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Négocier le multiple au quotidien

2.2 Emergence et chimie : Approfondissements

2.2.6 Négocier le multiple au quotidien

En chimie analytique, le terme « matrice » désigne le substrat, c’est-à-dire le milieu dans lequel se trouvent les molécules à caractériser et à doser (fluide biologique, aliment, végétal, eau de rivière, etc.). Il s’agit généralement d’un milieu très hétérogène au sein duquel les molécules à étudier interagissent multiplement avec les molécules environnantes. Le dosage d’un pesticide dans une salade pose deux types de problème principaux que je souhaite souligner afin de comprendre le rôle et la place des négociations dans le travail des chimistes. Le premier problème est lié à la difficulté à disposer d'une matrice « blanche », c'est-à-dire exempte de toute contamination par l'une des molécules à analyser, afin d’éviter de fausser l'étalonnage de la méthode. Une solution consiste à choisir une salade cultivée sous serre dans des conditions « bio ». Ce faisant, les chimistes postulent que cette dernière présentera exactement les mêmes caractéristiques que les salades cultivées « industriellement » qui seront analysées après validation de la méthode. Cette hypothèse ne reflète pas nécessairement le cas étudié ce qui explique que le protocole d'extraction optimisé puisse s’avérer inadéquat. Les chimistes supposent néanmoins que les textures et compositions chimiques des salades considérées seront « suffisamment » proches les unes des autres pour que l'extraction des analytes soit répétable entre la matrice de référence et les échantillons réels. Ils utilisent par ailleurs un ou plusieurs étalons internes (des corps chimiques connus ajoutés au mélange selon des quantités bien déterminées et dont les caractérisations sont bien établies par rapport à la méthode utilisée) pour compenser et corriger des disparités éventuelles266. Le « sang froid » qu’évoquait Guyton de Morveau est de mise, les chimistes mobilisent un ensemble bigarré de savoirs et savoir-faire pour mettre au point un protocole par comparaison et tâtonnements. La négociation est de rigueur, l’ensemble des démarches

265 STENGERS, Isabelle. « La vie et l’artifice : visages de l’émergence », in Cosmopolitiques II, op. cit., p. 207.

266 BOUCHONNET, Stéphane & KINANI, Said. « Les limites de la chimie analytique contemporaine : aperçus métrologiques et épistémologiques », in La chimie, cette inconnue ?, Jean-Pierre Llored (Dir.), op.cit.

devant être globalement cohérent. Pas plus qu’il n’existe un « cristal parfait », il n’existe de « matrice blanche », les chimistes doivent faire des choix, évaluer leur pertinence, recouper des informations. En bref, il faut mener une véritable investigation pour mettre au point une nouvelle méthode adaptée à l’étude d’un type de composé dans un type de substrat.

Le deuxième problème est lié à la représentativité du protocole. Une méthode validée pour doser des pesticides dans la laitue peut-elle être utilisée pour doser les mêmes pesticides dans la batavia, la romaine, la frisée, la scarole ou la mâche ? Par extension, peut-elle être utilisée pour analyser des épinards, des choux ou des poireaux ? Stéphane Bouchonnet et Saïd Kinani montrent que la réponse est négative, car il existe ce que les chimistes appellent un « effet matriciel », à savoir que les différents constituants du substrat matriciel interagissent avec les analytes (corps chimiques issus du végétal) lors de la phase de préparation d’échantillon et/ou lors de l’analyse physico-chimique. Ils ajoutent :

« Lorsque que la « constitution tissulaire »267 est modifiée, ces interactions le sont également. Ainsi, une méthode analytique n'est applicable qu'à la matrice pour laquelle elle a été validée »268.

Les mêmes corps chimiques agissent différemment dans un végétal car le contexte est différent. Par ailleurs, la diversité des substrats utilisés entraîne la diversité des effets matriciels et donc celle des méthodes chimiques d’analyse. L’hétérogénéité des méthodes répond à celle des corps chimiques et de leurs substrats.

