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5. ANALYSES DES ENTRETIENS

5.1. R UPTURE ET ÉPREUVE

Allez on bouge ! Ces changements qui nous font bouger la terre.

La vie peut être particulièrement marquée par un ou plusieurs voyages. La sensation de recommencer à zéro : nouvelle langue, refaire sa vie sociale ou donner sens à son parcours académique  sont  quelques  pistes  de  réflexion  pour  ce  premier  volet  d’analyse.    

Nous allons voir dans les extraits suivants comment ou pourquoi trois de nos participantes ont choisi de partir, de repartir, de rentrer. La représentation visuelle du voyage dans la majorité des cas est reliée au sentiment de détachement : l’avion,  les  valises,  l’au  revoir.  De  ce  fait,  les   voyages donnent naissance à des changements radicaux. Donc, nous pourrions dire que le voyage   c’est   cet   élément   d’exotopie –hors de- (Baudouin, 2009) qui suscite des transformations assez importantes dans le parcours de nos participantes. Car visiblement elles sont  dans  la  quête  de  s’insérer professionnellement.

«J'ai passé un temps au Chili, mais à l'époque il y avait encore la dictature. La famille avec laquelle j'étais liée c'était des gens qui avait beaucoup souffert, beaucoup d’exilés, et puis j'avais pas envie de rester là bas, le Chili pour moi était trop loin de l'Europe  (…),  le  Chili quand vous y êtes et que vous êtes au bord de l'eau vous êtes complètement ailleurs, c'est un autre monde, -c'est passionnant par ailleurs-, les gens sont  adorables,  j'ai  beaucoup  d’affection  pour  les  Chiliens, mais c'était de m'installer là bas, m'installer là bas, ça signifiait aussi être la femme de quelqu'un, pouvoir donner des cours de français, enfin j'aurais pas pu... parce que je finissais mes études... j'aurais pas pu développer ce que j'avais envie de développer donc on   s’est   quitté   et   je   suis   revenue en Europe ». Beatrice, p. 3, ligne 117.

Lors de son voyage elle constate un certain nombre de « contraintes » qui pourraient influencer  radicalement  sa  profession.  Elle  voit  son  métier  en  péril  et  c’est  par  le  biais  de  ces déplacements  qu’elle  décide  de  donner  un  sens  à  son  savoir-faire. Ces contextes de voyage

« définissent   l’univers   proximal   dans   lequel   notre   sujet   évolue,   mais   ils   prennent   des   dimensions  distales  qui  contribuent  à  ce  que  l’action  du  sujet  prenne  la  valeur  de  l’épreuve. »

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(Baudouin, 2003 p.447). Les voyages sont aussi sources d’épreuves qui aideront à la construction  de  l’identité  professionnelle.  Les  changements  sont  induits  par  les  épreuves,  ainsi   le sujet est transformé grâce à sa permanence dans le moment   de   son   histoire   où   l’épreuve   survient.   Pour   Baudouin   c’est   bien   ce   rapport   entre   permanence   et   changements   qui  fait se produire un développement nouveau et une transformation identitaire.

Pour notre interviewée suivante, Diane, les voyages se font d’une   manière   plutôt  

« automatique ». Le fait de voyager lui procure la sensation de maîtriser son destin. De plus elle compte visiblement sur son mari dans toutes les décisions à prendre. Elle ne se pose plus la question de faire ou ne pas faire le voyage, elle   s’éloigne   de   l’image   de   novice   dans   la   démarche d’entreprendre : gérer le foyer, réussir sa carrière et être femme. Car elle sent que même   s’ils   changent   de   ville   et   ils   s’ils  doivent prendre en main leurs projets, elle peut conjointement mener ces deux fronts.

