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L ES APPROCHES THÉORIQUES CLASSIQUES DE LA RÉVOLUTION

R ÉVOLUTION COMME REVITALISATION — A NTHONY F W ALLACE

Dans la théorie de l’anthropologue américain Anthony F. C. Wallace, la révolution est assimilée à un mouvement de revitalisation. Dans son article Revitalization movements, Wallace présuppose une société de type holistique : à la manière d’un organisme vivant, la culture est un ensemble de « modèles ou schémas de comportements appris », de coutumes, de valeurs caractéristiques de la société, dont la perturbation entraîne des changements immédiats dans toute la structure sociale.

Le principe fondamental corollaire à l’analogie de l’organisme vivant est celui de l’homéostasie. La société cherche à préserver naturellement son intégrité en maintenant une stabilité minimale pour ses membres en les protégeant du « stress8 » et prendrait à cet égard, toutes les mesures nécessaires pour préserver cette stabilité. Il est fonctionnellement nécessaire, pour chaque individu d’une société, de maintenir une image mentale de sa société et de sa culture de la même manière qu’il importe qu’il ait une image mentale stable de son propre corps et de la régularité de ses comportements, de sorte que le stress soit réduit à son niveau minimal. Si l’image mentale est incohérente ou qu’elle mène à des actions qui ne réduisent pas le stress, l’individu doit choisir entre conserver son imagerie mentale et tolérer le stress induit par cette incohérence, ou bien changer son imagerie pour réduire le stress.

8 Ici, stress signifie incohérence entre des valeurs culturelles de bases et comportements effectifs. Par exemple, la

société chrétienne qui valorise certains idéaux de fidélités amoureuses, d’altruisme, de tolérance se verra stressée dans la mesure où l’adultère, l’égocentrisme ou la violence augmentent.

Changer ainsi son imagerie implique un changement total de la Gestalt de l’image de lui- même, de sa société et de sa culture.

Wallace définit les mouvements de revitalisation comme des groupes au sein du système culturel qui cherchent, consciemment et de manière organisée, en réponse à des perturbations, déséquilibres ou stress qui éloignent la société de l’équilibre, à construire une société plus satisfaisante, fondée sur un nouvel équilibre. La structure du processus de revitalisation consiste en cinq stades : un premier stade, état stable où le stress chronique est tolérable; un deuxième, dans lequel se développe une augmentation progressive du stress individuel :

The agencies responsible for interference with the efficiency of a cultural system are various : climatic, floral, and faunal change, military defeat, political subordination, extreme pressure toward acculturation resulting in internal cultural conflict, economic distress, epidemics, and so on. (Wallace 1956, 269)

La troisième phase consiste en une distorsion culturelle où on voit apparaître des désordres variés. Certaines personnes, plus flexibles psychologiquement, tentent à ce stade des reformulations limitées ou superficielles de leur imagerie mentale dans leurs vies personnelles afin de réduire le stress, alors que d’autres sombrent dans des mécanismes de résistances psychodynamiques tels que l’alcoolisme, la passivité extrême ou l’indolence, le développement de dépendances de toute sorte, de violence, non respect des codes moraux, sexuels particulièrement, irresponsabilité publique, dépression, etc. Bref, dans cette phase, la culture n’est plus en phase, « …the elements are not harmoniously related but are mutually inconsistent and interfering. » Les situations de conflits et de mésententes, qui augmentent le niveau de stress et d’anxiété général, augmentent sans cesse. Le quatrième stade est celui de la révolution ou revitalisation comme telle. Au paroxysme du stress, c’est la crise, le désordre, les éléments de la culture sont en état de distorsion interne. C’est à ce moment qu’on peut

observer une reformulation du réseau symbolique. Elle se déroule en six étapes : d’abord la reformulation symbolique s’opère dans l’esprit d’une personne en marge de la société, un prophète qui vit intensément tous ces désordres et qui élabore un message, un ordre nouveau. Dans un deuxième temps, il tente de communiquer son discours à un entourage proche, souvent un petit groupe de fidèles ou de disciples; par la suite, la petite communauté s’organise et organise un programme d’action plus systématique et plus politique, pour, établir des alliances à des groupes d’influence dominante dans la société. Pour ce faire, elle doit ajuster son message, adapter son discours en le modifiant plus ou moins aux résistances qu’il rencontre — récurrence de l’ordre antérieur, et, compatibilisation des influences extérieures — pour le rendre plus acceptable par un plus large segment de la population. S’il atteint une importance critique, tout le système culturel adopte abruptement ce message.

