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2. PROBLÉMATIQUE

2.6 Les enjeux éthiques du refus de services

2.6.1 Le conflit éthique

Les enjeux éthiques et professionnels entourant le refus des usagers de soins médicaux requis d’un point de vue professionnel à leur santé sont déjà bien documentés. Toutefois, les situations où les personnes refusent des services pouvant améliorer leur bien-être psychosocial ont fait l’objet de beaucoup moins d’attention (Dudzinski et Shannon, 2006), mais posent néanmoins leur part de dilemmes éthiques chez les intervenants, créant parfois des malaises chez ces dernières. Tout comme pour la question des sens du refus de services, les principales sources d’informations francophones en lien avec les enjeux éthiques liés au refus de services professionnels de soutien à domicile nous proviennent de la France. D’ailleurs, les seules données québécoises que nous ayons trouvées à ce sujet proviennent de la thèse en éthique médicale d’une gériatre française qui observe les enjeux éthiques de la gestion de cas à travers une analyse comparative France-Québec- Allemagne du développement de la profession de gestionnaire de cas (Corvol, 2013), une profession le plus souvent occupée par des travailleuses sociales (Hofmarcher, Oxley et Rusticelli, 2007).

Selon cette auteure, le refus de services est considéré comme l’une des situations causant les plus grands dilemmes éthiques chez les gestionnaires de cas (Corvol et al, 2012). Elle est ainsi une grande source de soucis au travail, autant en France qu’au Québec et en Allemagne, même si les modalités d’accès à la gestion de cas en France font en sorte que le refus y soit rencontré de façon un peu plus fréquente (Corvol, 2013). Ce souci éthique peut en fait être rapproché d’un dilemme

éthique classique en travail social, celui de l’opposition entre les valeurs soutenant le principe de bienfaisance, incluant le principe de protection, et celui de respect de l’autonomie de la personne (Corvol, 2013; Moutel, 2007). À ce sujet, Mauriat et ses collaborateurs offrent une explication intéressante :

Le professionnel, de son côté, est soumis à deux injonctions difficilement conciliables : respecter le droit des personnes âgées à décider de leur vie et protéger cette personne d’une liberté qui risque de nuire à son existence, notamment lorsqu’il existe un déficit cognitif. Il est d’autant plus démuni et déstabilisé que sa formation initiale et continue a plutôt insisté sur l’approche instrumentale et fonctionnelle des problèmes sociaux et de santé des personnes âgées et moins sur leur dimension psychologique et existentielle (2009, p. 83). En plus du respect des droits de la personne à disposer d’elle-même, la logique de l’intervention et de l’accompagnement, elle-même par nature interventionniste (Couturier, 2006), implique pourtant de respecter la décision de la personne de refuser les services. Ceci s’insère en droite ligne avec le concept de patient partenaire explicité plus haut, qui met en valeur les choix de la personne, en tentant d’inclure l’expertise du patient dans l’accompagnement (Karazivan et al., 2015).

Corvol a démontré certains faits intéressants, dont celui de l’écart évident entre l’importance théorique du principe d’autonomie et son application dans des cas concrets. Lorsqu’elle posait à ses participants la question à savoir s’ils favorisaient le principe d’autonomie ou celui de bienfaisance, sans se rattacher à des situations concrètes, l’écrasante majorité des gestionnaires de cas à l’étude affirmaient favoriser l’autonomie, ou bien n’en considérer aucun comme supérieur à l’autre. Seulement 10% des Français et aucun des Québécois disaient favoriser la bienfaisance et la protection au détriment de l’autonomie. Toutefois, lorsque questionnés sur un cas concret, un refus d’aide à la toilette, aucun des gestionnaires de cas n’acceptait directement la décision de la personne sans d’abord tenter de la convaincre d’une façon ou d’une autre (Corvol, 2013). Les

réactions furent alors de : « temporiser sans pour autant renoncer (63%), négocier une adaptation des services proposés (41%), s’appuyer sur la relation de confiance qu’ils tentent de construire (35%), insister (31%), s’appuyer sur des proches ou d’autres professionnels qui tenteront à leur tour de convaincre la personne (31%) » (Corvol, 2013, p. 70). Elle ajoute que l’écart entre la théorie et la pratique s’accentue drastiquement lorsqu’il est question de refus de soins médicaux que les gestionnaires de cas jugent essentiels, où seulement 10% des répondants envisageaient spontanément d’accepter le refus comme une solution possible, alors que c’était le cas pour près de 50% d’entre eux lorsqu’il était question d’aide à la toilette. Ces données sont intéressantes puisqu’elles correspondent aux résultats des quelques entretiens exploratoires que nous avons menés avant d’entreprendre ce projet de mémoire. Ce difficile ajustement entre les valeurs exprimées par les gestionnaires de cas et leur réaction face à des cas concrets nous permet de croire qu’il est d’autant plus pertinent de s’intéresser au sens que les travailleuses sociales accordent à ces refus, mais également au sens qu’elles accordent à leur travail.

Les travaux de Corvol recoupent ceux de Balard et Somme, dont il a été abondamment question un peu plus tôt. En effet, dans un article commun, ces chercheurs reprennent les sens de Balard et Somme, c’est-à-dire de refuser les services pour exister ou les refuser pour disparaître, et leur proposent chacun une réponse propre. Tout d’abord, dans le cas des refus pour exister, ils soulèvent l’importance de sécuriser l’identité de la personne aînée en mettant un accent particulier sur son histoire de vie et en s’assurant de bien comprendre son projet de vie au cours de l’intervention (Corvol et al., 2013). Cette position découle de l’approche de la gérontologie narrative (Taylor, 2011), qui implique qu’en permettant à la personne de bien expliquer le sens de ce refus à travers sa propre subjectivité, on peut parfois parvenir à le désamorcer, tout en travaillant sur

l’empowerment de la personne (Balard et Somme, 2011). Cela implique donc que l’on adopte une attitude de négociation avec la personne, ce qui vient de facto reconnaître la légitimité de la personne aînée à prendre ses propres décisions (Corvol et al., 2014).

De l’autre côté, toujours selon Corvol et ses collaborateurs, un refus lié à la volonté de disparaître, tel qu’expliqué plus tôt, doit impérativement être accompagné de l’exigence de non-abandon de la part des professionnels. Ceci renforce l’idée que les intervenants doivent absolument se donner les moyens de bien comprendre le sens du refus et de considérer chaque situation clinique comme unique.

Face à ces situations, Corvol propose que les intervenantes développent une éthique relationnelle, qui consiste à se questionner d’abord sur la nature de cette relation (Corvol et al., 2014). Cette posture implique d’éviter les stratégies qui relèvent plus de la manipulation que de la négociation, même si celles-ci sont déployées dans le but de favoriser le bien-être de la personne et qu’elles n’affectent pas la relation de confiance entre la personne aînée et l’intervenant (par exemple un mensonge blanc). Une phrase utilisée par Corvol résume bien cette position : « le gestionnaire de cas doit s’efforcer d’aider la personne accompagnée à trouver un sens à l’expérience qu’elle vit, afin de pouvoir l’intégrer à son histoire de vie » (2014, p. 19). Ce serait donc la qualité de la relation entre l’intervenant et la personne aînée qui permettrait de bien répondre à la situation de refus.