Les chimistes doivent coupler des méthodes d’analyse (spectrographie de masse et chromatographie liquide par exemple) et recouper de multiples informations afin d’établir des ensembles de résultats co-stabilisés. Ils établissent ainsi des réseaux de relations qui permettent de classer les corps les uns par rapport aux autres en tenant compte de leur origine matricielle, des instruments et des procédés d’extraction. L’évolution des normes environnementales et de l’instrumentation (colonnes chromatographiques, capteurs, systèmes d’ionisation, appareils à faire le vide, etc.) poussent les chimistes à scruter des quantités chaque jour plus infimes de matière, c’est-à-dire à étudier des domaines où les interactions entre corps chimiques sont chaque jour plus déterminantes. Les comportements chimiques changent selon les échelles de quantité étudiées mais aussi selon les substrats. Réfléchir sur l’émergence d’une nouvelle caractérisation doit donc tenir compte des effets de matrice et donc des substrats utilisés ainsi que des méthodes pour les étudier. Le même corps chimique peut présenter des caractérisations inédites selon le milieu. La mise au point des pratiques

267 Parenthèses utilisées par les auteurs.

268 BOUCHONNET, Stéphane & KINANI, Saïd. « Les limites de la chimie analytique comtemporaine : aperçus métrologiques et épistémologiques », op. cit.

chimiques d’analyse, le suivi des étalonnages, sont donc d’autant plus importants que le « substrat est inéliminable » pour parler avec François Dagognet269. Les philosophes qui tentent de relier le concept d’émergence à la chimie devraient donc étudier les mises en œuvre pratiques qui permettent aux chimistes d’identifier et de comprendre, dans un contexte donné, les caractérisations et les modes d’action d’un corps chimique particulier. Ces modes d’action sont par définition ouverts car ils dépendent du substrat et des interactions avec les instruments et les autres corps chimiques. La définition d’un corps est toujours provisoire car ouverte à de nouvelles relations.

L’étude systématique d’un corps chimique est comprise comme l’étude de l’ensemble de « ses » réponses à d’autres réactifs ou instruments. Elle dépend des protocoles, des substrats, bref, des contextes chaque jour plus locaux que les chimistes investiguent et sur lesquels ils agissent. Cette relativité de l’action d’un corps chimique aux contextes n’est pas nouvelle, elle se posait, par exemple, déjà au 19ème siècle lorsque les pharmaciens-chimistes affinaient l’analyse des principes immédiats afin d’identifier l’origine des vertus médicales des plantes270.

Les instruments des chimistes contemporains utilisés en synthèse comme en analyse, la puissance des outils informatiques, la spécificité des protocoles, la diversité des substrats utilisés, le rôle des normes environnementales, l’évolution des critères de pureté, le rôle des théories de la liaison chimique et des écoulements rhéologiques, les pratiques de stabilisation des résultats, entre autres facteurs, intensifient la prise en compte de l’hétérogénéité des corps chimiques et de leurs modes d’action.

Cette émergence de corps composites et de protocoles inédits sont autant de piliers qui soutiennent un cadre d’interprétation où la matière est perçue comme un ensemble de matières qui co-agissent à des échelles diverses selon des modalités différentes qui incluent des contextes hétérogènes. Etudier ces corps, stabiliser des résultats, tenir compte des effets de matrice ne relèvent pas uniquement de l’application d’une logique déductive. Comme l’écrivait Guyton de Morveau citant Pierre-Joseph Macquer :

« Les expériences de chimie tiennent presque toujours à un si grand nombre de choses accessoires, qu’il est rare que l’on fasse attention à tout, singulièrement lorsqu’on travaille sur des matières neuves »271.

269

DAGOGNET, François. Rematérialiser, op. cit., Préface.

270 TOMIC Sacha, Aux origines de la chimie organique. Méthodes et pratiques des pharmaciens et des chimistes (1785-1835), Presses Universitaires de Rennes, Paris, 2010.

271 GUYTON DE MORVEAU, L-B. « Laboratoire », in Encyclopédie méthodique. Chimie, Pharmacie, Métallurgie, op. cit., p. 571.

Je vous propose de faire à présent le point sur mon enquête préliminaire avant d’étudier comment les philosophes ont relié ce concept à la chimie.