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CHAPITRE V DIMENSIONS SOCIALES INTERVENANT DANS LE PROCESSUS DE

5.1.3 Rapport des parents à la société d’accueil

Les données de notre terrain qualitatif permettent d’observer que les parents des jeunes adultes du corpus peuvent entretenir des rapports conflictuels vis-à-vis le Québec et ses normes sociétales. Il semble que ces rapports jouent un rôle important dans les orientations linguistiques postsecondaires et professionnelles de leurs enfants. Les récits que font les jeunes adultes de leurs orientations linguistiques témoignent que plus le rapport de leurs parents avec le Québec francophone est conflictuel, plus ils s’orientent vers les institutions postsecondaires anglophones ou vers le marché du travail anglophone. Parmi les parents des 25 jeunes du corpus, selon les dires de nos répondants, six parents démontrent un rapport positif avec la société d’accueil (Québec francophone) et 19 parents démontrent un rapport conflictuel. Le rapport négatif semble résulter de la relation que ces parents entretiennent avec

les normes sociétales de la société québécoise, et ce à travers leurs expériences d’interaction avec les acteurs individuels ou institutionnels du groupe majoritaire, voire les Québécois francophones. En effet, ces parents peuvent démontrer une perception négative de Loi 101, de la Charte de la laïcité20, de la souveraineté-association proposée au Québec21, des normes du marché du travail, des valeurs culturelles québécoises (démocratie, égalité hommes/femmes), etc. Cette expérience semble résulter soit d’une expérience négative concrète (discrimination sur le marché du travail) ou d’une expérience liée à différentes situations d’interactions dans l’espace public avec le groupe majoritaire.

Ainsi, l’ensemble des répondants qui se sont orientés vers un milieu de travail anglophone ou qui cherchent à s’orienter vers un milieu de travail anglophone, sont issus de familles dont le rapport au Québec est négatif. Les origines ethniques de ces 12 répondants sont assez

20 Projet de loi n° 60 : Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que

d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodements : « Ce projet de loi a pour objet d’instituer une Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Le projet de loi a aussi pour objet de préciser, dans la Charte des droits et libertés de la personne, que les droits et libertés fondamentaux qui y sont prévus s’exercent dans le respect des valeurs que constituent l’égalité entre les femmes et les hommes, la primauté du français ainsi que la séparation des religions et de l’État, la neutralité religieuse et le caractère laïque de celui-ci, tout en tenant compte des éléments emblématiques ou toponymiques du patrimoine culturel du Québec qui témoignent de son parcours historique. Le projet de loi prévoit également que les organismes publics doivent, dans le cadre de leur mission, faire preuve de neutralité en matière religieuse et refléter le caractère laïque de l’État. Il énonce aussi diverses obligations pour les membres du personnel des organismes publics dans l’exercice de leurs fonctions, dont un devoir de neutralité et un devoir de réserve en matière religieuse se traduisant notamment par une restriction relative au port d’un objet marquant ostensiblement une appartenance religieuse. Le projet de loi énonce également que les membres du personnel d’un organisme public doivent exercer leurs fonctions à visage découvert et que les personnes à qui leurs services sont fournis doivent également avoir le visage découvert lors de la prestation de tels services […] ». (Consulté le 5 septembre 2017 sur le site du Secrétariat à l’accès à l’information et à la réforme des institutions démocratiques Québec).

21 « Le projet de souveraineté du Québec prend sa source dans une histoire nationale marquée par la ténacité des

défenseurs de la liberté. Dans la foulée de la Révolution tranquille, René Lévesque créait le Parti Québécois et conviait le peuple québécois à la conquête de sa liberté collective. Cette histoire de courage et de détermination s’est transmise jusqu’à nous et de nouvelles générations de souverainistes reprennent à leur tour ce projet porteur de liberté. Aspirant à la liberté politique, le Parti Québécois a pour objectif premier de réaliser la souveraineté du Québec à la suite d’une consultation de la population par référendum tenu au

diversifiées, toutefois, ils font majoritairement partie de la catégorie « minorités visibles ». Pour illustrer le rôle de ce rapport dans les orientations vers le postsecondaire anglophone, prenons l’exemple de Sylvie originaire de la Roumaine. Sylvie, après son secondaire au secteur français, a poursuivi toute sa scolarité au secteur anglophone. Elle est diplômée d’une université anglophone et elle travaille dans un milieu anglophone. Ses parents ont une perception négative de la Charte de la langue française du Québec (Loi 101). Il semble que Sylvie ait intériorisé ce rapport et que ses autres expériences dans des contextes autres que familial ont renforcé ce rapport conflictuel avec le Québec :

