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CHAPITRE II : CLINIQUE DE L’UN ICHNOLOGIQUE – REPONDRE AU DIRE D’EX-

I. L’UN LÉVINASSIEN – UNE REPONSE AU REEL

5. Rapport et non rapport

a. Différence dans la non-indifférence

L’élection telle développée par Levinas induit deux conséquences : la première est le maintient d’une forme de non-rapport au sein même de la socialité, pour la simple et bonne raison que l’élu ex-siste à l’ensemble ; la seconde est la constitution d’un Autre consistant1 :

« La mise en question du moi dans le visage d’Autrui est une tension nouvelle dans le Moi qui n’est pas une tension sur soi. Au lieu d’anéantir le Moi, la mise en question le rend solidaire d’Autrui d’une façon incomparable et unique […]. La mise en question du Moi par l’Autre est, ipso facto, une élection, la promotion à une place privilégiée dont dépend tout ce qui n’est pas moi 2».

Le langage, comme présence du visage, n’invite pas à la complicité avec l’être préféré, au « je-tu » se suffisant et oublieux de l’univers. Dans le rapport à Autrui, la séparation se creuse « entre termes absolus et cependant en relation, qui s’absolvent de la relation qu’ils

entretiennent3 ». La relation métaphysique réalise le pluralisme qui suppose une objectivité

posée dans l’impossibilité de la réflexion totale, dans l’impossibilité de confondre en un tout le Moi et le non Moi. Cette impossibilité n’est pas négative (ce serait encore la poser par rapport à l’idéal de la vérité contemplée)4, mais tient au surplus de l’épiphanie de l’Autre qui

domine le sujet responsif de sa hauteur. Ainsi, le rapport avec Autrui (proximité) n’annule pas la séparation. Il y a inégalités de termes entre l’éthicien et l’Autre, transcendants l’un par rapport à l’Autre, « Autrui en tant qu’autrui, répète Levinas, se situe dans une dimension de

la hauteur et de l’abaissement – glorieux abaissement ; il a la face du pauvre, de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin et, à la fois, du maître appelé à investir et à justifier ma liberté5 ».

L’Autre qui parle à l’éthicien et auquel il répond ne s’offre, ne se donne pas de manière à ce que sa manifestation soit assumée, mise à la mesure de l’intériorité du sujet et reçue comme venue de lui-même. L’extériorité du discours ne se convertit pas en intériorité au sein même de la responsabilité du pour-l’Autre, mais maintient un rapport sans rapport6,

1 La consistance n’est pas la complétude. 2 Levinas E., Noms propres, op.cit., p.85-86. 3 Levinas E., Totalité en Infini, op.cit., p.242. 4 Idem, p.244.

5 Idem, p.281. 6 Idem, p.329.

relation et non relation1, une séparation liante2, fraternité dans l’extrême séparation3.

Relation à travers une différence absolue qui ne se réduit à aucune relation synchrone et réciproque, sans union de l’Ame et du corps. Différence absolue qui induit la non-indifférence du pour-l’Autre. Cette diachronie absolue de la création4 (le sujet est créature, l’Autre est toujours là avant, passivité première) est réfractaire au rassemblement en présent et en représentation. L’appelé à être répond à un appel qui n’a pu l’atteindre, puisque issu du néant, il a obéi avant d’entendre l’ordre.

b. La paix eschatologique

La solution du pour-l’Autre permet un certain traitement de la diachronie5

(clinique de l’Un ichnologique), puisqu’il instaure la « paix comme relation avec l’autre dans

son altérité absolu6 ». La paix eschatologique est prise en compte de l’infini et ne supprime pas le non-rapport (puisque, d’une part, comme précisé auparavant, l’élu ne fait pas partie de l’ensemble7, et d’autre part, l’ensemble constitué est composé de singularités8). Là où la

totalité s’accompagne de la guerre (logique imaginaire), la paix résulte de la prise en charge de l’incomplétude (passage à la médiation symbolique, ou consistance).

L’eschatologie9 « met en relation avec l’être, par delà la totalité ou l’histoire […].

Elle est en relation avec un surplus toujours extérieur à la totalité 10». L’infini est cette

transcendance par rapport à la totalité. Cette eschatologie n’est pas un au-delà de l’histoire, mais dans l’instant. C’est une vision sans image, dépourvue de vertus objectivantes synoptiques et totalisantes de la vision.

1 Levinas E., Herméneutique et au delà, (1977), dans De Dieu qui vient à l’Idée, op.cit., p.169. 2 Levinas E., Préface à Système et Révélation de Stéphane Mosès, Seuil, Paris, 1982, p.16. 3 Levinas E., Ethique comme philosophie première, op.cit., p.98.

4 Levinas E., Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op.cit., p.180-181.

5 Levinas E., Totalité en Infini, op.cit., p.215 : « Je ne lutte pas avec un dieu sans visage, mais répond à son expression, à sa révélation ».

6 Levinas E., De l’unicité, (1986), dans Levinas E., Entre nous, Essais sur le penser à l’autre, Editions Grasset et

Fasquelle, 1991, p.201.

