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CHAPITRE 1- COMPRENDRE L’ÉCART THÉORIE-PRATIQUE

1.2 P RATIQUER AVEC UNE CONCEPTION INFIRMIÈRE

1.2.5 Jeter les bases d’une nouvelle étude : Question de recherche et objectifs

Jusqu’à maintenant, cette section de chapitre visait à détailler les modalités et les résultantes des tentatives réalisées dans le but d’implanter les conceptions infirmières dans les milieux cliniques et de favoriser leur utilisation concrète par les infirmières soignantes. Plusieurs effets positifs ont été relatés par les auteurs de ces projets. Aux dires de ces derniers, les infirmières impliquées ont vécu une croissance et une précision de leur représentation personnelle du rôle infirmier. Plusieurs d’entre elles ont remarqué une meilleure rétroaction de la part de la clientèle et de leurs collègues, améliorant du coup leur satisfaction au travail et leur bien-être (St-Germain, 2007). En dépit des difficultés vécues

par les infirmières au début et en cours de projet, les rapports étudiés dressent des bilans très positifs des démarches réalisées. Toutefois les savoirs dont nous disposons sur le sujet sont partiels. Ceux-ci sont entre autres obscurcis par des imprécisions méthodologiques importantes, se rapportant entre autres aux procédures de collecte des informations et à leur analyse.

L’examen entrepris et réalisé dans ce présent chapitre a aussi permis de réaliser un bon nombre de critiques à l’endroit des écrits proposant une conceptualisation de l’intégration d’une conception infirmière dans la pratique. Parmi celles-ci, soulignons la représentation somme toute individuelle du processus d’apprentissage et d’adoption de l’approche, la surexposition des impacts positifs au détriment d'effets indésirables ou de situations ambiguës où la thèse de la valeur ajoutée de la théorie aurait pu être ébranlée. Ce tri des informations, qu'il soit conscient ou non de la part des auteurs, s'ajoute à un déni global des écrits philosophiques ayant fait état d’inquiétudes sur le plan moral et épistémologique. L’ensemble des ambiguïtés et des imprécisions soulevées nous pousse donc à nous doter d’une grande prudence quant à la valeur à accorder aux résultats et aux retombées prétendues de l’intégration d’une conception infirmière dans la pratique. Nous avons esquissé par ailleurs la complexité à laquelle nous devons nous attendre de la part de ce type de projet, d’une pratique professionnelle en institution et d’un apprentissage adulte «transformant». En fait, l’usage individuel et collectif d’une approche mobilise davantage de ressources et de variables que l'individu lui-même est en mesure de concevoir et d'identifier.

Suivant la typologie de Sandelowski et Barroso (2007), deux problèmes distincts méritent tout particulièrement notre attention. D’abord, les imprécisions méthodologiques et interprétatives soulevées ouvrent visiblement la porte à des erreurs dans la compréhension du phénomène, de même qu’à l’insertion de biais possibles en faveur de l’utilisation des conceptions infirmières. L’évidence et l’importance de ce problème se révèlent notamment à travers les écarts importants entre les conclusions des écrits philosophiques

et scientifiques, et à travers la présence d’ambiguïtés dans les interprétations potentielles du contenu des conceptions infirmières à mettre en pratique (soulevées à travers notre présente analyse). Ensuite, la structure de la majorité des études a favorisé l’examen d’un nombre limité de variables de même que l’évaluation des changements peu de temps après les processus d’implantation et d’intégration dans la pratique. Cet aspect engendre un deuxième problème, soit un «déficit de connaissances» au sujet des impacts globaux et à plus long terme pour la pratique infirmière.

La mise en lumière de ces problèmes est majeure pour le champ disciplinaire infirmier. En effet, plusieurs théoriciennes et méta-théoriciennes s’appuient sur les études présentées de même que sur les fonctions présumées des conceptions infirmières pour justifier leur enseignement et leur utilisation autant en éducation, en recherche qu’en pratique (Fawcett, 2005). Certains suggèrent même que la pratique avec une conception reflète la vraie nature du rôle infirmier, de la profession et des sciences infirmières (Cody, 1997). Il nous apparaît donc primordial d’approfondir en contexte réel cette pratique de même que l’utilisation de ces savoirs, considérés «fondamentaux» de la discipline. Nous souhaitons ainsi contribuer significativement aux débats entourant la pertinence des conceptions et la vision du rôle infirmier promu dans ces contenus. Nous pensons que c’est à l’intérieur de ces questions que résident plusieurs des réponses liées à l’écart entre les théories et la pratique, de même que généralement entre «l’université» et la profession.

La mise en évidence de ces problèmes et le caractère névralgique des théories pour la discipline et ses savoirs nous ont menés à nous engager dans une démarche de recherche. Nous avons constaté à la lumière de notre analyse que pour bien comprendre le phénomène de l’utilisation d’une conception dans la pratique, nous devions l'approfondir d’une manière rétrospective et actuelle, à partir de perspectives personnelles, professionnelles et organisationnelles, en incluant des facteurs liés au processus d’implantation. Il relève à notre avis du sens commun que la pratique infirmière animée d’une approche particulière est

influencée par la conception du rôle et les valeurs initiales du professionnel, les actions qu’il est concrètement amené à poser dans le cadre de sa pratique, les normes de pratique professionnelles et institutionnelles, et les conventions (culturelles) de l’établissement.

