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Lilian, l’enfant aux bouchons

CHAPITRE II : CLINIQUE DE L’UN ICHNOLOGIQUE – REPONDRE AU DIRE D’EX-

II. CLINIQUES DE L’UN ICHNOLOGIQUE (UN D’EXCEPTION)

1. Lilian, l’enfant aux bouchons

Je reçois Lilian (8 ans) depuis 2 ans. Quand je le rencontre pour la première fois à l’hôpital de jour, il est décrit comme un enfant sauvage qui, à l’appel de l’Autre, se lance frénétiquement dans les espaces ouverts dans une fuite ne pouvant se stopper que devant une porte fermée à clef, il ne répond à aucune question, passe son temps à appuyer sur les boutons, les claviers d’ordinateur, et à crier par les fenêtres, vers l’ouvert de l’extérieur, « ya

quelqu’un ».

Son parcours familial et institutionnel est chaotique : retiré de sa mère débordée et impuissante par les services sociaux à l’âge de 3 ans, il a rapidement épuisé plusieurs familles d’accueil, le foyer départemental de l’enfance, et vit désormais dans un foyer pour jeunes en errance qui, pour le moment, « tient le coup ». Dans une énonciation fragile et trébuchante, il demande dans une sorte de mimétisme automatique à venir dans mon bureau après qu’un

autre enfant de l’institution en soit sorti. Il fait le tour de la pièce et très rapidement se saisit d’une marionnette pour opérer une première extraction au champ de l’Autre vécu comme omnipotent et jouisseur : il arrache le nez de ma poupée, produisant du moins au sein de cet Autre trop présent. Cette opération d’extraction s’accompagne d’une opération symbolique, inscrivant un battement S1//S2, par le biais d’un branchement corporel sur le ventilateur qu’il

allume et éteint compulsivement de nombreuses fois, puis d’un retour aux marionnettes qu’il cache et montre à plusieurs reprises1. La fin de séance est extrêmement compliquée, dévoilant

une présence de l’Autre en excès. Lilian réussi néanmoins à traiter cette demande insupportable via le crocodile qui me mord le doigt et lui permet la sortie de la pièce.

Lors des séances suivantes, il continue à opérer une extraction au champ de l’Autre en emportant avec lui désormais différents objets, comme une gomme, ou un crayon… Il commence à appeler sa maman avec le téléphone de mon bureau (il joue la scène), mais mon incarnation d’un autre responsif m’est refusée. Il continue à combiner l’opération d’extraction à des jeux de présence/absence où il se cache mais où je dois rapidement le trouver. Pour pouvoir traiter davantage cet Autre (que j’incarne) qui doit le trouver quand il s’extrait de mon champ, il me demande de le laisser monter seul à l’étage, et me dit de le rejoindre quand il est prêt à réapparaître dans mon champ de vision. Il se sert de plus en plus du symbolique pour organiser son monde, il demande par exemple quand il se lave les mains où va l’eau du robinet, d’où elle vient, où est la chaudière, et il demande à ce que je lui garde sa place quand il va aux toilettes.

Nous jouons à la maîtresse. Je suis l’enfant puni, ma maman est appelée pour venir me chercher. Ça sonne, mais elle ne répond pas. Le S1 ne peut pas s’attacher à un S2. Je tente

alors, dans un souci d’inscrire un S2, un « maman ne vient pas, elle se fait attendre », Lilian se

précipite alors sur les rideaux pour fermer et ouvrir les rideaux, réinscrivant un battement S1//S2. Puis dit, « elle ne vient pas, elle travaille », opérant une fragile médiation en place et

lieu du désir énigmatique de l’Autre qui ne répond pas, avatar de l’opération paternelle venant pacifier l’articulation hétérogène débridée.

Il met sur le devant de la scène l’impossible lien entre l’agent et l’autre : il joue une scène où il se blesse (S1) et où je lui fais un pansement (S2), qu’il réitère plusieurs fois en

mettant le pansement brusquement à la poubelle. Il me demande des choses, mais rejette toutes mes réponses. La seule chose qui l’arrête dans ses demandes, qui lui apporte un

1 En terme lévinassien, Lilian traite le réel de l’Il y a (Autre omnipotent et jouisseur) par l’extraction de l’objet

soulagement et une certaine satisfaction, c’est lorsqu’elles portent sur une extraction et que l’Autre accepte d’être décomplété. Les différentes opérations de battement symbolique (interrupteur, ouverture/fermeture des rideaux, présence/absence) ont permis à Lilian de distinguer un S1 d’un S2, sans pour autant permettre pour l’instant un semblant d’articulation

dans un lien social. Il réalise ce battement seul, quand, par exemple, face au ventilateur, il crie et où le mouvement de l’hélice permet de moduler le son de sa voix, inscrivant une différentiation et une modulation sonore en s’appareillant à l’objet.

Lilian fait un pas de plus, il traite l’articulation hétérogène S1//S2 (ichnologie) en

s’arrimant un certain temps à un signifiant d’exception (Un ichnologique) : la « vis », qu’il collectionne depuis qu’il est retourné dormir chez sa maman (1 nuit par mois), suite à une décision judiciaire, et qu’il s’est aperçu qu’il manquait une vis au lit maternel. Cet attachement à ce signifiant, à condition qu’on lui permette l’usage de l’objet réel1, lui offre la possibilité de ne plus être dans l’errance et dans la fuite (celle du sens, et celle face à l’Autre désirant). Il peut se poser auprès de l’Autre. Les vis qu’il récupère et collectionne viennent à la place, se substituent, à l’énigme au champ de l’Autre.

De nombreuses séances tournent exclusivement autour des vis : Lilian recherche toutes celles qu’il va pouvoir emmener avec lui. Mon bureau se transforme en vaste chantier de démontage et de remontage : il thésaurise les vis dans une petite boîte, les manipule (Lilian essaie de mettre différentes vis dans différents trous). Il repart cependant toujours avec une ou plusieurs vis, en général, avec celle qui est la plus originale. L’usage de cet objet dont la valeur est signifiante lui permet de s’inscrire dans un semblant de lien social (articulation agent/semblant), chose qu’il lui était impossible de faire auparavant : il joue à m’appeler au téléphone, et on discute de la pluie et du beau temps. Il faut cependant absolument répondre.

Une nouveauté vient décaler les coordonnées du suivi. Lilian arrive en séance avec une vis, et me propose de l’échanger contre une du bureau, la vis n’est pas l’objet d’une extraction au champ de l’Autre (qui lui permettrait de distinguer un S1 d’un S2), mais bien un

signifiant d’exception qui lui permet la stabilisation d’un lien social (articulation S1//S2 après

une première distinction). En séance, les vis servent à boucher des trous, mais également à trouer des surfaces. Lilian demande même à s’accrocher au mur à l’aide de vis, indiquant sa fonction de nomination, d’épinglage.

1 C’est toute la difficulté du travail institutionnel où l’impératif surmoïque (du côté de l’idéal) de normalisation

La vis est remplacée du jour au lendemain par un autre signifiant d’exception, le « bouchon », et plus précisément, « en liège », après un séjour chez son grand père paternel, grand collectionneur d’objets en tout genre. Depuis l’usage d’un signifiant d’exception, d’abord la vis, puis le bouchon, le langage de Lilian s’enrichi, son énonciation se stabilise, et il est possible d’avoir avec lui des discussions (courtes certes !) sur sa semaine et sur les choses du quotidien. Il n’est plus dans l’errance et répond aux diverses sollicitations de son entourage. Il peut s’amuser avec les autres enfants et se faire docile à leurs scénarios de jeu.