7 Levinas E., Totalité en Infini, op.cit., p.187 : « Le déploiement positif de cette relation pacifique sans frontière ou sans négativité aucune avec l’Autre, se produit dans le langage. Le langage […] est contact à travers une distance, rapport avec ce qui ne se touche pas, à travers un vide ».

8 Ouaknin M.A., Méditations érotiques, Essai sur Levinas E., op.cit., p.129.

9 En théologie, doctrine relative au jugement dernier et au Salut assigné aux fins dernières de l’homme, de

l’histoire et du monde ; en philosophie, considérations relatives à l'au-delà de la situation actuelle de l'humanité. Levinas combine ces deux abords.

L’eschatologie telle que la conçoit Levinas est une vive critique du mouvement hégélien de l’Histoire, et de l’Histoire comme juge anonyme1. L’eschatologie permet la paix, « elle ne vise pas la fin de l’histoire dans l’être compris comme totalité – mais met en relation

avec l’infini de l’être, qui dépasse la totalité 2». Exception qui permet à la fois de faire de

l’Histoire une discontinuité ouverte, elle démontre l’impossible du tout par l’entremise du sujet responsif comme « tiers exclu 3», et donne un sens à l’Histoire (signification phallique)

via la responsabilité.

c. Un discours avant le discours

Par l’entremise de la signification (phallique) du pour-l’Autre, le visage est non violence par excellence, hors essence numineuse qui fait trembler et se fait craindre4, maintien

de la pluralité du Même et de l’Autre. L’épiphanie est cette (non-)relation qui part de l’Autre (divisé par sa parole) et destitue le sujet responsif de sa place au soleil. La paix est une relation (pour-l’Autre) qui part de l’éthicien et va vers l’Autre, dans le Désir et la Bonté où le Moi à la fois se maintient et ex-siste sans égoïsme (ce Moi que Levinas écrit avec une majuscule n’est pas le moi imaginaire, mais le moi marqué par le Désir et la Loi).

Levinas, par cette nomination symbolique qu’est la signification phallique, tente d’inscrire un discours avant le discours5, métalangage, « secret de naissance de la pensée

elle-même et de l’énoncé verbal qui la porte 6», traitement de S(Ⱥ). Ecoutons Lacan à propos

de ce manque au lieu de l’Autre :

« S(Ⱥ) cela ne veut pas dire que tout ce qui se passe au niveau de A ne vaut rien, à savoir toute vérité est fallacieuse […]. S(Ⱥ) veut dire ceci : c’est que si A, le grand Autre est non pas un être mais le lieu de la parole, S(Ⱥ) veut dire que dans ce lieu de la parole […] il manque quelque chose. Quelque chose qui peut n’être qu’un signifiant y fait défaut. Le signifiant qui fait défaut au niveau de l’Autre, et qui donne sa valeur la plus radicale à ce S(Ⱥ), c’est ceci qui est si je puis dire le grand secret de la psychanalyse […]. C’est ceci le grand secret, il n’y a pas d’Autre de l’Autre 7».

1 Idem, p.8 : « Ce n’est pas le jugement dernier qui importe, mais le jugement de tous les instants dans le temps où l’on juge les vivants. L’idée eschatologique du jugement (contrairement au jugement de l’Histoire où Hegel a vu à tort la rationalisation de celui-là) implique que les êtres ont une identité avant l’éternité, avant l’achèvement de l’Histoire […] ». Cette identité avant l’éternité renvoie à la singularité du dire.

2 Idem, p.8.

3 Levinas E., Notes philosophiques diverses, op.cit., p.439. 4 Levinas E., Totalité en Infini, op.cit., p.236.

5 Levinas E., Liberté et Commandement, op.cit., p.42.

6 Levinas E., En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, op.cit., p.228. 7 Lacan J., Le Séminaire Livre VI, Le désir et son interprétation, op.cit., p.353.

Le discours avant le discours, le pour-l’Autre, inscrit un Autre de l’Autre, opère une suture1 symbolique au champ de l’Autre. Ainsi, « la présence du visage est précisément la possibilité même de s’entendre 2». L’élection d’Israël instaure également la paix et est le « fondement de

la tolérance. Cette idée se prolonge dans le judaïsme jusqu’à l’intimité ultime avec l’étranger, puisque "les justes de toutes les nations ont part au monde futur" ; elle aboutit à affirmer que le monde avait été créé pour "les voies de la paix". Ce sont de tels aboutissements3 qui révèlent le sens de l’élection 4». L’élection telle qu’elle est définie par

Levinas, dans le pour-l’Autre et dans l’exception d’Israël, garantit la paix : « Pour le

judaïsme, le but de l’éducation consiste à instituer un rapport entre l’homme et la sainteté de Dieu et à maintenir l’homme dans ce rapport 5». Levinas cite Isaïe 57,27 pour illustrer la paix

du pour-l’Autre : « En faisant éclore le langage sur leurs lèvres… Paix, paix à qui est loin et à qui est proche, dit l’Eternel 6». L’instauration de la paix est permise par une sortie d’un

rapport imaginaire à l’Autre. La médiation symbolique inscrit une percée dans une complétude mortifère (trouage).

