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Le rôle du milieu associé et du procédé

2.2 Emergence et chimie : Approfondissements

2.2.1 Le rôle du milieu associé et du procédé

La précipitation est une voie de synthèse très intéressante car elle offre au chimiste de multiples possibilités d’intervention. En faisant varier les conditions opératoires, il va pouvoir directement influer sur l’une ou l’autre des étapes du procédé en vue de produire des corps chimiques inédits.

L’étape de germination dépend directement du nombre d’interfaces solides-liquides en jeu. Il existe plusieurs façons de créer une sursaturation, les plus répandues étant l’évaporation du solvant ou l’addition d’un composé formant une phase peu soluble. A partir d’un nombre de germes différents, les particules finales seront radicalement différentes au niveau de leur taille, voire de leur morphologie. Un ajout unique d’une grande quantité d’un composé réactif ne conduit pas au même résultat qu’un ajout effectué goutte à goutte. Par ailleurs, il est courant d’ajouter une petite quantité de fines particules du matériau à synthétiser (des germes) dans le réacteur; cette surface disponible va être privilégiée pour la précipitation, et permettre de contrôler différemment le processus. C’est le cas par exemple avec l’ajout de germes de CaCO3 (carbonate de calcium) qui permet de diriger la précipitation vers une phase pure de calcite, alors qu’en l’absence de germes, les chimistes obtiennent un mélange des phases calcite et vatérite, avec une distribution de tailles plus larges, et des morphologies variées comme le montre la figure ci-après.

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Il existe de nombreuses manières d’influer sur l’étape de croissance, en jouant notamment sur la composition du milieu (pH, conductivité, présence d’ions, etc.) et la présence d’additifs organiques. Ces derniers vont être choisis pour leur « capacité à » s’adsorber sur certaines surfaces. Ces interactions spécifiques, en inhibant ou favorisant la croissance dans certaines directions, vont modifier la taille et la morphologie des particules, voire bloquer le mécanisme de précipitation.

Figure 19 : a) CaCO3 : Mélange de calcite et vatérite obtenu par précipitation, (b) CaCO3 calcite pure obtenue par précipitation avec ensemencement (reproduit avec la permission de Donnet et al., (2005) ; American Chemical Society COPYRIGHT111).

La formation de complexes de calcium en présence d’un dispersant portant des groupements carboxyliques (l’acide polyacrylique PAA) entre par exemple en compétition avec la précipitation du carbonate de calcium CaCO3, jusqu’à inhiber parfois complètement la précipitation pour de fortes concentrations de polymère112. La figure 20 suivante illustre l’effet de l’acide polyacrilique sur la précipitation :

20 mm (CaCO3à 0.02 mol.L-1) Précipitation chaotique Vatérite Calcite (CaCO3à 0.02 mol.L-1) Après optimisation 20 mm Germes + Acide polyacrylique Ca2+ CO3

2-Figure 20 : Effet du procédé sur la précipitation113.

111 DONET M., BOWEN P., JONGEN N., LEMAITRE J., & HOFMANN H., « Use of Seeds to Control Precipitation of Calcium Carbonate and Determination of Seed Nature », Langmuir, 21, 2005, pp. 100 –108.

112 ASCHAUER, U. et al. « Growth modification of hematite by phosphonate additives », Journal of Crystal Growth 310, 2008, pp. 688-698.

113 DONET M., BOWEN P., JONGEN N., LEMAITRE J., & HOFMANN H., « Use of Seeds to Control Precipitation of Calcium Carbonate and Determination of Seed Nature », op. cit., p. 107.

Autre exemple, la précipitation de l’oxalate de cuivre en présence d’un dispersant cellulosique (HPMC). Les particules deviennent plus allongées lorsque la concentration en polymère augmente, du fait de la formation de liaisons hydrogènes sur certaines surfaces114. Les effets de surface sont déterminants car les surfaces sont le lieu privilégié des interactions qui guident la précipitation. La figure 21 suivante illustre clairement cet effet :

0.020 g.L-1

0.005 g.L-1

Effet de la concentration en HPMC (hydroxypropylmethyl cellulose) sur la morphologie de l’oxalate de cuivre

0.156 g.L-1 0.625 g.L-1

L’adsorption spécifique de polymères modifie les cinétiques de croissance et, en voie de conséquence, la morphologie finale des cristaux

Figure 21 : Effet de la concentration d’un « agent » extérieur sur la morphologie d'un corps chimique115.