L’approche impacte également les valeurs et les comportements véhiculés par l’infirmière et ses relations professionnelles avec les malades et ses collègues. Sa mise en pratique engendre aussi des réactions de la part des patients et des autres travailleurs au sein de l’organisation, qu’ils prennent part ou non au projet. Mais encore, ces interactions et les expériences qui s’en dégagent influencent à leur tour de façon plus globale la valeur que l’infirmière tend à accorder à l'approche de soins. Il en est de même pour la reconnaissance et la place qui lui est offerte collectivement par l’ensemble des professionnels et des travailleurs. Il faut cependant rappeler que les liens unissant ces différents facteurs de l’intégration d’une conception infirmière, leur importance, leur variabilité et leurs impacts sont quant à eux dépendants du processus plus global d’implantation de l’approche dans l’organisation et du fonctionnement de cette dernière, qui eux sont particulièrement contextuels.

Par conséquent, pour appréhender ce phénomène, il nous apparaissait primordial d’adopter une perspective globale. Dans notre recherche, nous avons ainsi cherché à comprendre :

Comment se construit et évolue une pratique clinique inspirée par une conception infirmière particulière?

La réponse à cette question de recherche permettra de pallier aux problèmes identifiés, notamment en ajoutant des connaissances là où il en manque et en traitant l’objet d’une manière nouvelle et plus neutre. Pour ce faire, nous avons ciblé deux objectifs et plusieurs sous-objectifs. Ceux-ci constituent en d’autres

mots les diverses composantes du phénomène que nous avons cherché à élucider. Nous avons cherché à :

 d’abord décrire la pratique infirmière antérieure au sein de l’organisation, les processus d’implantation et d’intégration d’une conception infirmière, de même que les effets personnels, professionnels et organisationnels qui leur sont associés.

 ensuite analyser les processus associés à la construction et à l’évolution d’une pratique clinique guidée par une conception infirmière particulière.

Ces objectifs ne possèdent pas le même niveau de complexité ou de conceptualisation (Yin, 2009). Ils sont en fait complémentaires puisque le premier objectif nous permettra d’aborder le second. Ce dernier nous autorisera ensuite à procéder à une interprétation explicative des données obtenues (Sandelowski & Barroso, 2007) dans le but ultime de répondre à notre interrogation première. Celle-ci avait pour nature la détermination des sources et des logiques de l’écart entre les théories et la pratique clinique. Plus précisément, notre mission finale vise à dégager lequel des éléments identifiés parmi le contenu, le processus de diffusion ou les effets, sont le plus susceptible de causer ou d’entretenir le problème de l’écart entre les théories et la pratique.

En vue de procéder à l’opérationnalisation du premier objectif, nous l’avons décortiqué en quatre sous-objectifs. Ceux-ci constituent les éléments précis qui nous ont permis d'étudier empiriquement ce à quoi fait référence la pratique avec une conception infirmière précise. Pour chacun de ces sous-objectifs et ses catégories conceptuelles, nous avons élaboré des indicateurs opérationnels plus concrets. Ceux-ci sont également conçus dans une perspective individuelle et collective. L’ensemble des sous-objectifs et des variables opérationnelles de l’objectif 1 est détaillé à l’annexe 2. L’objectif 2 ne contient pas de tels sous-

objectifs et variables opérationnelles puisqu’il a pour fondement l’analyse plus approfondie des résultats obtenus à l’objectif 1.

a) Décrire la pratique infirmière au sein de l’organisation avant l’implantation, en précisant les perspectives personnelles, professionnelles et organisationnelles de chacun des intervenants de l’établissement.

b) Détailler l'implantation de l’approche en situant le processus de formation, les modalités d’implantation et le climat organisationnel pendant le processus.

c) Dépeindre l’expérience des professionnels et des différents acteurs au sujet de l’intégration d’une conception dans la pratique clinique en approfondissant notamment les moyens d’apprentissage mobilisés, les différents facteurs ayant favorisé ou limité l’intégration de même que les stratégies employées et les cibles de modification des pratiques.

d) Finalement, exposer les effets personnels, professionnels et organisationnels associés à l’implantation et l’intégration d’une conception infirmière. Ce sous-objectif implique de collecter des données au sujet du rapport développé avec l’approche, avec la profession, le travail dans l’établissement et les collègues. Il nécessite également de retracer les changements vécus aux plans personnel et professionnel par les intervenants, de même qu’au niveau du climat organisationnel, du fonctionnement des pratiques et des autres secteurs de l’établissement.

L'élaboration de ce compte-rendu et la détermination de ces objectifs, des sous-objectifs et des variables opérationnelles ont également constitué l’occasion pour les chercheurs de réfléchir d’une manière approfondie au processus de la science. Avant de faire notre entrée sur le terrain, nous nous sommes attardés à clarifier notre rapport aux écrits antérieurs, à notre objet de recherche et au processus concret menant à la réalisation d'une enquête. Ces perspectives épistémologiques nous ont ensuite guidés dans le choix concret de notre orientation méthodologique. Cette dernière est inspirée

notamment par l’interactionnisme symbolique et par les chercheurs en sociologie plus généralement associés à l’École de Chicago (Garfinkel, 2007; Coulon, 1987; Le Breton, 2004). Nous avons ensuite convenu qu'une étude de cas recourant à des stratégies de collecte de données diversifiées représentait le moyen optimal pour nous permettre de mieux comprendre le phénomène à l'étude et limiter au mieux la répétition des erreurs commises dans les recherches précédentes. C’est spécifiquement tout ce processus qui sera détaillé dans la prochaine section.

Chapitre 2-Considérations épistémologiques,