• Aucun résultat trouvé

Analyse critique des études liées à l’intégration d’une conception infirmière

CHAPITRE 1- COMPRENDRE L’ÉCART THÉORIE-PRATIQUE

1.2 P RATIQUER AVEC UNE CONCEPTION INFIRMIÈRE

1.2.3 Analyse critique des études liées à l’intégration d’une conception infirmière

Dans l’ensemble, les écrits présentent une vision positive des conceptions et de leurs effets pour la pratique. Toutefois, les rapports présentent différentes limites qui suscitent des questionnements et nécessitent, à notre avis, des précisions. En lien avec l’infirmière et sa pratique, les différents constats et thèmes présentés dans les études coïncident avec l’analyse qu’a fait Bournes (2002) au sujet des études ayant évalué l’intégration de la théorie de Parse (1998) dans la pratique infirmière. Celle-ci a en effet relevé trois thèmes majeurs à l'égard des effets vécus par les infirmières qui sont «1) la transformation de l’intention, 2) la joie vivifiante, et 3) la lutte avec le changement» (traduction libre, p.190). Elle affirme également qu’intégrer une conception implique nécessairement de vivre de la frustration et nécessite un engagement soutenu à l’endroit d’un changement significatif de ses croyances, de ses valeurs et de sa pratique professionnelle, ce qui est cohérent avec les propos de Parse (1996a; 1996b).

Cependant, il est possible d’identifier, à l'instar des écrits philosophiques présentés précédemment, des ambiguïtés ou des «zones grises» lors du transfert et de la mise en pratique du contenu de certaines conceptions du

paradigme de la simultanéité, notamment la théorie de l’Humaindevenant (Parse, 1998). Plus précisément, certains des articles soulèvent la présence de tensions au sujet de la complexification des frontières morales, à l'égard notamment du paternalisme et de la bienfaisance. Par exemple, dans le rapport de Mitchell (1995), on peut y lire les propos d'une participante. «Often these dilemmas occur because I disapprove or want to change a patient’s feelings or actions. However, with some soul searching and serious thought, I am able to support the patient in his or her decision» (Mitchell, 1995, p. 377). Cliniquement et moralement, ce raisonnement relaté positivement par les chercheurs n’est en fait pas banal. On peut en outre se questionner à l’effet que l’intervenant puisse substituer la bienfaisance aux choix des malades. Autrement dit, les propos de l’auteur suggèrent que «faire le bien» se résume strictement à respecter les demandes et les choix des malades, ce qui suscite en nous de nombreuses interrogations. Une logique similaire est présentée dans cet extrait.

But we can’t just let people decide about their own health care? Why not? You know they will anyway. If the patient wants information related to disease process, he or she will ask for it. The Parse Nurses do not hesitate to provide patients with the teaching or information they

request. But the Parse nurse focuses on unfolding meaning as the

person struggles with his own shifting options (emphase ajoutée, Santopinto & Smith, 1995, p. 324).

Ce qu’il est possible de convenir à la suite de tels propos est qu’une interprétation non nuancée de la bienfaisance à travers le respect des priorités de la personne peut possiblement inciter une infirmière à omettre de divulguer intentionnellement des informations à un patient. Sous le prétexte que celui-ci n’en a pas fait la demande, il pourrait en fait ne jamais en bénéficier. Dans le même écrit, l’usage des notes aux dossiers fait aussi l'objet de telles ambiguïtés interprétatives. En effet, les auteures rapportent que certaines infirmières impliquées dans les processus d’implantation de l’approche ont inscrit plus d’éléments afin d’inclure les préoccupations et les volontés des individus. D’autres ont toutefois choisi de noter moins d’informations en

justifiant qu’elles n’avaient désormais plus l’impression de devoir se justifier pour les «priorités qu’elles avaient fixées» au cours de leurs activités professionnelles. Étant donné notamment que les notes d’infirmières constituent un incontournable pour assurer la continuité, la qualité et la sécurité des soins (Lévesque Barbès, Beauséjour, & Leprohon, 2002), il paraît légitime de soulever des interrogations quant à l’éventail des interprétations possibles au sujet des principes qui découlent de cette approche de soins.

Toutefois, il convient de nuancer et de rester prudents quant à l’émission de fausses accusations. En fait, ces extraits ne constituent pas des «preuves» traduisant l’existence d’applications problématiques. Par ailleurs, aucun des rapports ne fait référence à une quelconque diminution de la qualité des soins ayant pu survenir au cours des processus d’implantation et d’intégration. Au contraire, les auteurs rapportent des effets globaux très positifs, entre autres en ce qui a trait au rapport de l’infirmière avec sa profession, sa clientèle et son organisation de travail. Notre analyse met plutôt en évidence l’absence d’informations qui auraient permis de dissiper ou de confirmer ces doutes et, par conséquent, nous rassurer quant aux risques soulevés. Dans cette perspective, aucun de ces rapports ne permet d’offrir une contrepartie empirique juste et valable aux différentes critiques soutenues par les auteurs de tradition philosophique ou sociologique (Glazer, 2001; Hussey, 2004; Kikuchi, 1996; Paley, 2005; Risjord, 2010; Stajduhar et al., 2001; Thorne et al., 1998) en lien avec l’utilisation concrète de certaines conceptions infirmières, notamment celles issues du paradigme de la simultanéité.

