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Contexte d’apparition des premiers travaux émergentistes

III. Les philosophes, l’émergence et la chimie

3.2 Contexte d’apparition des premiers travaux émergentistes

Je commencerai, bien volontiers, par évoquer rapidement la place des travaux qui ont conduit à substituer à l’idée d’un monde statique celle d’une transformation des espèces dans la durée, c’est-à-dire l’idée d’un monde vivant en devenir.

La découverte de fossiles de squelettes qui ne ressemblent à aucun squelette d'animaux vivants a contribué, tout au long du XVIIIème siècle, à la remise en question progressive de l’approche « fixiste » selon laquelle toutes les espèces vivantes possibles ont été créées par Dieu selon un ordre parfait et immuable288.

En 1809, Jean-Baptiste de Lamarck (1744-1829) défend l’idée selon laquelle un organe se développe en fonction de son usage. L’usage ou le non-usage d’un organe entraîne, selon lui, son développement ou, au contraire, son atrophie289. Ainsi les espèces vivantes peuvent-elles se diversifier en fonction des conditions dans lesquelles elles vivent, bref du milieu qui leur est associé. Lamarck évoque l’idée d’une complexification croissante de l’organisation des êtres vivants sous l’effet de la dynamique interne de leur métabolisme. Il postule par ailleurs

288 PICHOT, André. Histoire de la notion de vie, Gallimard, collection TEL, Paris, 1997.

289 LAMARCK Jean-Baptiste. Philosophie zoologique, Flammarion, coll. GF, Paris, 1994 [1809]. Texte présenté et annoté par André Pichot. PICHOT, André. Histoire de la notion de vie, op. cit., chapitre 7 : « Lamarck et la biologie ».

la transmission des caractères acquis d’une génération à une autre. Cette idée de strates successives de modes d’organisation du vivant sera reprise par les émergentistes.

En 1859, Charles Robert Darwin (1809-1882) publie De l’origine des espèces dans lequel il présente le mécanisme de la sélection naturelle pour expliquer ses nombreuses observations. Il évoque une « descendance avec modification » d’une génération à une autre. Les individus d'une espèce diffèrent au moins légèrement les uns des autres, seuls les descendants des individus les mieux adaptés à leur milieu et à l'appropriation des ressources rares parviendront à engendrer une descendance. Les individus ainsi sélectionnés transmettent leurs caractères à leur descendance et les espèces s'adaptent en permanence à leur milieu. L’espèce humaine dépend donc de son milieu, de son histoire et devient aussi une espèce

parmi d’autres. Un débat sur la transmission des gènes acquis a lieu entre August Weismann

(1834-1914) et Darwin à la fin du XIXème siècle290. La redécouverte (35 ans après sa mort) des lois du moine et botaniste autrichien Johann Gregor Mendel (1822-1884) à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle bouleverse la compréhension des mécanismes de l'hérédité et donne naissance à la génétique291.

L’idée de transformation, de processus prend de l’épaisseur durant le XIXème

siècle et touche les domaines du savoir humain. La transformation des formes d’énergie se traduit par des versions successives des principes de la thermodynamique et reste au cœur des travaux des ingénieurs. La biologie se développe progressivement de même que la physiologie végétale en interrogeant la transformation du vivant. L’apport de l’optique et les progrès de l’instrumentation, en particulier en microscopie, sont des atouts tant pour la biologie, la botanique que pour la physiologie. Le développement de la médecine sera aussi lié à celui de la chimie et de la pharmacie. Les sciences naissantes et plus anciennes interagissent et négocient sans cesse leurs territoires. Une nouvelle méthodologie de l'analyse chimique, fondée sur le croisement des pratiques naturalistes et instrumentales, se met en place vers les années 1830. Cette méthode permet la découverte rapide de nombreux « principes immédiats » dont le nombre augmente d'un ordre de grandeur et passe de quelques dizaines à quelques centaines entre 1785 et 1835.

