• Aucun résultat trouvé

L ES APPROCHES THÉORIQUES CLASSIQUES DE LA RÉVOLUTION

R ÉVOLUTION COMME RÉÉQUILIBRATION VIOLENTE — C HALMERS J OHNSON

De telles théories, notamment celle de Chalmers Johnson dans des ouvrages comme

Déséquilibre social et révolution et Revolutionary Change, conçoivent la société comme des

organismes intégrés qui « fonctionnent » c’est-à-dire comme des « systèmes sociaux d’engagements de valeurs » fonctionnellement adaptés aux exigences de l’environnement (Johnson 1972). De tels systèmes sociaux forment des ensembles d’institutions marqués par une cohérence interne. Cette cohérence exprime et spécifie des normes et des rôles, qui agissent en tant que modèles d’orientation à partir de valeurs sociétales essentielles :

[…] society is the possession of mutual expectations by members of the society, allowing them to orient their behavior to each other […] and man’s ability to orient his behavior to that of others is a perequisite for the complex human interaction that caracterizes even the most rudimentary society. (Johnson 1966, 8)

Ces modèles de valeurs ont été intériorisés par un processus de socialisation et servent à la grande majorité de critères de référence personnelle et morale. La structure des valeurs d’une société légitime symboliquement la configuration particulière des interactions et des stratifications de ses membres. Les sources du changement peuvent être exogènes, telles que

l’apparition de références culturelles étrangères, la conquête ou la perte de territoires, etc., ou encore endogène, innovations religieuses, technologiques, etc.

La théorie de Johnson, qui envisage l’existence d’un consensus à l’intérieur d’un système de valeurs, se propose d’expliquer les révolutions comme des réponses violentes face à un grave déséquilibre du système social. Pour Johnson le déséquilibre social correspond à une désynchronisation entre la structure de valeurs et l’adaptation à l’environnement. Il en résulte une incohérence dans la socialisation des individus, qui amène de ce fait des incohérences dans l’adoption des rôles sociaux et des buts interindividuels qui conduit à l’incapacité de résoudre un ensemble de problèmes sociaux sans violence. Il est à noter que pour Johnson la violence est à prendre dans un sens large, c’est-à-dire comme un type d’action qui brise la cohérence sociale. Elle n’est en ce sens, pas réduite à la brutalité, à l’insensibilité ou au contraire de l’empathie. Un comportement violent est plutôt lié à l’imprévisibilité. Il s’agit d’un comportement impossible à ériger en modèle social, modèle à partir duquel un ensemble d’individus pourrait s’ajuster. Bref pour Johnson, la violence est une action antisociale. Conçue comme telle, elle présuppose qu’il lui préexiste un système d’action social. La montée de la violence est un indicateur important de déséquilibre social qui peut être annonciateur d’une révolution. Toutefois, elle peut aussi être considérée comme inappropriée par les autres membres du système si, au lieu de mettre fin au système, elle est considérée comme un crime, contribuant par là à la désynchronisation. (Johnson 1966)

Une révolution, pour réussir, doit donc faire accepter un certain type de violence, celle qui fonde et accompagne la refonte des modèles essentiels d’orientation vers des valeurs. Le modèle de Johnson rappelle ici les catégorisations de Balandier, celles de chaos destructeur et créateur. La violence révolutionnaire dont parle Jonhson devient chaos créateur dans la mesure

où elle est contrôlée ou encadrée par une nouvelle structure de valeurs, accompagnée d’une volonté consciente, d’un mouvement idéologique plus adaptée à l’environnement.

Pour se constituer, un tel mouvement exige d’abord que le système social entre en crise. C’est le cas, selon Johnson chaque fois que l’environnement et les valeurs se trouvent sérieusement « désynchronisés » par des perturbations internes ou externes. Ces perturbations peuvent être par exemple liées à des contacts entre groupes sociaux aux mœurs ou aux valeurs très différentes, à l’apparition de technologies nouvelles, à des désordres environnementaux, socio-économiques, etc. En période de désynchronisation, les membres de la société sont désorientés et par là même prêts à se convertir aux valeurs de rechange proposées par un mouvement révolutionnaire. Les autorités en place perdent alors leur légitimité et, pour maintenir l’ordre, dépendent toujours davantage du recours à la force. Mais cela ne peut durer qu’un temps selon Johnson, car lorsque l’intégration d’un système ne repose que sur la force et non plus sur consensus généralisé, la force doit être utilisée de manière plus soutenue et requérir beaucoup plus de ressources qu’en temps normal, rendant le coût, économique et social, des opérations intenables à long terme.

Si les autorités font preuve d’habileté, de souplesse et de compétence, elles entreprendront des réformes en vue de « resynchroniser » les valeurs et l’environnement :

Every myth [value structure] is embodied in a formal expression [institutionalized norms] and however much of eternal truth may be in it, the expression itself is a temporal thing, related to time and circumstance. That expression may have been nearly perfect, a quite unbetraying symbolic presentation of truth for its age. But another age may find it ambiguous, erroneous, frustrating [because values and the environnement are no longer in sychronisation]. The task of the elite is then to revise the applied code of good behavior of the myth, to deduce from the central truth new rules of practical conduct. (Johnson 1966, 94)

Par contre, si elles s’obstinent dans leur intransigeance, la révolution entraîne un changement systémique violent, qui, lorsque réussi, resynchronise les valeurs et

l’environnement du système social. Dans l’optique de Johnson, le remplacement d’un changement évolutif par une révolution ne devient possible et nécessaire que parce que les autorités prérévolutionnaires échouent et perdent leur légitimité.

Ainsi sur fond d’inadaptation des valeurs à un environnement changeant, certains événements ponctuels, que Johnson appelle accélérateurs, peuvent aussi contribuer à l’avènement d’une révolution, en rendant manifeste l’incompétence gouvernementale à maintenir le monopole de la force. Qu’il s’agisse de l’échec dans une guerre, de l’incompétence manifeste d’une armée, de mutineries, dissensions ou de discordes au sein de la classe dominante ou de l’élite politique, ou bien de la croyance du groupe révolutionnaire en sa supériorité — croyance d’être envoyé de Dieu par exemple – une analyse de la position politique d’un système armée est toujours capitale dans l’étude des révolutions. On doit toujours se demander qui possède le pouvoir de la force et quelle est son attitude vis-à-vis du mouvement révolutionnaire pour avoir une idée de l’issue révolutionnaire.

Dans sa théorie générale de la société et du changement social, la qualité du discours révolutionnaire – ici, entendons la capacité du message à convaincre et à rassembler autour de valeurs nouvelles qui orientent les individus — et la légitimité politique d’un gouvernement et certains événements accélérateurs sont les éléments clés qui rendent compte de l’apparition de situations révolutionnaires, des options des autorités existantes, de la nature et du succès des formes révolutionnaires. La violence révolutionnaire, contrairement à d’autres formes de conflits, vise à resynchroniser le système social. Johnson ne suppose donc pas que tous les conflits sociaux résultent de conflits de valeurs. L’étude de la révolution demande qu’on s’attarde aux nouvelles orientations, celles qui débouchent sur une nouvelle cohérence

conflits liés à des intérêts peuvent tous deux produire des insurrections : pour Johnson, le premier est une révolution alors que le second, une rébellion.