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CHAPITRE 2-CONSIDÉRATIONS ÉPISTÉMOLOGIQUES, CONCEPTUELLES ET MÉTHODOLOGIQUES

2.1.3 Rapport au terrain

Notre analyse nous a permis de dégager que le fait social n’est pas une réalité figée mais le produit d’activités continuelles entre les membres d’une communauté ou d’un groupe. Ce sont par conséquent ces modalités et propriétés qu’il devient primordial de reconnaître dans l’activité scientifique. À cet égard, pour appréhender directement les pratiques des individus, les écrits

de l’ethnométhodologie se montrent éclairants15. Plus concrètement, le

chercheur questionne continuellement les manières dont les activités sociales sont produites, l'ordre social se maintient et se pense la coopération des acteurs. Ces derniers produisent du sens ensemble à travers la mise en jeu quotidienne de procédures de raisonnements (Le Breton, 2008). Dans ces lieux et moments de construction, ceux-ci mettent en œuvre «un savoir mutuel propre à des situations particulières [que les chercheurs] sont capables de tester, critiquer, et dont ils peuvent également rendre compte». Plus précisément, en regard de la construction de pratiques, Le Breton (2008) indique:

L'ethnométhodologie est l'étude des connaissances et des activités pratiques de la vie ordinaire des individus dans leurs interactions et leur rapport à la société. [...] Son objet est le processus d'élaboration des raisonnements et des règles mises en jeu lors de situations d'interaction, elle s'appuie sur les capacités d'interprétation des acteurs que suppose la tension entre leur compétence et leur performance (p. 143).

Il s'agira ainsi d'étudier les acteurs en rapport avec leur réalité sociale naturelle dans laquelle ils vivent. Il s’agit de pénétrer «les règles et les méthodes qui alimentent leurs routines de comportements» (Le Breton, 2008, p.142). Les chercheurs doivent ainsi tout mettre en œuvre pour éviter de dénaturer le monde social et d'escamoter les interactions sur lesquelles repose toute la «vie» qui les intéresse. En d’autres mots, il est nécessaire de «préserver l'intégrité du monde social afin de pouvoir l'étudier en prenant en compte le point de vue des acteurs sociaux puisque c'est à travers le sens qu'ils assignent aux objets, aux individus, aux symboles qui les entourent, qu'ils fabriquent leur monde social» (traduction libre, Blumer, 1969, p. 16).

15 Certains débats existent autour de la portée et du focus des recherches ethnométhodologiques. Notre

vision est empruntée à celle de Coulon (1987) qui suggère que bien que l’ethnométhodologie soit souvent associée à l’analyse des interactions entre des acteurs, elle n’y est pas exclusive. Dans cette perspective, elle peut aussi référer au discours de groupes et la pratique professionnelle.

Dans ce contexte, la banalité des situations ordinaires doit à tout prix éviter d’être reléguée au second plan ou, pire, abandonnée. Elle est en fait révélatrice des pratiques et des savoirs des membres de la société de même que des méthodes de prises de décision ou d'action. Pour Sharrock et Anderson (1986), «il s'agit de découvrir comment les gens gèrent leur cours d'action et reproduisent des états de choses socialement requis, dans des circonstances qui, aux yeux de ceux qui y sont engagés, ne relèvent que d'affaires de sens commun» (p. 146). Il est donc nécessaire d’analyser «les processus par lesquels les acteurs accordent leurs conduites, sur la base de leurs interprétations du monde qui les entoure» (Blumer, 1969, pp. 14-15). Bref, la question est de savoir comment les membres fabriquent mutuellement un monde «raisonnable» où ils se retrouvent et «se meuvent».

Pour y parvenir, le chercheur tente d'envisager les relations qu’entretiennent les acteurs avec les situations et ce, en différents contextes. Ces derniers réfèrent entre autres à différentes personnes, groupes ou lieux qui permettront de diminuer les risques de biais associés à une survalorisation des propos de certains acteurs ou encore de contrer les déficiences associées aux récits individuels et personnels. Cette volonté d’obtenir des informations contextuelles et diversifiées s’accompagne d’une ouverture et d’un intérêt marqué pour la complémentarité des points de vue ou la vision d’ensemble (Blumer, 1969; Hamel, 1997).