L'exploration de la « matière médicale » par les pharmaciens à la recherche de « principes actifs » aboutit, en particulier à partir de 1817, à la découverte capitale d'une série

290 JAY GOULD, Stephen. Darwin et les grandes énigmes de la vie. Réflexions sur l'histoire naturelle, Seuil, collection Point Science, Paris, 1997.

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d'alcaloïdes292. Ces nouveaux composés à la pureté garantie permettent aux pharmaciens de fonder une industrie pharmaceutique fabriquant des produits à haute valeur ajoutée. Elle permet également aux chimistes de mettre au point un système d'analyse élémentaire performant. La composition chimique des principes immédiats est expliquée dans le cadre de la théorie des radicaux et leur redéfinition en tant qu’ « espèces organiques » marque l’apparition de la chimie organique293

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Cette renégociation des rapports entre pratiques liées à l’analyse chimique et à la pharmacie est complétée, et parfois alimentée, par l’essor rapide de la « synthèse organique ». Les chimistes deviennent capables de synthétiser des composés identiques aussi bien à partir de méthodes empruntées à la synthèse minérale qu’à la chimie organique : certains corps chimiques extraits des êtres vivants peuvent être synthétisés en laboratoire à partir d’une matière inorganique, c’est-à-dire inerte ! Par ailleurs, s’il est connu, depuis Joseph Priestley (1733-1804), que les plantes utilisent la lumière et l’oxygène pour se développer, de nombreuses questions se posent sur le rôle de l’azote, de phosphore, du calcium, et du potassium. Il s’agit alors de comprendre comment les minéraux jouent un rôle essentiel dans la croissance des êtres vivants. Véritables défis lancés au vitalisme et au partage des règnes végétal, animal, et minéral qui structure les sciences naturelles de l’époque, ces questions sont à l’origine de collaborations entre la chimie minérale et la chimie organique qui sont à elles-mêmes à l’origine de la chimie agricole.

N’oublions pas en outre le passage d’une société à dominante agricole et artisanale à une société commerciale et industrielle dont l’idéologie est technicienne et rationaliste ; bref la transformation graduelle de la société par la « révolution industrielle ». C’est toute la société anglaise qui a radicalement changé en très peu de temps, les villes, les campagnes, les transports, les techniques, les échanges, l’organisation des entreprises, les modes de vie, certaines façons de se soigner, etc. La transformation apparaît partout : les espèces changent au même titre que les sociétés et les rapports entre les humains entre eux ou avec la

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Les alcaloïdes sont des molécules organiques cycliques contenant un ou plusieurs atomes d’azote. Ces molécules ont des propriétés basiques et présentent une activité pharmacologique (la morphine et la codéine ont une activité analgésique ; la quinine et la chloroquine sont des antipaludiques ; le taxol, la vinblastine et la vincristine sont des anticancéreux). Etymologiquement, le terme « alcaloïde » dérive de alcali « base » et du suffixe –oïde qui signifie « comme, semblable à ». Pour plus de détails, se référer à BRUNETON, Jean. Pharmacognosie - Phytochimie, plantes médicinales, 4ème édition revue et augmentée, Tec & Doc, Éditions médicales internationales, Paris, 2009.

293 TOMIC Sacha. Aux origines de la chimie organique. Méthodes et pratiques des pharmaciens et des chimistes (1785-1835), op. cit.

« nature ». C’est dans ce cadre de « transformation » que l’émergentisme britannique se développe.

Il est toujours risqué de poser un cadre partiel afin d’étudier le développement d’une approche philosophique car l’évolution des mentalités ou de la pensée ne suit pas nécessairement, strictement et rapidement celui de la société. Le passé peut tout autant influencer la pensée philosophique qui demeure toujours en partie détachée, c’est-à-dire non réductible à son époque. Les modalités d’existence changent avec les nouveaux outils, instruments et concepts ; bref à mesure que notre action sur le monde change. La pensée n’est pas uniquement contemplative, elle n’est pas le simple reflet du monde, pas plus que le monde n’est la simple projection de la pensée en dehors d’elle-même. Nous vivons engagés dans le monde, la pensée concerne cette interaction, elle en émane, elle y participe. Action et pensée, actes et symboles, sont deux aspects de notre engagement dans le monde qu’il s’agit d’articuler, à chaque époque et dans chaque type de culture, pour atteindre une cohérence contingente, provisoire et inévitablement révisable.

