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L ES APPROCHES THÉORIQUES CLASSIQUES DE LA RÉVOLUTION

R ÉVOLUTION COMME FIÈVRE SOCIALE — C RANE B RINTON

Dans Anatomy of revolution, Crane Brinton cherche à travers la méthode historique comparative à dégager certaines régularités historiques des révolutions. Utilisant l’analogie de la fièvre, de même qu’un organisme en proie à un malaise biologique s’affaiblit progressivement, les régimes pré-révolutionnaires commencent par expérimenter un affaiblissement qui prélude aux transformations ultérieures. Ce premier moment serait constitué d’un ensemble de signes qui laisserait présager des changements à venir :

[…] government deficits, complaints about taxation, governmental favoring of one set of economics interests over another, administrative entanglements and confusions, desertion of intellectuals, loss of self-confidence among many members of the ruling class, conversion of many members of that class to the belief that privileges are unjust or harmful to society, the intensification of social antagonisms, the stoppage […] of the career open to talents, the separation of economic power from political power and social distinction... (Brinton 1957, 68)

Les révolutions anglaise, américaine, française et russe, par exemple, auraient débuté à partir du moment où une majorité a commencé à refuser de payer un impôt impopulaire ou

contesté. La machinerie gouvernementale est devenue clairement inefficace, les institutions vieillissantes inadaptées aux nouveaux contextes. Par exemple, elles n’ont su s’adapter à l’expansion des marchés : l’accélération des échanges et la complexification des réseaux de transports qui en découla ont plutôt contribué à la croissance de la bourgeoisie, entraînant l’autonomisation et la fermeture progressive des classes. C’est là selon Brinton, une première étape de fractionnement entre groupes en opposition, l’un conservateur et l’autre révolutionnaire, condition inaugurale de violence. Mais par-dessus tout, c’est la conscience accrue des tensions sociales qui constitue le signe précurseur le plus parlant pour Brinton. Si dans la société concernée, on parle de plus en plus de révolution, si l’irritation s’accroit, nous serions en présence d’un signe fort :

[…] when such fears – or hopes – become something like common property, when they are, […] in the air, then it is fairly safe to take this general sentiment as a pretty conclusive sign of revolution. […] It must, however, be really in the air, and not simply in the mouths of professionnal seers or timid conservatives. It must, above all, go beyond the intellectuals. (Brinton 1957, 68‑69)

Dans chacune des grandes révolutions arrivent un moment où les autorités en place se voient contestées par un groupe révolutionnaire en situation d’illégalité. Selon Brinton, ce ne sont jamais les masses ni les modérés. Ces dernières peuvent être instrumentalisées une fois que la minorité active, la plus fanatique, a gagné la révolution, mais qu’il s’agisse des bolcheviks, des nazis ou des fascistes, leur victoire fut acquise par des groupes peu nombreux, disciplinés et formés. Sur fond de grogne populaire donc, la révolution tend à se structurer entre deux groupes aux positions diamétralement opposées, ceux que Brinton appelle les

conservateurs et ceux qu’il appelle idéalistes ou extrémistes9. En de telles circonstances, les autorités ont recours à la force, la police ou l’armée, mais souvent sans grands succès – corruption des agents, manque de moyens, illégitimité de l’État major, armée mal dirigée et mal entraîné, désertion, etc. — mettant d’autant plus en évidence la faiblesse de l’État. Un gouvernement révolutionnaire se constitue peu à peu en face du gouvernement officiel et jouit d’autant plus de prestige qu’il n’a pas de responsabilités étatiques véritables. Les révolutionnaires arrivent ensuite au pouvoir, souvent après un coup d’État qui s’est effectué dans un bain de sang.

Après une lune de miel populaire qui peut être plus ou moins brève, dans l’urgence de la situation, les « extrémistes » s’organisent en dictature, forme de pouvoir et d’administration très centralisée. Une foi de caractère quasi religieuse anime les hommes au pouvoir. Brinton insiste sur l’influence du caractère quasi mystique et exalté du discours révolutionnaire, qui sert de fondement au calvinisme et au jacobinisme, presque autant qu’au marxisme. Le révolutionnaire est sûr de son entreprise et de son succès, sûr d’avoir raison, d’être du bon côté, d’aller dans le sens de l’histoire. Ceux qui tentent de leur résister sont dans l’erreur ou le péché, il est donc juste et bon de les éliminer, instaurant ainsi le règne de la Terreur et de la Vertu (Brinton 1957).