Prenons un dernier exemple, la précipitation de ZnO (oxyde de zinc) à pH légèrement acide s’effectue par un mécanisme d’agglomération, donnant des particules quasi-sphériques, alors qu’à pH basique, la croissance est dirigée dans une direction privilégiée, donnant des aiguilles116. La figure 22 ci-après illustre ce phénomène.

Enfin, même si le contrôle de la précipitation s’effectue principalement par le contrôle de l’interface solide-liquide, le chimiste doit maîtriser l’aspect procédé. Ainsi les

114 BOWEN P. et al. « Control of morphology and nanostructure of copper and cobalt oxalates: Effect of complexing ions, polymeric additives and molecular weight », Nanoscale, 2, 2010, pp. 2470–2477. JONGEN N., BOWEN P., LEMAITRE J., VALMALETTE J.-C. & HOFMANN, H. « Precipitation of Self-Organized Copper Oxalate Polycrystalline Particles in the Presence of Hydroxypropylmethylcellulose (HPMC): Control of Morphology », Journal of Colloid and Interface Science, 226, 2000, pp. 189–198.

115 Ibid., p. 194.

116 AIMABLE, A., BUSCAGLIA, M. T., BUSCAGLIA, V. & BOWEN, P. « Polymer-assisted precipitation of ZnO nanoparticles with narrow particle size distribution », Journal of the European Ceramic Society, 30, 2010, pp. 591–598.

développements de la microfluidique117 (le chimiste George Whitesides définit la microfluidique comme « la science et la technologie des systèmes qui manipulent de petits volumes de fluides (10-9 à 10-18 litre), en utilisant des canaux de la dimension de quelques dizaines de micromètres »118) et de systèmes miniaturisés ont permis de mieux contrôler l’étape de germination, et d’améliorer les échanges, en limitant les hétérogénéités dans le volume du réacteur.

ZnO Objectif: Obtention de ZnO < 100 nm, avec une faible dispersion en distribution de taille.

Application: Photoluminescence.

Précipitation dans un réacteur mini-batch à 90 C.

pH 5.6 pH 11.2 pH 12.5 2 μm

Effets du pH

Figure 22 : Effet du pH sur la morphologie d'un corps chimique119 .

Enfin, même si le contrôle de la précipitation s’effectue principalement par le contrôle de l’interface solide-liquide, le chimiste doit maîtriser l’aspect procédé. Ainsi les développements de la microfluidique120 (le chimiste George Whitesides définit la microfluidique comme « la science et la technologie des systèmes qui manipulent de petits

117 MARRE, S. & JENSEN, K. F. « Synthesis of micro and nanostructures in microfluidic systems », Chemical Soxiety Review, 39, 2010, pp. 1183-1202.

118 WHITESIDES, G.M., « The origins and the future of microfluidics », Nature, vol. 442, no 7101, 2006, pp. 368–373

119 AIMABLE, A., BUSCAGLIA, M. T., BUSCAGLIA, V. & BOWEN, P. « Polymer-assisted precipitation of ZnO nanoparticles with narrow particle size distribution », op. cit., p. 597.

120 MARRE, S. & JENSEN, K. F. « Synthesis of micro and nanostructures in microfluidic systems », Chemical Soxiety Review, 39, 2010, pp. 1183-1202.

volumes de fluides (10-9 à 10-18 litre), en utilisant des canaux de la dimension de quelques dizaines de micromètres »121) et de systèmes miniaturisés ont permis de mieux contrôler l’étape de germination, et d’améliorer les échanges, en limitant les hétérogénéités dans le volume du réacteur.

Un exemple est l’utilisation d’un réacteur à flux segmenté équipé d’un micromélangeur pour la synthèse de nombreux matériaux : ZnO, CaCO3, BaTiO3, etc. Celui-ci permet un mélange intime et efficace de deux solutions réactives, en des temps très courts de l’ordre de 10 à 20 millisecondes. Par la suite, grâce à la segmentation, les particules confinées dans des gouttelettes de faible volume peuvent croître de manière plus homogène durant le trajet à l’intérieur de tubes de diamètres très fins. Les figures 23 et 24 suivantes illustrent ce procédé et l’utilisation que les chimistes en font122

. Le tableau de la figure 24 résume les résultats des essais (B3, B7, S7, etc.) menés à partir d’oxyde de zinc en fonction du choix du mélangeur et du réacteur ou, pour un même réacteur tubulaire à flux segmenté123, en fonction de la durée de parcours pour un solvant donné.

