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2. PROBLÉMATIQUE

2.6 Les enjeux éthiques du refus de services

2.6.2 Les différentes postures éthiques

Du côté des écrits anglophones, Brodtkorb et ses collaborateurs (2014) ont montré que les refus de services tels que l’aide à l’hygiène corporelle ou les soins dentaires sont perçus comme difficiles

et occasionnent un stress émotionnel chez les intervenants. Ces situations sont décrites comme de l’éthique « de tous les jours » (everyday ethics) et sont liées à des conditions de détresse morale.

Selon Dudzinski et Shannon (2006), il existe plusieurs postures éthiques que le personnel peut prendre pour répondre avec nuance à ce genre de situations. Tout d’abord, la posture de l’autonomie formelle affirme que, dans la mesure où la personne prend une décision libre et éclairée, le professionnel a l’obligation de respecter sa décision. C’est donc à l’intervenant de faire en sorte d’être capable de bien vivre avec cette situation. Cette posture offre l’avantage d’être fondée légalement et de donner une certaine sécurité à l’intervenant. Elle montre cependant certaines lacunes, notamment en raison du fait que cela tend à simplifier la situation clinique de refus et à évacuer les possibles causes relationnelles (entre autres) de cette décision en postulant un consentement toujours éclairé (Dudzinski et Shannon, 2006). Cette posture est valorisée par les tenants d’une approche strictement juridique.

La posture de l’objection consciente propose au professionnel de respecter la décision de la personne et, de ce fait, de reconnaître sa pleine légitimité, tout en reconnaissant le droit du professionnel de refuser de prendre part à des actions qu’il trouve moralement inadmissibles. Selon cette posture, si le professionnel vit un problème moral avec la décision de l’usager, il doit continuer de donner le traitement ou le service, tout en prenant tous les moyens nécessaires et raisonnables pour trouver une autre ressource qui serait prête à prendre en charge la personne qui refuse ses services. Cette posture offre la possibilité au professionnel de ne pas se mettre en conflit moral, mais fait en sorte que lors des cas où il n’est pas en mesure de trouver d’autres ressources pour intervenir à sa place, la souffrance éthique de l’intervenant demeure entière (Dudzinski et

Shannon, 2006). De plus, elle a pour effet de ne pas poser le refus comme objet de réflexion, en lui-même et quant à la pratique professionnelle qui le concerne; le refus est externalisé de la relation clinique et n’a pas, ce faisant, de valeur clinique. Cette posture est valorisée par la perspective dite du choix éclairé.

Une posture paternaliste2 sanctionne le fait de ne pas prendre en considération le refus de la personne en agissant dans son intérêt supérieur. Pour plusieurs, comme nous l’avons vu plus haut, le refus peut découler du fait que la personne est dans l’incapacité de prendre une décision, il faut donc la protéger, éventuellement contre elle-même. Toutefois, cette approche diminue l’importance de la négociation et de la réciprocité dans la relation entre le professionnel et la personne, et suggère que le professionnel connaît mieux la situation clinique que la personne elle- même (Dudzinski et Shannon, 2006, p. 219). Cette posture, dont le modèle du patient-partenaire tente de se distancier, est valorisée par la perspective dite des résultats probants de la recherche.

La quatrième posture proposée par Dudzinski et Shannon est la réponse communautaire, qui suggère que les professionnels doivent prendre les décisions en fonction des intérêts d’une communauté, qui peut en certaines circonstances imposer des restrictions à la personne. Dans cette approche, les besoins de la famille, des amis, de la communauté, mais aussi ceux des soignants et des professionnels doivent être pris en considération.

2 Dans notre utilisation du terme de l’éthique paternaliste tout au long de ce mémoire, nous reconnaissons que la

protection est parfois nécessaire dans l’intervention. L’emploi de ce terme ne doit donc pas être lu comme étant strictement péjoratif.

Cette posture ouvre sur une dernière posture, soit celle de la solution négociée, qui ferait en sorte de minimiser les effets sur la personne en respectant le plus possible son autonomie. Cette solution impose de bien connaître les motifs de refus de la personne afin de faire en sorte d’offrir ce qui peut être fait tout en respectant le point de vue de l’usager. Elle se rapproche, en ce sens, de l’éthique relationnelle mentionnée plus haut, puisqu’il est question de prendre ce qu’il y a de bon dans l’éthique paternaliste (comme la volonté bienveillante de protéger en certains moments) et de l’articuler avec les enjeux d’autonomie de la personne. Cette posture est valorisée par la perspective dite de l’usager ou patient partenaire (Karazivan et al, 2015). Elle permet de concilier l’éthique de la protection et l’éthique de l’autonomie.

Notre analyse des textes montre en creux une dernière posture, opportuniste, à la faveur de laquelle le professionnel se saisit de l’occasion d’un refus pour se départir d’un usager en fermant rapidement son dossier, pour ne pas investiguer davantage, etc. Ce repli sur une posture à priori de type autonomie formelle dessert grandement les usagers dont la littératie est faible, et ce, quelle qu’en soit la raison, ou dont les conditions de santé ou sociales sont plus ou moins invisibles (dépression, isolement, peur, etc.).

Comme nous pouvons donc le constater, le refus découle de multiples raisons, mais peut également être reçu par les intervenants de différentes façons. Bien entendu, lors des situations où la personne est inapte à refuser les soins ou que le professionnel soupçonne que ce refus est occasionné par des troubles cognitifs ou psychiatriques, le professionnel se doit de poursuivre l’intervention et de porter secours à une personne qui peut être considérée comme en danger. Les situations cliniques sont souvent plus complexes que ce que prévoie la loi ou les modèles conceptuels. L’intervenant

doit alors élaborer un jugement clinique qui tentera de finement donner sens à la situation clinique. Car, il ne faut pas l’oublier, comme le disent Balard et Somme, « refuser le refus, c’est passer à côté de la logique de l’usager. Le refus doit être considéré comme une dimension à part entière de l’accompagnement » (2011, p. 99). Pour nous, le refus est un élément constitutif de la situation clinique ; il est en ce sens l’une des conditions que le raisonnement clinique doit prendre en considération, parmi d’autres.

Ce sont donc les situations complexes, où la mobilisation de la loi ne suffit pas, qui nous intéressent. La réponse des travailleuses sociales et le sens qu’elles accordent à cette catégorie de situations pourra nous en apprendre énormément, non seulement sur le refus en tant que tel, mais également sur les conceptions qu’elles ont de leur rôle professionnel et dans la vie des personnes en question. De plus, dans sa partie la moins visible, le refus peut découler de jeux de pouvoir sur lesquels ce mémoire cherche à jeter un peu de lumière.