« On est arrivé en Allemagne avec trois enfants et cette position de professor assistant et puis là c'est exactement le moment extrêmement difficile dans une carrière pour n'importe qui, que ça soit un homme ou une femme, et qui explique -à mon avis- pourquoi il y a aussi peu de femmes dans les carrières ; parce que c'est le moment où on change entre soit être une personne indépendante qui va pouvoir progresser dans l'académie ou entre dans un autre cursus. Alors là on peut aussi avoir une carrière dans l'industrie etc. mais c'est le moment où on doit prendre en main les projets, les rênes de sa carrière, on n’est plus dans une phase d'apprentissage et cette transition -là, je sais...

mes collègues, beaucoup de mes collègues la font pas, elles ont envie d'avoir des enfants à peu près à cet âge- là 30, 31 ans, 32 ans et elles voient difficilement la possibilité de mener deux fronts : cette étape difficile d'indépendance dans sa carrière et d'avoir des enfants ». Diane, p. 3, ligne 105.

Néanmoins l’épreuve  est  à  venir.  Le proximal de Diane est indemne de toute influence distale, puisqu’elle  a  trois  enfants  et  un  travail.  Donc  elle  a  pris  des  décisions,  elle  a  déjà  franchi  cette   étape, plus rien ne sera jamais comme avant. Or, observons que le challenge est de prendre en mains les projets, c'est-à-dire qu’est primordiale la notion de « choix » entre la continuation de  sa  carrière  ou  d’avoir  des  enfants,  ce  choix  s’avère  décisif aux yeux de Diane surtout pour le cas des femmes, étant donné que ceci représente le progrès dans une carrière. Ainsi l’académie   et   le   travail   dans   le   récit   de   Diane   sont   les   lieux   mêmes   de   l’émancipation   et   malgré cela ne peuvent être narrativisés que dans cette logique de drame où mener deux fronts devient paradoxalement impossible. Plus loin dans son récit, Diane nous raconte le passage très important entre deux pays (Allemagne et Angleterre), elle parle entre autres de la précarité économique qu’ont dû vivre elle et sa famille pendant leur séjour dans la ville de

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Londres. Nous croyons que si elle décide de nous faire entrer davantage dans sa sphère familiale (mari et enfants), cela veut dire que celle-ci est primordiale dans son histoire de vie.

« La ville de Londres pour une famille de 4 enfants financièrement était très difficile, pour les écoles etc. c'était un casse- tête énorme. mais Londres n'était pas notre endroit privilégié, mais il fallait trouver de position, c'était tout, et on a pas eu le choix, et en sachant qu'on arrivera pas à s'en sortir parce que financièrement on était dans les chiffres  rouges  en  arrivant  là  bas,  on  avait  pas  le  choix  parce  qu’il  fallait  bien  qu'on   puisse continuer une carrière ». Diane, p. 4, ligne 150.

Il est évident qu’elle   n’a   pas   de   barrière   au   moment   de   son   choix   pour   mener   à   bien   son métier et donner une suite logique au développement de sa carrière. Pour Diane -le voyage- permet  d’approcher  ce  qui  dans  l’épreuve  représente  un  caractère  formateur.  Cette  épreuve  est   une  composante  importante  de  l’émergence  de  sa  professionnalité.

L’exil vécu par elle et sa famille a abouti à un retour à la ville de Genève. La question que nous nous posons est de savoir pourquoi la participante investit le récit en nous décrivant ses multiples voyages, en fait, pourquoi voyager ? Quel est le lien voyage/carrière ? En effet, il peut   nous   sembler   sans   rapport   avec   la   problématique   devant   être   abordée   dans   l’entretien,   celle de comprendre comment réussir professionnellement dans en milieu plutôt masculin.

Pourtant   nous   osons   dire   qu’indépendamment  du fait d’être   une   femme   ou   un   homme,   la   reconnaissance sociale est un des moteurs principaux dans la quête du succès professionnel et qu’ainsi   le   sujet   concerné     peut   surmonter  les barrières que la société a établies en termes d’épanouissement professionnel.

