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Processus et conceptualisations liés à l’intégration d’une conception infirmière dans la

CHAPITRE 1- COMPRENDRE L’ÉCART THÉORIE-PRATIQUE

1.2 P RATIQUER AVEC UNE CONCEPTION INFIRMIÈRE

1.2.4 Processus et conceptualisations liés à l’intégration d’une conception infirmière dans la

L’examen de la littérature permet également de trouver des écrits qui décrivent le processus global de l’intégration d’une conception infirmière dans la pratique. Pour mieux exposer l’intégration d’une conception infirmière en tant que processus, Rogers (1989), Heggie (1998) et Duff (1989) ont eu recours à la théorie de Mezirow (2000) et à sa conception de la transformation

de perspective. Plus précisément, Rogers (1989) propose de s’intéresser à la

nature du mécanisme que constitue l’apprentissage d’une théorie infirmière à partir des étapes conçues par Mezirow. Dans Fawcett (2005), Rogers est à nouveau citée (1992) pour avoir schématisé sa conceptualisation lors d'une conférence. Elle suggère neuf stades à l’endroit de la transformation de la perspective: 1) la stabilité, 2) la dissonance, 3) la confusion, 4) vivre avec l’incertitude, 5) la saturation, 6) la synthèse, 7) la résolution, 8) la

reconceptualisation, et 9) le retour à la stabilité (stade 1).

Heggie (1998) s’est également intéressée à la transformation de perspective. Elle a tenté de décrire à l’aide de la théorisation ancrée «les méthodes éducatives les plus utiles pour atteindre une transformation de perspective lors de l’apprentissage d’une théorie infirmière»13 (traduction libre, p. 5). Celle-ci

se traduit entre autres par des changements progressifs de la vision du monde et de la pratique des infirmières. Plus précisément, Heggie a identifié quatre stades itératifs qui sont 1) devenir informé, 2) développer un sens, 3) transformer sa perspective et 4) s’auto-actualiser. À travers une synthèse des différents stades, elle précise que «la transformation de la perspective a

13Ces infirmières pratiquaient selon une conception infirmière, parmi celle de Rogers (1992), Peplau (1952),

Henderson (1966), Orem (1971), Neuman (1974), Newman (1979), Parse (1981), Levine (1987), Watson (1979; 1985; 2001) ou Roy (1970), depuis deux à 37 ans (moyenne de 11 ans).

changé la vision du monde des infirmières de cette étude et donc, leurs comportements» (traduction libre, p. 65), et que cette dernière évolue avec le temps. Selon son analyse, les conditions influençant positivement la transformation de la perspective en lien avec l’apprentissage d’une conception infirmière sont le coaching, le mentoring, la confiance dans l’enseignant/mentor et dans le matériel théorique, l’habileté de comprendre et d’appliquer les notions dans sa vie professionnelle et personnelle et d’en voir les bénéfices. Le support et les ressources de l’environnement font également partie des éléments qui favorisent cette transformation de perspective.

Les différentes théories ou conceptualisations du processus d’intégration d’une approche ont toutefois été la cible de critiques. Tout d’abord, la structure proposée par Rogers (1992; citée dans Fawcett, 2005) a été critiquée par les partisans du theory-based practice en raison notamment de son caractère linéaire et incomplet (Pilkington, Bunkers, Clarke, & Frederickson, 2002). En fait, intégrer une approche de soins consiste à vivre simultanément des risques et des opportunités (Parse, 1996a, 1996b, 1999), des défis (Mitchell, 1993), qui sont sources de confort et d’inconfort (Mitchell, 1993; Parse, 1996a; 1996b). Pour Parse, le caractère incertain et non-familier d’une pratique fondée sur une théorie et le regard critique possible des autres n’effectuant pas le même choix nécessitent une prise constante de risques. Mitchell affirme que d’apprendre et de mettre en pratique une théorie, dans le cas particulier de l’Humaindevenant, est toujours accompagné de moments de clarté et d’obscurité qui persistent avec le temps. De plus, les modalités possibles de l’évolution de cette intégration ne sont pas précises, alors que Thorne et al. (1998) évoquent que les approches soignantes structurées sont principalement utiles aux néophytes et aux novices et qu’elles perdent leur centralité au fur et à mesure que l’infirmière gagne en expérience et en réflexions cliniques.

Ousey et Gallagher (2007) considèrent quant à eux que les théories à notre disposition pour comprendre ce phénomène mettent trop l’emphase sur l’individu et sa façon d’apprendre, au lieu de considérer la simultanéité du

contexte d’apprentissage. Aux yeux de Barnes (2001), ceci est effectivement insuffisant lorsqu’il est question d’une pratique comme les soins infirmiers. En effet, il indique qu’il faut plutôt chercher à comprendre «quand et pourquoi» l’une ou l’autre des solutions envisagées est utilisée en situation d'intervention. Il est d’avis que la relation entre l’individu et la pratique est plus profonde et intime que seulement la considérer en termes «d’utilisation» des savoirs scientifiques vis-à-vis de la clientèle. Sa perspective suggère que la pratique ne doit désormais plus se concevoir en termes de processus ou de comportements individuels, déterminés strictement par le cadre professionnel. La pratique constitue une activité morale et sociale nécessitant de la coordination et des ajustements.