D’autre part, à l’échelle organisationnelle, les différents résultats issus des rapports permettent d’observer une convergence entre les écrits au sujet de l’intégration d’une conception infirmière dans la pratique infirmière et ceux ayant pour thème la qualité de vie chez les travailleurs et la culture des organisations. En effet, les études présentées suggèrent explicitement une augmentation perçue du sens au travail chez les infirmières (Bournes & Ferguson-Paré, 2007; Flanagan, 2009; St-Germain, 2007). Plus précisément,

plusieurs d'entre elles ont évoqué éprouver une diminution significative de leur stress et de la perception de pressions au travail, une plus grande flexibilité et autonomie dans l’exécution des tâches quotidiennes et un plus grand respect provenant des autres professionnels. Ces éléments ont globalement eu pour effet d’entraîner de nouveaux patterns de collaboration. Aussi, certaines infirmières ont décrit obtenir davantage de rétroactions positives de la part de la clientèle. D’autres ont affirmé avoir été nouvellement en mesure de discuter efficacement de sujets importants avec les gestionnaires, tels la qualité de vie des malades et des besoins spécifiques de certains clients.

Loin d’être anodin, le sens au travail figure parmi les principaux facteurs de satisfaction professionnelle et de rendement dans les théories du comportement organisationnel. En effet, la théorie bifactorielle de Herzberg (1971) propose que la réalisation de soi, la reconnaissance, les possibilités d’avancement et l’épanouissement, englobés ici sous le vocable général «sens», sont des facteurs majeurs contribuant à la satisfaction des travailleurs. Ces mêmes éléments peuvent également être associés aux dimensions psychologiques déterminantes ainsi qu’aux modérateurs lorsqu’il est question de l’enrichissement des caractéristiques de l’emploi (Schermerhorn et al., 2010). Plus spécifiquement en lien avec la profession infirmière, Baumann et al. (2001) ont analysé le «vécu du personnel infirmier en matière de santé et de bien-être au travail» (p. 2) et ont déterminé que le sens figurait parmi les éléments majeurs d’influence du contexte de travail. Ce constat est réitéré dans les travaux de Viens, Lavoie-Tremblay et Mayrand-Leclerc (2005).

Par ailleurs, au niveau de la culture organisationnelle, une meilleure collaboration, des rapports jugés plus humains, la présence de cohésion ainsi que le sentiment d’accomplir des objectifs partagés favorisent la création d’une culture organisationnelle constructive et par conséquent, contribuent à améliorer la satisfaction des travailleurs et leur rendement. Cette culture constructive s’avère être un facteur primordial à considérer dans la réussite d’une organisation, et ce peu importe sa nature. Ces éléments suggèrent que

l’intégration d’une conception infirmière pourrait avoir non seulement des impacts positifs de nature personnelle, comme la satisfaction et le sens au travail, mais aussi de nature organisationnelle, dont une plus grande cohésion entre les professionnels et la présence de buts partagés au sein de l’établissement.

Toutefois, le niveau d’implantation, c’est-à-dire la proportion d’infirmières ayant intégré l’approche dans le milieu étudié, est généralement difficile à extraire des écrits recensés. En effet, la majorité des infirmières interrogées à la fin de l’implantation de l’approche sont celles qui ont participé aux formations tout au long de l’étude. De plus, compte tenu des lacunes méthodologiques déjà identifiées, les rapports n’offrent pas les informations nécessaires pour permettre de connaître spécifiquement le rapport entre les participants et les non-participants dans les études. Alors que les écrits ne remettent pas en doute l’éventualité que les conceptions puissent jouir d’un intérêt provisoire, ceux en lien avec la culture et les changements organisationnels évitent d’être trop enthousiastes quant à l’ampleur et à la longévité des changements observés au sein d’une organisation, particulièrement lorsqu’ils concernent les normes culturelles ou la mission de l’établissement (Schermerhorn et al., 2010). Il s'avère que la réussite concrète de telles initiatives s’évalue en fonction de leur durabilité et de leur capacité à transcender les difficultés quotidiennes que vivent les membres de cette organisation. Or, la majorité des résultats analysés dans les rapports proviennent de collectes d’informations obtenues directement à la fin des programmes d’implantation de l’approche, ou au plus tard 12 mois après (Rossow-Sebring et al., 1992). Il est ainsi impossible de se prononcer sur la viabilité de l’implantation d’une conception infirmière dans les milieux, ainsi que sur l’évolution de celle-ci au fil du temps. Néanmoins, les conclusions proposées par St-Germain et al. (2008), Heggie (1998) et quelques témoignages (Robinson, 2009; Wang, 2008) laissent entrevoir un prolongement de l’intégration et de l’utilité des conceptions théoriques au-delà

du programme de formation. Toutefois, les modalités possibles de l’évolution de cette intégration ne sont pas précises.

1.2.4 Processus et conceptualisations liés à l’intégration d’une conception