« On m'a offert la position pour venir ici, et il a fallu de nouveau adapter le problème de dual couple career. Mon mari a trouvé un arrangement, il a dû laisser une position permanente à XX contre une position assez précaire de maitre d'enseignement et de recherche suppléant qui a duré en fait plusieurs années ici, jusqu'à qu'il soit récemment nommé professeur, donc on a dû faire là –disons- un compromis en terme de carrière, et finalement c'était le bon choix parce qu'on a pu quand même continuer à faire nos recherches et puis trouver un environnement plus comfortable pour notre famille, donc voila! On se retrouve là avec une carrière qui va dans la continuation logique d'une carrière académique dans la recherche ». Diane, p. 4, ligne 162

Parallèlement,   l’implication du mari de Diane dans ce moment de changement est ressentie comme une nécessité presque vitale. Ce fait est bien illustré quand elle décrira la situation vécue par son mari avant et après de leur retour à Genève. En effet, ce changement a des caractéristiques  dues  aux  influences  sociales  qu’elle  a  sûrement développé durant toute sa vie d’adulte   car   elle   parle   de  compromis en termes de carrière et de logique   d’une   carrière   académique, mais aussi elle décrit le poste initial de son mari comme une position assez

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précaire tandis  qu’elle  réduit  la  description  de  son  poste  à  la position et ne développera pas davantage par la suite.

Après   des   années   d’expérience   passées à se forger un caractère à l’épreuve de toute incongruité, notre participante suivante, Amel, nous narre une des situations importantes de sa vie. Pour notre troisième participante, il existe un point de similitude récurrent avec les deux exemples cités   auparavant.   Il   s’agit   bien   d’un   voyage   qui   changerait   son   modus   vivendi.  

Donc, encore une fois nous voyons comment un voyage entraine la participante dans la recherche de soi. Son identité lui semble un aspect individuel et inébranlable vis-à-vis de son mari. Cette quête présente de véritables enjeux, étant davantage conséquents au plan identitaire, de son estime de soi et de la reconnaissance professionnelle.

« Je  suis  partie  au  Canada  juste  après.  J’étais  mariée  à  ce  moment-là et mon mari a fait un   doctorat   (...)   C’est   lui   qui   a   choisi   d’abord   où   on   allait,   en   prenant   deux,   trois endroits  et  puis  après  c’était  moi,  c’est  normal  car  on  avait  une  différence  d’âges  et  de   positionnement   dans   la   carrière.   Donc   on   s’est   retrouvés   à   Toronto   – parce qu’effectivement  on  avait  le  choix  entre  la  Californie  et  Toronto   – car, à Toronto, je pouvais travailler ; aux États-Unis il y avait plus de problèmes de travail. Et donc, j’avais  arrangé,  en  discutant  ici  avec  des  professeurs,  j’avais  eu  des  contacts  à  Toronto,   parce  que,  pour  moi,  il  était  exclu  que  j’y  aille  juste  comme  accompagnante.  C’était assez normal pour moi – je  n’avais  pas  d’enfant,  pas  encore  – que je fasse ma propre vie à côté de celle de mon mari, donc tout en étant tout à fait traditionnels ». Amel, p.

2, ligne 92.

Le voyage fait irruption dans son histoire, donc le quotidien devient inhabituel et éloigné de tout  repère  de  l’interviewée.  Bien  évidemment,  cette  nouvelle  dimension  est  intégrée par elle-même en bénéficiant du déroulement  de  l’épreuve  dans  l’espace  « distal » (Baudouin, 2009).

Ce changement est vécu de manière positive, elle prévoit déjà comment faire pour éventuellement trouver un travail et n’être pas que  l’accompagnante  du voyage de son mari.

Or, le rapport envers le fait de pouvoir travailler grâce à l’absence  d’enfant  et  mener  une  vie   de couple traditionnel reste   dans   une   perspective   d’ambiguïté   subjective   que   nous   pourrons   lier  aux  influences  sociales  et  culturelles  de  l’interviewée.      

35 Désolé,  votre  candidature  n’a  pas  été  retenue…  

Une des difficultés pour le développement professionnel des femmes a été la mobilité. Nous avons analysé auparavant quelques extraits des entretiens où nos participantes nous racontent les   différents   voyages   qu’elles   ont   fait   au   long   de   leur   vie   professionnelle   et/ou   privée.   En   effet, ces voyages ont été entrepris pour diverses raisons : pour les études, par amour, pour leur carrière ou pour la famille. Ci- dessous quelques extraits pour illustrer ce propos.

« Je   suis   partie   deux   mois   à   Oxford   pour   améliorer   l’anglais,   pour   faire   le Proficiency » Clara, p. 1, ligne 34.