Le discours conduit à une revitalisation générale, c’est-à-dire à un « nouveau plan », une « nouvelle gestalt », une nouvelle « image mentale » de soi, du corps, de la société, de la culture, de la nature et des voies d’action. Laissons parler Wallace :

[…] a noticeable social revitalization occurs, signalized by the reduction of the personal deterioration symptoms of individuals, by extensive cultural changes, and by an enthusiastic embarkation on some organized program of group action. This group program may, however, be more or less realistic and more or less adaptative: some programs are literally suicidal; others represent well conceived and successful projects of further social, political, or economic reform; some fail, not through any deficiency in conception and execution, but because circumstances made defeat inevitable. (Wallace 1956, 275)

Enfin, une phase de routinisation, qui se confond avec le cinquième et dernier stade, l’apparition d’un nouvel état stable, où le nouveau discours apparaît désormais comme normal et s’établit dans diverses institutions économiques, politiques, sociales qui réduiront le stress général dû aux incohérences pré-révolutionnaires des codes moraux.

Dans les théories de Johnson et Wallace, le nouvel équilibre, qui s’appuie sur un ensemble de valeurs, de codes moraux, pour avoir du succès, doit rétablir une cohérence avec des idées, des pratiques culturelles consensuelles. Ces modèles posent la question du choix des identifications. Par quel processus les groupes s’identifient-ils à des valeurs nouvelles? Wallace en distingue trois types : les mouvements qui cherchent à faire revivre une culture traditionnelle désuète, ceux qui cherchent à importer un système culturel étranger et enfin les utopistes. Cependant pour lui, les identifications explicites ne sont jamais vraiment ce qu’elles prétendent. Les mouvements revivalistes ont le plus souvent une image idéalisée de la culture passée et ignorent non seulement l’histoire réelle, mais importent, plus ou moins consciemment, des éléments de cultures qui leurs sont contemporaines. De la même manière, les mouvements d’importation, qui cherchent à rompre avec leur tradition ancestrale, laissent intacte certains de ses éléments qu’ils n’ont pas su reconnaître, car trop imprégnés dans leur mode de vie. Qu’ils soient défenseurs d’une tradition, pourfendeurs de tradition ou encore utopistes, pour Wallace, les mouvements de revitalisation sont des enchevêtrements d’éléments de tradition et d’importations culturelles. Il importe donc de voir, pour bien comprendre la nature d’un mouvement de revitalisation, comment il se situe par rapport à la tradition ou aux cultures étrangères, car il s’agit d’un révélateur sur le degré de domination ou d’acculturation que la société en est train de subir. Une culture en phase d’importation d’identifications ne cherchera à se revitaliser qu’en cas d’extrême domination extérieure.

Le changement de Gestalt expérimenté d’abord par des individus en marge de la société, germe de la révolution, et ensuite diffusé dans la société entière, amène Wallace à conclure qu’une révolution ne saurait qu’être totale, discontinue, ne pouvant se limiter au changement de quelques traits. Les mouvements de revitalisations, de par l’expérience de « conversion »

quasi religieuse qui les fonde, demandent à être considérés comme un changement social total. Dans ce contexte, deux facteurs fondamentaux aident à prédire l’issue d’une révolution. Le degré de réalisme de son discours et le degré de résistance sociale au mouvement. Un mouvement doit pouvoir prédire les conséquences de ses propres faits et gestes et ceux de ses adversaires dans la lutte de pouvoir à laquelle il se livre pour la diffusion de son message. Si le mouvement est rusé dans le conflit, ou s’il n’y a que peu de résistance, le discours pourra être moins réaliste ou moins conventionnel et avoir autant de chances de se diffuser. Quoi qu’il en soit, ce discours a d’autant plus de chance de s’imposer à toute la société et de perdurer dans le temps, qu’il maintient un équilibre entre des valeurs consensuelles et des pratiques de telle sorte que le niveau de stress moral soit au minimum.