pour être honnête avec toi, mes parents, ils ont jamais été comme pour la Loi 101, ils ont jamais tellement compris, ils don’t know how to say they didn’t really agree with it. Nous n’avons rien contre la langue française, ce n’est pas la langue, mais c’est vraiment les politiques derrière ça, c’est avec ça qu’on a un problème. Puis, aussitôt que j’ai pu, au collège c’était correct, j’ai pu aller en collège anglais, et ensuite j’ai juste suivi mes études juste en anglais. Mais c’est ça, c’est la politique derrière avec lesquelles mes parents n’étaient pas d’accord, même aujourd’hui nous ne sommes pas d’accord, puis c’est dommage en fait […] (Sylvie, originaire de la Roumanie). Pour illustrer le rôle de ce rapport conflictuel dans les orientations vers le marché du travail anglophone, prenons l’exemple de Samia, arrivée à Montréal à l’âge de deux ans et originaire d’Algérie. Avant d’immigrer au Canada, ses parents avaient vécu quelques années en Italie. Étant francophones, profiter de leurs compétences linguistiques dans un milieu francophone était la raison principale de l’immigration de ses parents au Québec. Ses deux parents ont un diplôme universitaire de 1er cycle. En Italie, son père travaillait en tant qu’artiste dans les églises. Selon Samia, son père est un artiste qualifié avec une bonne expérience en restauration des peintures dans les églises. Toutefois, depuis son arrivée il y a 24 ans, son père n’a pas réussi à trouver un emploi. Samia nous a raconté que les employeurs avaient besoin de l’expertise de son père, mais qu’ils ne lui donnaient pas de travail :

[…] puis, le Monsieur a dit c’est impossible, on ne peut pas faire ça. Comme parce qu’en Italie, ils apprennent tout, c’est tout faire, en tout cas peut-être c’était par jalousie ou je ne sais pas quoi donc il l’a pas pris il voulait pas. ça c’est sûr que les Québécois ils ne peuvent pas accepter qu’un immigrant prenne leur place c’est sûr, mais l’important c’est je pense que c’est, il y a beaucoup de gens qui viennent de l’Algérie. Tous les gens qui viennent en Amérique normalement, c’est parce qu’ils ont des diplômes, mais ils ne les acceptent pas ici, ils prennent la crème là, ils prennent la crème. Ils les ramènent ici pour qu’ils fassent les travaux de merde, donc les immigrants qui sont ici sont des gens qui ont des diplômes, c’est pas comme en France on va dire là c’est différent là, je ne sais pas comment, mais c’est différent il y a des ouvriers là, c’est ça, mais c’est dommage parce que c’est, pour eux (les Québécois) aussi c’est une perte parce qu’il y a plein de choses qui sont perdues […]. (Samia, originaire de l’Algérie)

Son père a un certain âge, mais « il rêve toujours de pouvoir travailler comme un artiste dans les églises et non pas comme un remplaçant dans des cours d’art dans les écoles ». Samia trouve que « son père est un peu déprimé et désintéressé de tout et qu’il n’aime pas du tout le Québec et qu’il est contre tout ». Il semble que le père de Samia transmet son rapport conflictuel à ses enfants. Nous avons observé le rôle de ce rapport conflictuel sur la tendance que montre Samia à se trouver un emploi dans les milieux anglophones. Samia manifeste également le souhait d’effectuer une mobilité vers une province anglophone ou un autre pays comme milieu de vie.

Le cas de Stim illustre également le rôle du rapport conflictuel de ses parents dans son choix d’opter pour des milieux de travail anglophones. C’est un jeune adulte originaire du Cameroun; il a 32 ans. Il est francophone. Il est arrivé à Montréal au secondaire. Son père est ingénieur, il est arrivé à Montréal avant ses enfants. Arrivé au Canada, son père continue ses études jusqu’au doctorat dans une université francophone. Stim nous a raconté que son père n’a jamais réussi à s’insérer dans le marché du travail dans son domaine de formation, et ce malgré le fait qu’il ait cherché de manière proactive. Son père est présentement chauffeur de taxi :

[…] il a vraiment jamais baissé les bras, parce que jusqu’à maintenant il cherche encore, il comme il est dans 55 maintenant il continue à chercher ça, Sérieusement, il ne lâche pas, mais c’est ça qu’on lui a dit, mais je sais que c’était vraiment ça peut-être c’était autre chose. Mais la plupart du temps, ils lui ont dit qu’il était surqualifié […]. (Stim, originaire du Cameroun) Stim nous a raconté que « son père trouvait que la réponse négative qu’il recevait en raison de sa surqualification pour les emplois pour lesquels il postulait était juste un masque qui permettait aux employeurs québécois de cacher leur racisme ». Il semble que le père de Stim ait également transmis ce rapport conflictuel à son fils. Stim a poursuivi ses études dans un cégep francophone. Il est en train de finir son baccalauréat dans une université francophone. Toutefois, il travaille comme technicien électronique dans un milieu anglophone, depuis 4 ans. D’après lui, « les employeurs anglophones discriminent moins, car ils s’appuient plus sur les qualités d’un demandeur d’emploi que sur ses appartenances ethniques ». Dans son cas, en dépit de ses compétences linguistiques moyennes en anglais, l’employeur lui a donné la chance d’avoir son emploi. Les représentations de Stim permettent d’observer qu’après avoir vécu des années parmi les Québécois francophones, et malgré le fait qu’il ait été scolarisé en français au secondaire, au cégep et à l’université, il préfère travailler dans les milieux anglophones. Il met l’emphase sur le fait qu’il préfère « se garder à part de ce qui est québécois francophone ».

Les données permettent d’observer que dans le réseau complexe des dimensions sociales, le rapport des parents à la société d’accueil se transmet aux enfants. Les jeunes adultes négocient par la suite cette dimension dans la construction de leur parcours d’orientation linguistique postsecondaire et professionnelle. En définitive, d’autres expériences qu’ils vivent au fil de leur parcours de vie dans d’autres contextes (autres que familial) peuvent moduler l’effet de cette dimension (Bessin, 2009; Lahire, 2015).