Solution 1 Solution 2

Réacteur tubulaire

Solvant non miscible aux solutions 1 et 2

Segmenteur Micro-mélangeur

Protection des parois par un film polymère afin d’éviter toute adhésion

Diamètre : quelques nanomètres (Longueur : quelques mètres à 100 m)

Réacteur SFTR

Figure 23 : Réacteur tubulaire à segmentation : illustration du rôle des procédés.

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WHITESIDES, G.M., « The origins and the future of microfluidics », Nature, vol. 442, no 7101, 2006, pp. 368–373

122 AIMABLE A., JONGEN N., TESTINO A., DONNET M., LEMAITRE J., HOFMANN H., BOWEN P. « Precipitation of nanosized and nanostructured powders: process intensification and scale-out using the Segmented Flow Tubular Reactor (SFTR) », Chemical Engineering and Technology, 34, 2011, pp. 344-352. Autorisation de reproduction accordée par Madame Aimable A, maître de conférence à l’Ecole Nationale Supérieure de Céramique de Limoges, ENSCI.

123 Désigné par le sigle «SFTR » en anglais qui signifie « Segmented Flow Tubular Reactor », réacteur tubulaire à flux segmenté.

Mélangeur Réacteur S(BET) [m2.g-1] D(DRX) [nm] dv50 [nm] MB44 Y mini-réacteur (mini batch) (200 mg) 75 24 104

B3 Y réacteur (batch) (2 g) 57 30 109

B5 vortex réacteur batch (2 g) 64 28 82

S7 Y SFTR sans segmentation 66 29 108

S10-1 vortex

SFTR avec segmentation ; solvant : dodecane ;

durée 20 min 74 24 66

S10-2 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 40 min 79 22 66

S10-3 vortex SFTR segmentation ; dodecane; 60 min 75 23 69

S10-4 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 120 min 75 24 69

S11-3 vortex SFTR segmentation ; dodecane ; 240 min (12 g) 70 20 69

Mélangeur de type Y Vortex SFTR

Figure 24 : Rôle des types de mélangeurs et de réacteurs.

Dans le tableau de la figure 24, D(DRX) désigne le diamètre des particules mesuré par radiocristallographie des rayons X ; Dv50 le diamètre « médian » qui correspond à la borne supérieure d’un intervalle de diamètres partant de 0 nanomètre dans lequel se trouve 50 % des particules cristallisées, l’indice « v » indique que le résultat a été obtenu à la suite de mesure de volumes ; S(BET) correspond enfin à la surface spécifique exprimée en mètre carré par gramme de composé, la technique consiste à saturer la surface d’un échantillon par une monocouche de gaz. Stephen Brunauer, Paul Hugh Emmet et Edward Teller, qui ont donné le nom à la méthode « BET », ont développé un modèle d’adsorption isotherme qui permet de calculer la surface spécifique de l’échantillon à partir de l’aire estimée occupée par une molécule de gaz adsorbée.

Nous constatons que ces trois caractéristiques évoluent avec le choix des mélangeurs et des réacteurs. Les propriétés des composés dépendent de ces caractéristiques et non seulement de la composition chimique. Pour un mélangeur et un réacteur donnés, les caractérisations diffèrent. En ce sens, les nouvelles caractérisations du corps chimique dépendent du procédé utilisé ; une mise en relation du concept d’émergence avec les travaux des chimistes, si elle devait toutefois s’avérer possible, ne peut pas passer sous silence cette inévitable dépendance. Il n’est pas inutile de prendre conscience, soit dit en passant, à quel point des

méthodes et des explications hétérogènes sont utilisées, en même temps, pour donner un sens aux réalisations en jeu. Les paramètres S(BET), D(DRX), et Dv50 reposent sur des hypothèses, des méthodes, et des savoir-faire différents qu’il s’agit de faire tenir ensemble afin de mettre en œuvre et de rationaliser un nouveau champ de pratiques. C’est cette coordination qui constitue la pensée et le savoir-faire chimiques relatifs à ce type d’activité ; c’est elle qui donne le premier motif de compréhension de ce que les chimistes ont réalisé d’inédit par l’intermédiaire de ce procédé.