Dans le même fil, il cite un passage sur le message des lumières de Hanouca, page 21b du Traité de Chabath :

« Que signifie Hanouca ? Les docteurs enseignent : le 25è jour du mois de Kislev, commencent les jours de Hanouca. Huit jours où l’on ne célèbre aucune cérémonie de deuil, où l’on ne pratique pas de jeûnes. Lorsque les grecs avaient pénétré dans le Temple, ils rendirent impures toutes les huiles qui s’y trouvaient. Quand la maison des Hasmonéens a eu le dessus, on n’a trouvé au Temple qu’un seul petit flacon d’huile pure, portant le sceau du grand Prêtre. L’huile n’aurait dû suffire au maintien de la lumière (permanente au Temple) que pendant un jour. Mais un miracle se produisit : l’huile du flacon suffit pour huit jours. L’année suivante, on institua la célébration de ces jours par des chants de louanges et de grâces 7».

Levinas en déduit qu’Hanouca est la merveille d’une lumière plus riche que les énergies qui l’alimentent, merveille du dépassement, de plus issu du moins (logique de l’exception phallique). Il ajoute :

« Il s’agit du prodige quotidien de l’esprit, qui précède la culture. C’est une flamme qui s’embrase de sa propre ardeur : le génie qui invente l’inouï bien que tout soit dit ; l’amour qui s’enflamme sans que l’être aimé soit parfait ; la volonté qui entreprend malgré les

1 La suture n’équivaut pas à une annulation ou une obturation.

2 Levinas E., Ethique et Esprit, (1952), dans Difficile Liberté, op.cit., p.24. 3 Je souligne.

4 Levinas E., Religion et tolérance, (1960), dans Difficile liberté, op.cit., p.262. 5 Levinas E., Une religion d’adultes, (1957), dans Difficile Liberté, op.cit., p.31.

6 Levinas E., Dieu et la philosophie, (1975), dans De Dieu qui vient à l’Idée, op.cit., p.123. 7 Levinas E., Le clair et l’obscur, (1961), dans Difficile liberté, op.cit., p.344.

obstacles qui la paralysent ; l’espoir qui éclaire une vie en l’absence des raisons d’espérer ; la patience qui supporte ce qui peut la tuer. Il s’agit des ressources infinies de l’esprit qui dépasse, créateur, la prudence des techniques ; sans calculs, sans passé, il s’épanche joyeux dans l’espace, s’engageant pour les causes d’autrui, gratuit et prodigue 1».

Il y a une condition à ce miracle de la lumière généreuse (même structure que l’idée du discours avant le discours) : « avant le miracle de la lumière généreuse – et comme condition

de ce miracle – un autre miracle eut lieu. Miracle obscur qu’on oublie 2». Il a fallu que se

conserve quelque part une huile transparente et intacte : miracle comme condition du miracle, « liquide sommeillant en marge de la vie », « existence clandestine, isolée, dans son refuge

souterrain, du temps et des évènements, existence éternelle 3».

d. Une fonction de nomination

Levinas souligne l’impossibilité des droits de l’homme et la fragilité de la paix instaurée par ce type de droits, car les droits de l’un peuvent être démentis par les droits de l’autre4. La justice (au sens classique du terme, et non pas au sens lévinassien) vient

finalement comme limitation de la liberté de chacun5. Pour résoudre ce qui lui semble être une aporie, Levinas propose une paix préalable6, bonté, désintéressement procédant de l’amour. A

ce titre, Chalom (paix et bénédiction en hébreu et qui au Psaume 120, 7 résonne comme une façon pour l’homme de se nommer : « Moi, Paix… »7) dénote l’importance de la fonction de nomination propre à la paix lévinassienne en visant à traiter le manque au champ de l’Autre, où droits de l’autre homme (et non pas droit de l’homme)8.

1 Idem, p.344-345. 2 Idem, p.345. 3 Idem.

4 Levinas E., Les droits de l’homme et les droits d’autrui, (1985), dans Hors sujet, Fata Morgana, 1987, p.165. 5 Idem, p.166 : « Limité ainsi par la justice, le droit de l’homme ne reste-t-il pas droit refoulé et la paix qu’il instaure entre les hommes, paix encore incertaine et toujours précaire ? Mauvaise paix, meilleure, certes, qu’une bonne guerre ! Mais paix abstraite, cherchant stabilité dans les pouvoirs de l’Etat, dans la politique qui assure par la force, l’obéissance à la loi».

6 Idem, p.168. Levinas déploie la même argumentation que celle faite dans sa critique de La République de

Platon.

7 Idem.

8 Idem, p.169 : « Bonté dans la paix, qui est, elle aussi, exercice d’une liberté et où le moi se dégage de son retour à soi, de son auto affirmation, de son égoïsme d’étant persévérant dans son être, pour répondre d’autrui, pour défendre précisément les droits de l’autre homme ».

II. CLINIQUES DE L’UN ICHNOLOGIQUE (UN