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8. ANALYSE DE L’OBJECTIF 3 : Comprendre les liens entre le sens donné au refus de services

8.2 Facteurs qui influencent la réponse en fonction du style de la travailleuse sociale

8.2.3 Le rapport au risque

Le rapport aux risques de chaque travailleuse sociale joue dans la variation des styles. Nous remarquons que deux manières de gérer le risque émanent des entretiens que nous avons menés, soit d’assumer soi-même le risque ou de le partager. Plusieurs travailleuses sociales nous ont admis qu’à partir du moment où elles ont expliqué à la personne les risques qu’occasionne leur refus, elles considèrent qu’elle accepte de prendre elle-même le risque sur ses épaules, ce qui en décharge la travailleuse sociale presque totalement. Cela montre que l’éthique de la protection n’engage pas forcément des comportements intrusifs, et que l’éthique de l’autonomie peut servir l’intérêt de la travailleuse sociale en termes de responsabilité. Nous en avons un exemple dans l’extrait suivant :

Tant qu’elle est lucide, moi je lui dis que je la laisse prendre ses décisions, je lui explique comment moi, je vois la situation. Elle prend sa décision et je dois lui dire : « Écoutez, moi j’explique dans mes notes que je vous ai avisé, j’avise la famille des risques, maintenant, le reste vous appartient ». (TS 3)

Dans cette optique, le seul moment où la travailleuse sociale ressent qu’elle doit gérer le risque pour la personne, c’est dans les cas où cette dernière est inapte à consentir à ses soins, ou lorsque la présomption d’aptitude n’est pas totalement claire.

Pour d’autres, bien qu’elles reconnaissent que la personne aînée ait une large part de responsabilité dans la gestion du risque, elles se sentent tout de même partiellement responsables et craignent les conséquences sur elles-mêmes dans le cas où la situation tourne mal. On retrouve cette posture à travers quelques extraits, comme celui-ci :

Mais là j’étais comme : « Il y a tel, tel, tel, tel risque, alors moi, si elle meurt à domicile, je ne veux pas être responsable ». (TS 1)

Dans ce genre de situations, les travailleuses sociales concernées tenteront de se faire soutenir par leurs collègues ou leurs supérieurs afin de se libérer de la nécessité perçue de gérer seule le risque à la place de la personne. Une fois que les superviseurs cliniques donnent leur aval à une intervention, ce n’est plus à la travailleuse sociale de gérer le risque, ou du moins à répondre de ses actes si la situation tourne mal, mais à l’établissement.

Admettons, je ne sais pas, je n’aurais peut-être pas été poursuivie pour ça parce que j’ai mentionné qu’elle était dans… on a décidé en équipe. (TS 1)

On voit donc que dans certaines situations, les travailleuses sociales avaient une réaction d’autoprotection. Le risque qu’elles se doivent de gérer n’est plus celui qui menace la personne aînée, mais bien celui qui la menace elle-même en tant que professionnelle et qui impliquent sa responsabilité.

Puis ultimement, si la personne est vraiment... j’arrive et elle me lance une brique par la tête, c’est sûr qu’on ne se mettra pas à risque, mais je vais aller voir mon superviseur et dire « Bien regarde, il y a ça, ça, ça qui est à risque, les comportements c’est ça, il y a un refus, est-ce qu’on ferme? » Puis que l’établissement entérine le fait qu’on sait qu’il y a ça et qu’on ferme. Je ne veux pas porter cette décision-là toute seule sur mon épaule. (TS 1) Dans cet extrait, nous constatons clairement que ce qui motivera la travailleuse sociale dans l’adoption de stratégies d’adaptation au refus n’est pas la protection de la personne aînée, mais bien la sienne, face à un risque au niveau de sa responsabilité professionnelle. Dans ce contexte, le sens du refus ne revêt plus aucune importance. Nous pouvons par ailleurs voir ce mouvement de protection dans les trois extraits précédant le dernier, puis dans un très grand nombre de situations relevées au cours des entretiens.

Dans d’autres cas, les travailleuses sociales acceptent de prendre une partie du risque sur leurs épaules, mais le gèrent très bien et ne ressentent pas le besoin de le partager. Il est intéressant de spécifier que ce sont les mêmes travailleuses sociales, plus expérimentées, qui ont exprimé ne pas ressentir le besoin d’assister aux rencontres de codéveloppement. Selon elles, cette aisance avec la prise de risque s’acquiert avec l’expérience.

Le maternage, quand tu es plus jeune, puis pour l’avoir vécu moi-même au début de ma pratique, on va plus materner, on va plus le garder ouvert au cas où il arriverait quelque chose ou… on est comme, on a peut-être moins cette confiance-là en nous. Alors on a à développer cette confiance-là et dire : « J’ai fait ce que j’avais à faire, maintenant ça appartient à l’autre ». Ça, c’est avec le temps. (TS 9)

Une travailleuse sociale nous a parlé d’une situation où elle voyait que l’homme qu’elle visitait était très mal en point et qu’une visite à l’hôpital s’imposait, mais l’homme refusait. Elle a pris le risque de proposer une entente à l’homme, comme quoi elle repasserait le lendemain et qu’elle contacterait l’ambulance s’il n’allait pas mieux, ce qui s’est finalement produit. La travailleuse sociale a expliqué qu’elle était consciente que la personne risquait de mourir chez elle pendant la nuit et qu’elle serait questionnée sérieusement par les autorités pour savoir s’il y aurait eu négligence si tel était le cas, mais qu’elle aurait été en mesure de justifier son intervention devant les autorités compétentes et qu’elle assumait une part du risque relié à cette intervention.

On voit donc ici que ces répondantes très expérimentées (plus de 15 ans) étaient en mesure de porter les risques d’une situation sur leurs épaules sans avoir à se préoccuper de se faire épauler par leur établissement. Notons que les interventions de ces travailleuses sociales avaient plutôt tendance à favoriser l’autonomie de la personne plutôt que sa protection. Nous pouvons ici nous demander si ce rapport au risque est bel et bien favorisé par une plus grande place de la valeur de

l’autonomie acquise au cours des nombreuses années de pratique, ou ne découlerait pas d’une stratégie plus ou moins consciente d’autoprotection, afin d’éviter de porter sur soi tout le poids de la décision de la personne. Rappelons que, comme nous l’avons vu plus haut, les travailleuses sociales expérimentées considéraient qu’elles avaient appris à gérer cette pression qu’elles ressentaient en début de pratique. Nous pouvons donc constater que le rapport au risque de chaque travailleuse sociale peut également influencer son jugement professionnel.