Dans une phase ultérieure, des influences contre-révolutionnaires s’éveillent. Un gouvernement tyrannique formé d’un personnel politique très diversifié, provenant à la fois de l’ancien régime et de la révolution, prend le pouvoir. Ceux qu’on considère désormais comme des « terroristes » sont exécutés et ceux que pourchassait la Terreur amnistiés. On assiste à un

certain retour d’institutions traditionnelles persécutées par les extrémistes, comme l’Église, la recherche du plaisir et la réapparition publique de toutes les immoralités que la terreur avait essayé de faire disparaître.

Ceci étant dit, la position de Brinton pose la question des acquis post-révolutionnaires. Sans doute les changements d’institutions politiques et, la plupart du temps, économiques, juridiques, sociaux et culturels sont indéniables. Les révolutions mettent fin, du moins à court terme, aux abus et aux inefficacités des anciens régimes. Par exemple, une bureaucratie exploitant efficacement ses zones subordonnées, un système juridique bien codifié, une excellente armée bien composée, a certainement permis à Napoléon d’effectuer beaucoup plus de choses que ses prédécesseurs bourbons n’auraient jamais pu espérer. De même, les communistes auraient permis la révolution industrielle en Russie. La nouvelle efficacité et la centralisation du pouvoir gouvernemental du nouveau régime constituent, pour Brinton, l’élément le plus marquant des révolutions.

Les révolutions étudiées par Brinton ont toutes connu la chute d’une classe économique dominante remplacée par une autre classe, parallèlement à de grands transferts de propriété, que ce soit par confiscation ou vente forcée. Les bourgeois remplacent l’aristocratie terrienne dans les cas des révolutions anglaise, française et américaine, le prolétariat remplace le bourgeois dans le cas de la Russie, même si on pourrait argumenter que la nouvelle bureaucratie russe constitue une classe privilégiée. Ces transferts étaient ordinairement justifiés par une idéologie d’abolition de la pauvreté, de meilleure répartition du bien-être ou d’une égalité économique.

En somme, sur le plan politique et économique, les acquis de la révolution sont évidents. Toutefois, sur le plan social, l’analyse des acquis est plus délicate. Pour Brinton, les

révolutions ne changent pas vraiment les comportements humains. Ces derniers sont beaucoup trop complexes pour changer aussi rapidement. Brinton suppose qu’au moment de vivre les bouleversements révolutionnaires, les codes sociaux, familiaux, moraux et les disciplines religieuses servent à contrebalancer les importants changements socio-économiques en cours. Brinton donne l’exemple de la bâtardise :

Bastardy can hardly stand up against logic or biology; bastardy, however, exists by virtue neither or logic nor of biology, but of well-established, slow-changing human sentiments. Men may feel tearfully sorry for poor children stigmatized from birth for something clearly not their fault; but hitherto not even revolution has prevailed against those perhaps ignoble but certainly persistent sentiments behind the « man-made » and « artificial » distinction between children born after a certain rite has been performed and those born without benefit of such a rite. (Brinton 1957, 261)

Contrairement aux mouvements rapides des échanges économiques et politiques, les modèles culturels affectifs et comportementaux sont, eux, très lents à changer et constituent un facteur de stabilité à tout changement social. La preuve en étant que dans les révolutions étudiées, la période de crise fut toujours suivie par une période de retour aux coutumes et aux valeurs les plus fondamentales du vieux réseau symbolique, réinstaurant « l’équilibre » social. On peut se demander avec Brinton si la véritable portée des révolutions ne serait pas seulement de précipiter des évolutions, la centralisation du pouvoir par exemple, qui, de toute manière, aurait eu lieu à un moment ou un autre. Quoi qu’il en soit, même si la plupart des habitudes des hommes, de leurs sentiments et de leurs dispositions ne peuvent pas être changés rapidement, que les extrémistes échouent dans leur essai de brusquer l’évolution et qu’une période post-révolutionnaire suffit à ramener la société à peu près à son état antérieur, le sujet sort, selon Brinton, de la fièvre révolutionnaire plus fort qu’il n’y était entré et se trouve désormais immunisé contre des atteintes qui pourraient être plus dangereuses. Les révolutions deviennent un héritage symbolique qui participe de la conscience réflexive des

révolutions ultérieures, déjà claires chez Marx, qui faisait de l’étude des révolutions passé une condition des révolutions actuelles. Il reste aujourd’hui à mieux cerner ce type de réflexivité et son impact sur le cours du changement social.

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HÉORIES STRUCTURALISTES