Reprenons la figure 19 précédente (page 73), le composé CaCO3 qui émerge à une structure, une granulométrie et des caractérisations qui dépendent constitutivement du contexte utilisé lors de sa synthèse. Les deux composés, la calcite et la vatérite, contiennent les mêmes ingrédients mais l’influence du milieu associé a conduit à une autre connectivité interne et à une autre forme extérieure. Les chimistes utilisent volontiers l’expression « morphogénèse chimique » lorsqu’ils tentent d’élucider ces types d’évolution; bref, lorsqu’ils essaient de comprendre l’émergence d’un assemblage inédit dont les caractéristiques ne pouvaient être prédites, a priori, abstractions faites du milieu associé et du procédé. En ce sens, il n’est pas possible de définir un corps chimique et ses caractérisations sans tenir compte des opérations qui permettent de les obtenir. Comme l’écrivait Gaston Bachelard dans

La philosophie du non : « (…) les conditions expérimentales s’attachent indissolublement à

l’objet à déterminer et empêchent sa détermination absolue. »124

Gardons bien en mémoire cette impossibilité d’une « détermination absolue » dès lors qu’il s’agit de tenter une mise en relation d’un type de concept d’émergence avec le travail quotidien des chimistes. La compréhension d’une propriété-caractérisation d’un corps chimique ne peut se faire, dans le cadre de la réalisation duquel ce corps sort, en définissant une entité et ses parties de façon absolue. Il n’y a pas d’un côté une formule chimique « CaCO3 », et de l’autre des fragments « Ca, C, et 3 O » qu’il s’agit de mettre en rapport une fois pour toute en termes de nombre, de masse, ou de localisations spatiales relatives : l’histoire de l’entité et le rôle du milieu doivent être pris en compte ! La matière ne peut être définie de manière élémentaire et même univoque, « elle » ne cesse de se renouveler et de se

pluraliser au gré des circonstances, à cette échelle nanométrique d’interaction.

L’épistémologie doit prendre la mesure de cette historicité.

Les chimistes évaluent par ailleurs des distributions en taille comme le montrent les courbes associées à la figure 19. Le milieu n’est pas homogène, des particules de même composition et de même structure mais de tailles différentes peuvent très bien localement coexister avec des particules de même composition mais présentant des structures, des tailles et des morphologies différentes. Dès lors comment définir un individu chimique ? Par une formule ? Par l’inventaire de ses caractérisations ? Par la coordination, ouverte et sans cesse ajustée, d’une structure, d’une voie de synthèse, d’une composition, d’une taille et d’une morphologie ? La réponse à cette question dépend des pratiques et de l’évolution des instruments, des concepts, et des procédés utilisés. Les chimistes sont désormais capables d’agir à des échelles de plus en plus réduites en utilisant un nombre toujours plus décroissant d’ « individus ». L’échelle des quantités change, elle passe de la mole à des distributions de plus en plus étroites et résolues. Il n’en reste pas moins que les chimistes envisagent toujours, et essentiellement, des distributions de composés, si fines soient-elles.

Cette situation n’est pas inédite. La chimie des polymères avait en outre déjà amené les chimistes à penser les corps chimiques en termes de distribution et de dispersion. Un polymère est synthétisé en reliant un motif à lui-même un grand nombre de fois. Les copolymères associent deux polymères différents par le biais d’une liaison chimique. Les chimistes obtiennent-ils pour autant un seul et même « individu » ? La réponse à cette question est sans appel et elle est négative car le nombre de motifs à l’intérieur des polymères et des copolymères peut varier selon le procédé, les conditions de l’expérience, l’origine de la matière d’œuvre, et bien d’autres paramètres. Dès lors, les chimistes doivent évaluer la

dispersion de ce type de composé autour d’une valeur « moyenne » de la masse molaire

moléculaire. Ce faisant, ils ont recours à une analyse par le biais, par exemple, d’une chromatographie séparatrice, en l’occurrence une chromatographie d’exclusion stérique, qui permet d’obtenir une résolution en fonction du volume occupé par des polymères qui traversent un gel de structure et de porosité données ; sachant que le volume occupé par les polymères est lui-même relié au nombre de motifs qu’il contient. Ils déterminent ainsi le

degré moyen de polymérisation en nombre (nombre moyen de motifs dans les chaînes

polymères), le degré moyen de polymérisation en masse, et « l’indice de polymolécularité » qui donne une première idée de la distribution des masses molaires des différentes macromolécules au sein de l’échantillon de polymère. Une nouvelle fois les chimistes coordonnent un ensemble bigarré de concepts et de savoir-faire pour comprendre cette

dispersion. En complément de la chromatographie et des outils de description qui viennent

l’ultracentrifugation, la spectroscopie de masse de type MALDI-TOF125

, ou la diffusion des neutrons aux petits angles (en français, DNPA). L’articulation de ces moyens permet de définir une distribution, bref de préciser le multiple dans l’un. La situation est tout aussi subtile en nanochimie où il s’agit d’évaluer non plus un indice de « polymolécularité » mais un indice de « polydispersité » qui permet d’estimer une dispersion en taille à cette échelle d’action en fonction du procédé utilisé.