Ce recueil des différents points de vue incite le chercheur à adopter un angle de vue intrinsèquement désintéressé et stimule par le fait même sa curiosité. Plus précisément, ceux-ci permettent une analyse écologique et la confrontation des perspectives internes et externes, en considérant les différentes perspectives qu’il est possible d’émettre sur le phénomène ou la situation qui intéresse le chercheur. Dit autrement, ils impliquent de s’attarder au phénomène sous différents angles dans le but d’en saisir de façon maximale le relief. Cet impératif justifie le recours fréquent à la triangulation des données ou encore à la recherche d’un cas négatif. Ce dernier permet la

nuance, la rectification de l'analyse afin de ne laisser aucune occurrence en marge de la construction théorique. En cours de processus, le chercheur formule une hypothèse qui concorde avec les données recueillies et qui s'affine au fil des entretiens. Cette complémentarité des différents points de vue est par ailleurs perçue comme un moyen pour atteindre l’objectivité ou pour parvenir à une sorte de neutralité au terme du processus de recherche (Pires, 1997).

Pour mieux définir la portée de ce rapport au terrain comme investissement scientifique, Le Breton (2008) précise que cette orientation méthodologique et les chercheurs qui s’y associent ne prétendent pas comprendre ou découvrir le «monde» en lui-même, bref «la» réalité. Il s’agit de relever les procédures de sens, les méthodes de construction de la vie sociale constituée pour et par les acteurs. C’est donc dire qu’elle est microsociale puisqu’elle s’enracine surtout dans l'étude d'un contexte particulier et postule que la réflexivité des acteurs «s'inscrit matériellement dans leurs faits et leurs gestes» (Le Breton, 2008, p. 143). Elle est fondée sur une démarche inductive et est attentive aux activités de pensée et d'action ordinaires et courantes des individus, sans nécessairement préjuger de leur signification.

À cet égard, les chercheurs revendiquent une posture d'indifférence épistémologique face au terrain, c’est-à-dire un refus de s'engager dans des jugements de valeur ou des prises de position. Les produits de l’interactionnisme et de l’ethnométhodologie ne se destinent pas à offrir un «remède» pour des actions pratiques (Garfinkel, 2007) ou encore à servir des intérêts prédéterminés ou ceux d’un groupe. Leur tâche ne consiste pas plus à proposer systématiquement une critique, ou de porter un jugement «utilitaire» de certaines procédures. Elle constitue précisément une analyse des propriétés de l’objet à découvrir. En lien avec nos travaux, nous avons sur ce point été particulièrement vigilant. Nous avons en effet évité le plus possible d'adopter une posture explicitement favorable ou défavorable à l'égard des conceptions.

Nous nous sommes inspirés principalement de la posture «positive» adoptée par Charlot (1997) et qui guide l’ensemble de ses nombreux travaux.

Pour la rendre effective, cette posture implique une connaissance approfondie et une bonne réflexivité à l’égard de nos croyances préalables. Plus concrètement dans le travail d’enquête, «le chercheur avance disponible aux événements et aux rencontres, il ne vient pas vérifier des hypothèses mais en

chercher quelques-unes soumises à l'épreuve de l'observation et remaniées au

fur et à mesure de son avancée, dans une oscillation permanente entre une théorie provisoire et un terrain qui permet son ajustement» (Le Breton, 2008, p. 172). L'interprétation n'est ainsi pas réalisée à priori. Elle est induite et construite à travers l'épreuve du terrain. Par ailleurs, dans un autre passage, ce même auteur suggère:

L’enquête de terrain n'est pas un exercice de projection morale du chercheur, mais une enquête rigoureuse, honnête, sur les pratiques et les représentations des acteurs. Si le sociologue ne peut tout à fait s'extraire des préjugés ou des tenus pour acquis qu'il partage avec les membres de son groupe, s'il n'est pas à l'abri des projections personnelles, il dispose en principe d'une distance critique, et surtout d'un contact avec la population d'étude propre à lui permettre de réviser son filtre de pensée pour mieux s'ajuster au terrain. Il s'agit toujours de saisir les significations telles qu'elles sont vécues par les acteurs. La tâche est de mettre en évidence les représentations, les points de vue des acteurs en présence dont l'enchevêtrement forme la trame sociale reposant sur un processus de désignation et d'interprétation (p. 171-172).

Tel que mentionné, pour l'interactionnisme et plus encore l'ethnométhodologie, les significations sont commandées par les contextes. Ainsi, plutôt que de déduire l'analyse d'une série d'hypothèses préétablies, les chercheurs vont au- devant des acteurs pour les interroger et essayer de comprendre. Les produits scientifiques sont pour cette raison, ancrés dans leur réalité, et hautement inductifs.