatique, les matières d’une architecture néoclassique pour les atmosphères qu’elles génèrent et une théière ancienne en inox, sans raison explicite, par pure intuition). Pour bâtir un état de l’art, il faudra donc voir à bien resserrer le sujet, les disciplines convoquées, les périodes historiques et géographiques, etc. – de manière à ce que ces exhaustivités et systématicités évoquées deviennent atteignables dans un temps raisonnable.

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Enfin, disons-le clairement : l’état de l’art, en tant que synthèse critique, doit viser la concision ! Pièce parfois un peu rébarbative d’une recherche, elle a vocation à être démonstrative et non présentative : s’il s’agit bien de dire à la suite de qui et de quoi prend place la recherche, il n’est pas question d’y résumer la bibliographie (qui est déjà, en soi, une pièce synthétique d’ailleurs), mais plutôt de faire apparaître son actualité problématique, pour déployer ce nouveau propos à la suite de la longue histoire des idées préalablement initiées par d’autres. Ainsi pourra-t-on, en conclusion, se demander pour bâtir son état de l’art : « en quoi ce qui s’apprête à être démontré ne l’a pas déjà été par le passé ? » ou, ce qui revient au même : « en quoi ce qui s’apprête à être dit peut être envisagé comme une réponse aux travaux passés sur le sujet ? ».

3. Enjeux

Réaliser un état de l’art, est, d’une certaine façon, répondre à la question : pourquoi, suite aux travaux déjà réalisés, importait-il de mener cette recherche ? Il est toutefois fondamental de pousser plus loin encore cette explicitation des « enjeux » de toute recherche menée. Ce sont ces derniers qui donneront à l’étude son importance, sa nécessité ou ses potentielles applications – à savoir donc, sa valeur. Ces enjeux peuvent – doivent ! – être multiples, et de plusieurs ordres : de différentes échelles (locales et/ou globales), de différents domaines (disciplinaires et/ou extra-disciplinaires) et de différentes natures (théoriques, éthiques, politiques, sociaux, écologiques, techniques, pratiques, etc.). Les donner à lire permet de donner sens au processus de recherche déployer autant qu’à ses résultats.

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Cependant, il importe de bien séparer les enjeux des visées opérationnelles ou utilitaires d’une recherche. En effet, ici et là on pourra lire à propos des enjeux de la recherche architecturale que « l’enjeu scientifique » d’un sujet passe par le biais de son « utilité concrète dans le domaine de l’architecture9 » ou encore que « la recherche fait

progresser l’opérationnalité du métier d’architecte10 ».

Le Gouvernement français lui-même insiste de façon on ne peut plus claire au sujet de l’applicabilité souhaitée de la recherche lorsqu’il affirme que, parce que « les progrès de la science sont aussi synonymes de croissance et d’emploi, il est nécessaire de consolider la recherche partenariale et de faire en sorte que le soutien apporté à la recherche se traduise par une diffusion effective de l’innovation vers le monde économique et la société dans son ensemble11 ». Alors,

oui, comment ne pas être d’accord ? Une « bonne » recherche concourt forcément à déplacer les horizons, possibilités, critères et valeurs de la discipline : elle transforme donc, sans doute, le réel architectural de façon significative. Cela ne sous-entend nullement, toutefois, qu’elle doive pour cela être forcément pragmatique, opérationnelle ou appliquée ! Et s’il est bon de s’investir dans des recherches aux enjeux forts (à savoir, donc, à l’importance sociale explicite et certaine), l’utilité sociale de ces recherches peut aussi bien passer par des apports théoriques, philosophiques ou épistémologiques. S’il importe

9 Thierry Verdier, Guide pour la rédaction du mémoire en architecture,

op. cit., p. 21.

10 Fabienne Fendrich, « La recherche fait progresser l’opérationnalité du

métier d’architecte », entretien avec P. Derrouch, in Premier plan, Journal d’informations du PUCA, n°36, 2017.

11 https://gouvernement-et-citoyens.consultation.etalab.gouv.fr/project/

consultation-du-mesri/presentation/vers-une-loi-de-programmation- pluriannuelle-de-la-recherche

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bien de travailler à des formes de recherche en architecture utiles pour la pratique, ce n’est pas, en revanche, par son opérationnalité que la valeur du savoir doit être mesurée, pour autant du moins que, comme le remarque très justement Frédéric Bonnet, « la question de la connaissance ne fait pas la pertinence ou l’efficacité de l’action12 ».

C’est un fait incontestable, une recherche fondamentale peut tout aussi bien, sur le long terme, s’avérer extrêmement transformante pour les processus de conception et leurs aspects pratiques. Qu’on pense pour s’en convaincre aux manières dont les théories de Cerdà, de Venturi et Scott-Brown ou de Rossi ont pu nourrir des générations de concepteur·trice·s ; ces recherches pourtant étaient tout sauf opérationnelles ! En ces lignes, je rejoindrai donc Philippe Boudon affirmant : « Il revient aux enseignants d’apporter aux futurs architectes la connaissance de l’existence de leur discipline sans la rabaisser à un utilitarisme qui la dévalorise et la rend par-là souvent inutile, voire contestée13 ». Sans qu’il faille renier les possibles

usages ou applications de la recherche architecturale, il s’agit plutôt de ne jamais réduire la recherche à la pratique, la recherche travaillant de concert avec la discipline architecturale, qui ne saurait en aucun cas être réduite à une pure pratique ! Dès lors, le sens de la recherche peut être de lever une difficulté technique ou processuelle concrète, d’obtenir à des procédés directement constructibles ou industrialisables. Il peut aussi être de donner à lire des résultats ou des données qui amènent à concevoir autrement le métier, l’enseignement, la pratique ou le cadre sociétal de

12 Entretien mené par N. Boutkhil, J. Fournier et G. Turbiak, le 7 décembre

2016 à l’Eav&t à Marne-la-Vallée.

13 Philippe Boudon, « Discipline, Métadiscipline », in Cahiers thématiques de

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notre discipline. Encore, il peut aussi être celui d’une capacité à reposer autrement les questions, déplacer les problèmes, changer les regards, réorienter les cadres de pensées et les systèmes de valeurs. S’il y a de la place pour tous types d’enjeux en architecture, c’est qu’il y a de la place pour tout type de recherches. C’est donc d’une liberté stimulante, à saisir, dont il est question14 !

4. Question problématique

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