Comment définir donc un individu chimique ? Par l’articulation d’un ensemble d’opérations et d’un langage (degré, indice, polydispersité, etc.) qui traduit des rapports et une co-dépendance aux contextes, aux circonstances. Mon objectif est de souligner, par cette digression, la difficulté à laquelle les chimistes ont affaire dès lors qu’il s’agit de caractériser un corps chimique et de le définir par rapport à des normes, un cahier des charges à respecter, un besoin de rationalisation, la recherche d’une efficacité. En lien avec l’essai préliminaire utilisant l’exemple de la s-tétrazine, mon objectif est de soulever la question de la définition même d’un individu chimique. Cette définition ne va pas de soi, elle n’est pas absolue et définitive, mais reste à repenser sans cesse en fonction des circonstances, des connaissances, des instruments, et des savoir-faire.

Un concept d’émergence pensé en lien avec le travail des chimistes ne peut passer sous silence ces questions car c’est tout le travail de construction de ce concept qui en dépend. L’épistémologie doit envisager cette distribution, cette dispersion (en taille ou en masse) pour penser l’émergence de corps inédits. Avant d’envisager la dépendance de la structure d’une nanoparticule à sa taille, je tiens à proposer un dernier exemple afin d’insister sur la « coopération » entre corps chimiques différents et l’apparition de nouvelles caractérisations globales qui en découle.

Les réactifs chimiques appartiennent parfois à des phases liquides non miscibles, les chimistes se trouvent dans l’obligation de mettre au point des stratégies pour que la transformation chimique ait néanmoins lieu. Ils peuvent utiliser un catalyseur de transfert de phase, le plus souvent un sel d’ammonium quaternaire126

, qui permet le passage d’un réactif

125 Technique couplant une source d'ionisation laser assistée par une matrice et un analyseur à temps de vol (Maldi-Tof est un acronyme anglais signifiant « Matrix-assisted laser destortion/ionization mass spectrometry – Time of flight »). L'une des caractéristiques essentielles d'une spectrométrie de masse est la finesse des pics, mesurée par la résolution du spectromètre de masse. La résolution est définie comme étant le rapport de la masse m à l’origine du pic sur la largeur à mi-hauteur Δm. Plus la résolution est élevée, plus les pics sont fins. Il est alors possible de visualiser deux molécules de masses proches. La technique « Maldi-Tof » permet de réaliser une très bonne résolution pour ce type de corps chimiques.

126 Composé de formule +NR1R2R3R4, où N est un atome d’azote et les groupements Ri peuvent contenir différents agencements typiques en chimie.

d’une phase à une autre sous l’effet de l’agitation. Le catalyseur « se lie sélectivement » au corps chimique ou « l’encapsule », pour parler avec les chimistes. Le transfert dans la phase où le réactif n’est pas soluble est rendu possible par la propriété de solubilité du catalyseur qui demeure, en ce qui la concerne, peu modifiée par la formation d’un lien chimique avec le réactif à transférer. La présence de ce catalyseur rend donc possible l’action d’un réactif à l’intérieur d’une phase dans laquelle il n’était initialement pas soluble. L’action conjointe de

corps chimiques rend donc possibles de nouvelles caractérisations d’un corps chimique dans un contexte d’utilisation donné. Les chimistes peuvent également utiliser des milieux

tensioactifs qui s’auto-organisent comme, par exemple, des solutions de micelles, des microémulsions ou des cristaux liquides. La présence de ce milieu rend possibles des réactions entre corps chimiques à l’interface des deux liquides non miscibles. Les deux méthodes sont efficaces mais requièrent plusieurs étapes afin de séparer le catalyseur de transfert de phase ou le tensioactif du produit de la synthèse, sachant en outre que certaines distillations ou extractions posent des problèmes pratiques récurrents. Une idée pour lever la difficulté est d’utiliser des dispersions d’un composé solide mésoporeux. Prenons l’exemple de l’oxydation du cyclohexène en acide adipique :

Figure 25 : Transformation du cyclohexene (à gauche) en acide adipique (à droite).

Les solides mésoporeux sont des solides très organisés dont la taille des pores varie typiquement entre 2 et 50 nanomètres (1 nanomètre correspond à un millimètre divisé par un million). Ce solide est composé d’oxydes de silice, d’alumine, de titane ou de tungstène qui ont un caractère polaire, c’est-à-dire qui peuvent facilement retenir le corps chimique qui