Il s’avère également que la conception de Mezirow (2000; 2008) dont s’est inspirée Heggie (1998) au sujet de l’apprentissage adulte invite à une analyse tout aussi minutieuse et contextuelle. Un examen sommaire des écrits de Mezirow révèle que l’auteure infirmière en a effectué un emprunt simpliste et inapproprié. En effet, la conception de Mezirow nécessite une compréhension contextuelle, une réflexion critique des croyances et des valeurs, ainsi qu’une validation des éléments rationnels afin d’y déceler les sens sous-jacents à l’apprentissage. Pour lui, le contexte biographique, historique et culturel constitue une partie intégrante de l’évolution des individus. Plus précisément, il indique que «la possibilité d’un apprentissage transformant doit se comprendre à travers nos cadres de références situés à l’intérieur des contextes culturels particuliers incluant les institutions, les coutumes, les idéologies et les intérêts qui modulent nos préférences et limitent nos points de vue» (traduction libre, Mezirow, 2000, p. 24). D’ailleurs, la transformation de perspective n’est pas liée à un contenu en particulier à mettre en application, mais correspond plutôt à l’ensemble des acquis et des changements associés, par exemple à un programme de formation (Lytle, 1989; Taylor, 2000). D’ailleurs, les conclusions de l’étude de Lytle sur la transformation de perspectives chez des infirmières d’un programme complet de baccalauréat indiquent que seulement 7 des 20 participants ont franchi tous les stades qui y sont reliés, suggérant

par surcroît que les apprentissages ne mènent pas nécessairement à une transformation de perspective (Taylor, 2000). C’est pourtant bien le postulat des travaux de Heggie (1998) et de Rogers (1989), à savoir qu’apprendre une théorie et l’appliquer mène à une transformation de perspective. La précision de cette nuance contribue à notre avis à affaiblir considérablement la solidité des travaux de Heggie (1998) et par le fait même ceux de Rogers (1989).

En dehors du champ portant exclusivement sur l'implantation ou l’intégration d’une conception infirmière, plusieurs auteurs ont tenté de traduire par écrit leurs conceptualisations des différents changements et innovations dans les organisations de santé. Celles-ci prennent en considération un grand nombre de variables et attestent par conséquent de la complexité conceptuelle et réelle de telles modifications de la pratique clinique. Par exemple, Fleuren, Wiefferink et Paulussen (2004) ont conceptualisé le processus et les déterminants des innovations cliniques à partir d’une revue systématique de la littérature. Les caractéristiques de l’innovation telles que mentionnées par les auteurs concernent le contenu (de l’innovation) et ce qu’elle nécessite, l’utilisateur ou la personne qui adopte, l’organisation et le contexte sociopolitique. Ces éléments, de même que les caractéristiques de la stratégie d’innovation, ont un impact sur la dissémination, l’adoption, l’implantation et la perpétuation de l’innovation dans l’organisation de santé.

Toutefois, cette classification omet d’envisager le rôle des résultats associés au contenu de l’innovation dans le processus en question, de même que l’interaction entre les déterminants, les stratégies d’innovation, les processus et les résultats obtenus. De plus, ceux-ci demeurent tout de même élusifs sur les façons dont l’innovation peut se concrétiser et sur les processus adaptatifs individuels et collectifs en jeu. C’est d’ailleurs la mise en garde qu’effectuent Greenhalgh, Robert, MacFarlane, Bate et Kyriakidou (2004). Ceux-ci énoncent que «les déterminants d’une innovation organisationnelle interagissent ensemble d’une façon complexe, imprévisible et idiosyncratique» (traduction libre, p. 606). À leur avis, ce sont plutôt l’interaction entre l’innovation, les

utilisateurs (potentiels) et le contexte particulier du milieu qui déterminent le niveau d’adoption d’un projet. Les auteurs proposent par ailleurs de considérer les déterminants de la diffusion, de la dissémination et de l’implantation des innovations dans la délivrance de soins de santé et les organisations. En bref, ceux-ci nous invitent à s’intéresser à sept composantes agissant mutuellement à l’endroit du changement organisationnel en santé. Ces composantes sont le projet d’innovation en lui-même et son contenu, l’adoption par les individus, l’assimilation par le système, les procédés formels et informels de diffusion et de dissémination, les antécédents et la réceptivité du système pour l’innovation, le contexte extérieur incluant le réseau inter-organisationnel et de collaboration et finalement, le processus global d’implantation et de routinisation. Pour Mahy (2010) de même que Cooren et Robichaud (2010), ces déterminants des innovations font davantage place à une étude attentive des symboliques du changement de même que les processus communicationnels ou dialogiques au sein des milieux ou des équipes de travail. Cette vision leur permet même de catégoriser les différents types de changements en fonction des discours qui les sous-tendent. Ceux-ci sont en effet portés par des postulats théoriques et idéologiques, et construits avec la même logique conceptuelle (Giroux, 2010).

1.2.5 Jeter les bases d’une nouvelle étude : Question de recherche et