Cette approche que je défends est curieusement déjà présente, d’une certaine façon, dans les travaux des émergentistes comme Conwy Lloyd Morgan. Le réductionnisme y est attaqué sur la base d’une évolution des situations. En d’autres termes, il n’est pas possible de réduire un tout à ses parties car le tout est situé dans le cadre de relations avec l’extérieur. Le mécanisme radical suppose l’indépendance d’un tout par rapport aux modes d’accès (instruments), dès lors les propriétés du tout sont considérées comme intrinsèques et il devient possible de réduire le tout à des mécanismes internes.

Selon Morgan, les domaines d’existence (les niveaux d’organisation dans le langage contemporain) ne sont pas identiques et leur situation mutuelle demeure ouverte car elle dépend de l’environnement. Les entités en question sont en devenir. Si l’usage du mécanisme peut s’avérer efficace dans certains contextes, comme je l’ai déjà souligné en me référant à Gould, son usage n’en demeure pas moins problématique dès lors que l’existence (la vie), c’est-à-dire ce à quoi nous avons affaire avec l’émergentisme britannique, dépend d’un ensemble d’interactions ; bref reste constitutivement ouverte à des fluctuations et des adaptations. Comment affirmer avoir réduit une entité ou même la vie si ces dernières évoluent avec le temps en fonction des interactions, sachant que ces interactions participent constitutivement à leur définition ? Comment penser une plante ou l’évolution d’une espèce sur la base mécanique de ses ingrédients sans envisager les liens qu’elle développe avec l’environnement ?

Le mythe de bateau de Thésée évoque, je l’ai rappelé, le bateau et son renouvellement continué. Le bateau est toujours le même bien qu’il soit différent car partiellement reconstruit. Que se passe-t-il dès lors que la mer entre en scène ? Que les vagues font chavirer le tout jusqu’à l’engloutir si l’équipage n’est pas assez rapide pour le réparer, ou pis, s’il se divise en raison de la chamaille humaine ? Comment la présence du monde bouleverse-t-elle le mythe du bateau de Thésée ? Probablement par le changement même de registre métaphysique auquel les philosophes doivent recourir. De deux protagonistes, le bateau et ses parties, nous passons à trois en incluant le milieu, l’eau, la mer. Tout d’abord un bateau sans mer n’a pas de sens : même retiré dans un musée, il a d’abord été conçu pour naviguer. Un bateau n’est pas une entité préexistante à la mer, une causa sui. Bateau et mer ne peuvent être dissociés l’un de l’autre, au moins dans l’ordre du langage, mais aussi dans l’ordre des actes humains. Penser la transformation du bateau du Thésée à partir d’une logique qui réduit le tout à un ensemble de parties pose, à un moment ou un autre, problème. C’est une vieille question de la philosophie : comment penser le procès ? L’émergentisme peut être considéré comme l’articulation d’une nouvelle réponse à ce type de question.

Le bateau de Thésée n’est pas identique à lui-même, sa composition est bien sûr renouvelée, mais les différents points de vue portés sur lui convergent en une image d’un bateau qui est invariante : le bateau est supposé par tous opérationnel, il fonctionne ! Nous avons besoin de ré-identifier un invariant pour penser tout objet, toute « substance ». La métaphysique de la substance ne peut échapper à cette contrainte. Une transformation n’a toutefois de sens que si nous sommes capables de l’identifier par rapport à ce qu’elle laisse inchangé. Dans le cas du bateau, il s’agit d’une fonction associée à l’image du bateau : traverser la mer, transporter des gens ou des marchandises ! Mais cet invariant n’existe pas en dehors de la variation. Le terme invariant n’a de sens que par rapport aux variations qui le rendent possible. Invariant et variations se définissent mutuellement. L’invariant ne désigne pas une référence unique qu’il s’agirait de penser en dehors de la relation et de toute variation qui l’impliquent. Il s’agit au contraire d’articuler les perspectives liées à nos modes d’accès à cet invariant qui est, dans ce cas, au mieux réel ou au moins fonctionnel et indispensable pour penser. La fonction dont les émergentistes ont affaire, c’est la vie : continuer à être vivant. Il s’agit d’expliquer cela en tenant compte des perspectives scientifiques différentes et des interactions avec l’environnement dans lequel évoluent les vivants. Ce faisant, il s’agit de penser l’esprit, la conscience et la liberté.