« Je fais mes études en Allemagne, là j'ai... bon c'est peut être un truc biographique peut être important... j'étais pendant dix ans avec un Chilien en Allemagne d'où mes liens avec l'Amérique latine » Beatrice, p. 2, ligne 84.

« Je suis allée à Paris où j'ai travaillé dans le Centre Suisse qui venait de s'ouvrir à Paris pendant quelque mois, c'était sympa » Beatrice, p. 3, ligne 128.

Toutes   nos   interviewées   nous   ont   parlé   de   leurs   voyages.   Cependant   six   d’entre   elles,   soit   un 85%   de   l’échantillon,   ont   choisi de nous raconter plus ou moins en détail ces déplacements.  Nous  n’avons  perçu    aucune  réaction  négative  ni  aucun    préjugé  envers  l’idée   de la mobilité. Les obstacles qui, éventuellement, auraient pu se présenter au cours de ces déplacements   n’ont   pas été   classés   dans   l’idée   de   l’insurmontable.   Pour   nos   interviewées   l’imprévu  et  les  changements  liés  à  la  mobilité  ne  se  sont  pas  avérés  être  une  épreuve.      

« J’étais  toujours  très  ouverte  pour  toutes  sortes  d’expériences,  mais  je  n’ai  jamais  eu une  carrière  fixée  à  l’avance » Clara, p.3, ligne 118.

Il a été aussi mentionné par nos interviewées une sorte de mobilité interne, c'est-à-dire au sein  d’une  même  entreprise  ou  institution.  Dans  le  cas  de  Clara,  elle  fait  ses  preuves  et  assume   de nouvelles responsabilités sur un nouveau poste dans la même entreprise.

« J’étais  à  la  communication,  d’abord,  comme  assistante  de  direction,  mais  ils  ont  très   vite vu que je pouvais faire plus que ça et donc, le poste a très rapidement évolué. Ils m’ont  donné  des  responsabilités  et  puis  j’en  ai  eu  assez,  après  quatre  ans,  j’avais  fait  le   tour de la question (…)»  Clara,  p.  2,  ligne  57.

Dans  l’extrait  suivant  divisé  en  deux  phases,  Diane  dans  un  premier  moment  décrit  l’épreuve   vécue suite à un changement de poste dans lequel elle doit porter une double casquette.

Néanmoins elle ne mentionne pas le fait de la mobilité comme étant une épreuve. Pour Diane, la réussite professionnelle est au-delà.

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« Vraiment c'est la galère entre être un post doc et être « assistant professeur » et là il y a une phase extrêmement difficile psychologiquement ; où il faut faire ses preuves, il faut continuer à croire qu'on peut le faire. On a des grands moments de doutes, les choses fonctionnent pas aussi bien tout de suite et je crois qu'il y a peu de gens pour qui cette phase est facile, donc c'est quand même 3, 4 ans de doute, de difficulté, de pression énorme des gens qui sont en dessous de nous et qui attendent qu'on transforme... » Diane, p. 3, ligne 123.

Dans un deuxième moment, Diane attribue à la « chance »  le  fait  d’avoir  été  choisie  pour  aller   travailler  dans  une  autre  ville.  Bien  qu’elle  vienne  d’avoir  de  nouveau  un  bébé,  elle  assume   cette nouvelle position comme un défi et non pas comme une difficulté.

« on a eu la chance encore une fois, quelque part, parce qu'on a eu effectivement deux positions permanentes qui nous ont été offertes à XX qui est une suffisamment grosse université en termes des thématiques, et on est reparti, on a bougé de nouveau avec notre famille, et cette fois j'avais encore un enfant qui est arrivé en Angleterre, donc à cette étape de transition, juste en arrivant là-bas » Diane, p. 3, ligne 139.

La   question   de   la   mobilité   professionnelle   chez   les   femmes   nous   l’attachons   à   un   des   ingrédients de l’action   – les valeurs- (Bidart, 2010). Les valeurs (dans ce cas émis par la société)  sont  les  plus  difficiles  à  faire  évoluer  parce  qu’elles  sont  par  définition  peu  sensibles       aux  résultats  de  l’action  (p.  229).  Ici,  nos  interviewées  ont  un  autre  système  de valeurs, où la question de la mobilité est vécue certes comme une aubaine.