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L’importance de cette épistémologie est considérable pour nous dans la mesure où elle nous amène à considérer les périodes de désordres non plus seulement selon l’angle de la maladie, de la dégénérescence, mais aussi sous l’angle de la création, de la substitution ou de la recombinaison. La crise révolutionnaire est dès lors susceptible de devenir ouverture du champ des possibles. Reprenant l’expression de Balandier, le chercheur qui veut comprendre le devenir, dans le cas de la présente recherche il s’agit du devenir humain, doit être en mesure d’affronter « le chaos et devenir en quelque sorte le détective en quête des ordres partiels qu’il recèle » (Balandier 1988, 58). On a bien vu avec Prigogine au sujet de la matière, que la loi de

la conservation de l’énergie se transforme en loi de la complexification de la matière : si comme nous l’avons vu jusqu’ici, on accepte que « [l]es états de désordre croissants, ne sont que des états de probabilités croissantes » (Balandier 1988), alors les périodes révolutionnaires, malgré leur apparentes imprévisibilité et violence, nous semblent des occasions rêvées pour observer si une telle complexification est à l’œuvre dans les sociétés humaines. L’axiome de la complexification du social aura, nous le verrons, une influence importante dans nos comparaisons théoriques ultérieures, notamment dans la confrontation des théories sociales de l’équilibre et la théorie duboisienne, où les révolutions ne sont plus simplement retour de l’équilibre, mais retour complexifié d’une identité passée lointaine.

Bref, nous avons voulu montrer dans cette section que la nature vivante et non-vivante possède un mode d’organisation complexe à l’intérieur duquel coexiste une extraordinaire pluralité d’éléments, de structures ou de modes d’organisations en contradictions les uns avec les autres, où certains dominent et d’autres sont marginalisés. Ces structures marginales, même si elles sont neutralisées initialement par le mode d’organisation dominant, peuvent potentiellement envahir l’ensemble du système et créer une structure nouvelle qui influencera ses possibilités dans l’environnement. En important ces éléments dans une théorie du social, Balandier est amené à concevoir les sociétés certes comme fondées sur un ensemble de relations structurées, mais ces structures relationnelles reposent en fait, sur des tensions momentanément équilibrées. Elle est toujours en danger de désordre, puisqu’en son sein, opèrent des contradictions entre le mode d’organisation d’une structure minoritaire — à l’extérieur de l’ordre dominant — et la structure majoritaire. Ainsi pour l’anthropologue dynamique la société s’appréhende comme un ordre fragmenté et précaire puisque subsiste

toujours, en principe, la possibilité de la mise en place de logiques d’organisation différentes de la logique dominante ou du principe majoritaire.

L

A MUTATION SOCIALE

Il est aisé de concevoir que les sociétés sont bien plus que de simples collections aléatoires d’individus, qu’elles supposent, même au sein d’un ordre différentié et pluriel, des finalités globales communes. Toutefois, il saute aux yeux, du moins dans le contexte de la modernité, que la multitude des instances de la société globale ne se transforme ni dans le même sens ni au même rythme. Des pans entiers de l’espace social peuvent rester tout à fait inconscients de ce qui est en train de se passer dans un autre de ses secteurs. Qui plus est, la nature des projets qui s’y développent peut être incompatible, voire antagoniste avec les projets d’autres groupes, spécialement de ceux qui possèdent le monopole de la reconnaissance symbolique – nous verrons ce phénomène plus en détail ultérieurement. Une anthropologie postulant la fécondité du désordre social doit se demander comment s’articulent les dynamiques sectorielles qui, a priori, n’opèrent pas de manière synchrone, pour déboucher sur des changements globaux et durables.

Ce dynamisme synchronisé est, nous le verrons, typique de ce que Balandier a appelé

mutation sociale (Balandier 1970). Cette notion, empruntée au monde de la biologie, renvoie,

dans son utilisation sociologique, à la discontinuité et à la complexification des moyens intellectuels, politiques, économiques, sociaux, pratiques, techniques, artistiques, etc., nouveaux moyens qui permettent de mieux mettre au service de l’homme, certaines contraintes du monde dans lequel il vit (Balandier 1970). On a parlé de « Révolution française », « Révolution américaine », « Révolution industrielle », « scientifique »,

« cybernétique », etc. Balandier la définit comme ce qui « désigne […] les changements qui assurent le passage d’une structure sociale à une autre, d’un système de structures à un autre. » (Balandier 1970). Bastide proposait aussi une définition très similaire :

Nous ne parlerons pas de mutation tant que nous restons dans une même structure; nous réservons ce terme à tout changement qui se définit comme passage d’une structure à une autre, comme bouleversement des systèmes (Bastide 1969).

Cette manière de concevoir le changement social amène ces auteurs à porter l’attention à ces moments, dans le développement des sociétés, où les champs, synchronisés autour de principe en « rupture » plutôt qu’en succession avec l’ordre précédent, entrent en phase de substitution. C’est bien la différence fondamentale d’ailleurs entre une mutation et une évolution, une révolution et une réforme, un développement ou une modernisation, etc. Ces termes font partie d’un même champ sémantique et réfèrent à l’idée qu’il y a bien des différences entre certaines configurations sociales présentes et passées, qu’elles ne se répètent ou ne se reproduisent pas à l’identique au sens strict. Cependant, alors qu’évolution, développement ou modernisation expriment l’idée d’une persistance ou d’une continuité identitaire fondamentale malgré la modification apparente des formes sociales qu’ils décrivent, les termes de mutation ou de révolution ramènent à une rupture fondamentale des formes sociales dans le développement temporel (Balandier 1970). Ce qui intéresse donc le mémoire, sur le terreau d’un espace social fondamentalement dynamique et différencié, ce sont ces moments de synchronisation, de cohérence nouvelle, susceptible de déboucher sur de nouvelles configurations, significations, de nouveaux affects, ces phases de mutation sociale.