Je posais tout à l’heure des questions à propos des nanocomposés : comment définir un individu chimique ? Comme une distribution ? Un ensemble d’ « affordances » en quête de

géométral ? Une « ex-stance » pour parler avec Bachelard ? Les trois exemples évoqués, le bateau de Thésée, le vivant, le corps chimique dont la structure dépend du milieu et du procédé, posent une question semblable : comment penser une entité dont l’existence entremêle l’environnement, le tout lui-même et ses parties, sachant que les parties peuvent dépendre du milieu associé ou de la nature d’une interaction et que le tout évolue ? Comment penser la persistance d’une entité constitutivement ouverte aux échanges et qui, comme l’écrit le poète Verlaine, « n’est, chaque fois, ni tout à fait la même. Ni tout à fait une autre »294 ? Il me semble que l’émergentisme est un mode de réponse à ce type de question, qui, dans le cas des émergentistes britanniques, refuse à la fois le mécanisme et le vitalisme, c’est-à-dire un déterminisme radical d’un côté ou la possibilité de recourir à d’autres explications qui ne font pas appel à la matière ou aux lois de la physique et de la chimie de l’autre.

Les émergentistes que nous allons évoquer tentent de répondre à ces questions en envisageant la théorie de l’évolution et les connaissances de leur époque ainsi que leur culture, leur vécu, et leur créativité intellectuelle. Ce qui est en jeu est bien d’articuler des connaissances sans réduire la question du vivant à une science dominante, un intérêt particulier, une idée unique et triomphante, ou une doctrine. Dans ce contexte, les questions relatives au tout et à ses parties, le thème de la nouveauté, l’impossibilité d’une prédiction ou d’une déduction, deviennent centrales.

Les émergentistes tentent de penser cette évolution des espèces vivantes, l’importance de la durée, et l’apparition de nouveaux « domaines d’existence » pour parler avec Broad. Ce faisant, ils évoquent la biologie, la physiologie végétale ou générale, la chimie, la physique, la logique, la valeur de liberté, l’esprit, la conscience, et l’étude des comportements humains et animaux. Une recherche d’articulation est en jeu dont un des objectifs est d’affirmer la liberté humaine tout en élucidant les liens, considérés non réducteurs, entre les sciences elles-mêmes.

Tous ces philosophes ont un point en commun, à savoir le rejet du vitalisme. Ce faisant, nous pourrions nous attendre à lire chez certains d’entre eux, en fonction bien sûr de la période d’écriture et des connaissances alors disponibles, des exemples issus de l’histoire de la chimie en vue de réfuter l’idée de « force vitale ». Nous pourrions en effet penser que telle sera, au moins en partie, leur façon de relier la chimie à leurs travaux à propos de l’émergence. Et pourtant, nous aurions dans ce cas une première surprise car c’est un tout autre lien avec la chimie qui est développé dans leurs travaux. La mise en relation de la chimie à la question de l’émergence ne passe pas par la prise en compte des synthèses

294 VERLAINE, Paul. « Mon rêve familier », in Poèmes saturniens, melancholia VI, Le livre de poche,

chimiques dont Berthelot affirme qu’elles ont mis à mal le vitalisme, pas plus qu’elle ne prend en compte certains débats entre chimistes et biologistes à propos de la matière vivante, en tout cas directement. Je souhaite, en premier lieu, décrire cette situation avant d’envisager la façon avec laquelle chaque auteur a relié la question de l’émergence à la chimie.