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Rôle de la crise économique sur la recomposition sociale

1. Définition de l’hypothèse de crise

1.6. Rôle de la crise économique sur la recomposition sociale

La crise économique peut aussi favoriser la réforme par le biais de la recomposition des forces au sein de la société. La crise influe sur l’utilité des agents, ainsi des groupes

49 Cette question sera abordée dans le paragraphe consacré aux études économétriques portant sur la crise et la

d’intérêt vont voir leur revenu baisser. Dès lors, ils vont être affaiblis et perdre leur position dominante au sein de la société. Avant la crise ces groupes faisaient perdurer le statu quo en empêchant toute évolution de la société. Devant leur difficulté à maintenir leurs revenus, ces groupes peuvent accepter la réforme en espérant retrouver leurs positions antérieures à la crise ou du moins restreindre leurs pertes.

Cependant, la crise n’empêche pas les groupes d’intérêt de se défendre. Ils disposent pour cela de différents moyens. Le premier moyen est d’essayer de soutenir des candidats qui leur seront favorables. Le deuxième moyen est la négociation avec le gouvernement, l’objectif est alors de limiter les concessions tout en conservant leur situation privilégiée. La troisième possibilité est le conflit, qui peut alors s’accompagner d’émeutes violentes dans certains pays et la quatrième est bien sûr l’expression par le vote.

Une autre voie est la menace physique, méthode privilégiée par les groupes mafieux et criminels (Dal Bo et Di Tella, 2003).

Les moyens d’action choisis par les groupes dépendent de leur position au sein de la société et aussi du type de régime dans lequel ils évoluent (Morrisson, 1996). Face à un pouvoir autocratique, le vote n’aura que peu d’effet : les pressions ne peuvent s’exercer que des grèves ou des manifestations plus ou moins violentes. De plus, les groupes contrôlant les secteurs clés ont un moyen de pression très fort. Les groupes travaillant dans les secteurs de l’énergie peuvent par exemple bloquer à eux seuls toute l’activité économique d’un pays.

Nous pouvons alors nous demander quel impact a la crise sur ces différents moyens ? La population qui souffre de la crise économique met à mal, en général, la capacité des groupes de conserver leurs intérêts catégoriels. La pression sociale rend donc beaucoup plus difficile la défense de la légitimité des revendications des groupes : toute la société doit faire des efforts. De plus, les arguments qui servaient à justifier les politiques qui leur étaient favorables ne peuvent plus guère être utilisés car les résultats économiques sont mauvais (Tommasi, 2002).

Un autre phénomène engendré par la crise est l’émergence d’une compétition entre les groupes qui soutenaient le statu quo ; ces derniers pour conserver leurs positions avantageuses vont se confronter les uns aux autres. Cette lutte a pour résultat d’en exclure certains. Après la crise il y a une recomposition qui fait disparaître certains groupes. Pour retrouver leurs niveaux de gains antérieurs ils vont s’affronter et, pour cela, provoquer des réformes qui ont

pour objectif de faire disparaître au moins un des groupes rivaux (Tornell, 1998). Ce sont donc les groupes eux-mêmes qui peuvent engendrer la réforme

L’intimidation physique, qui tient en particulier aux groupes clandestins qui cherchent à conserver leurs intérêts par la violence (et ceci jusqu’à l’assassinat) est une autre stratégie pour tenter de conserver le statu quo. La crise économique peut jouer sur l’opinion publique en lui montrant le pouvoir de nuisance de tels groupes, nous rejoignons quelque peu le premier argument. Les individus exigeront alors peut-être plus de résultats dans la lutte contre la corruption et contre ce type d’organisation (Dal Bo et Di Tella, 2003).

La crise économique peut avoir un effet important sur la recomposition sociale, ceci dépend avant tout de sa gravité, de son ampleur, mais aussi du pouvoir d’action des agents. Parmi ces derniers il faut particulièrement noter l’importance des groupes organisés qui peuvent mettre en place divers moyens de lutte pour conserver leurs positions privilégiées et leurs rentes.

La crise affaiblit aussi les groupes favorables au statu quo car le sentiment créé par la crise a pour résultat de modifier la prise de décision politique (agenda setting) : le décideur politique peut utiliser des pouvoirs spéciaux pour que les choses se passent plus vite, et ainsi par exemple limiter la discussion parlementaire en évitant des contre-propositions de l’opposition. Un pouvoir présidentiel fort pourra diriger beaucoup plus par décret. Par exemple, Carlos Menem a rendu plus de quatre cents décrets durant ses deux mandats. Sa justification était l’urgence et le besoin. De plus, il a opposé des vetos partiels, sans aucune valeur constitutionnelle, à des lois adoptées par le Congrès. Il a aussi modifié la composition des membres de la Cour Suprême pour contrôler le pouvoir constitutionnel et mettre en partie fin à la division des pouvoirs. Son plus grand coup d’éclat est sans doute sa réforme constitutionnelle l’autorisant à briguer un deuxième mandat en 1995 (Navaro, 2002). Il a pu ainsi diminuer le pouvoir du parlement en prenant comme prétexte la crise économique qui nécessitait des réactions rapides. Toutefois, Carlos Menem en a aussi profité pour modifier les règles du jeu à son avantage et dans des domaines qui n’avaient absolument rien à voir avec la crise économique.

En renforçant le pouvoir des décideurs politiques, la maîtrise de l’agenda limite le pouvoir de résistance des groupes et facilite donc la réforme (Mo, 2001).

Mais l’impact de la crise n’est pas seulement institutionnel, il est également informel. L’analyse des relations entre un chef de gouvernement « faible » devenant « fort » suite à la crise illustre cette idée. En effet, la crise modifie aussi les rapports entre les individus, sans modifier les institutions elle peut rendre inacceptables certains comportements jusqu’ici tolérés par l’opinion publique. Les agents qui agissent ainsi, risquent l’opprobre public. Dès lors, ils doivent modifier leur comportement et accepter de perdre des avantages acquis.

Nous retrouvons ici la même logique que les groupes d’intérêt lorsqu’ils sont soumis à la pression populaire. A contrario, la crise peut permettre aux hommes politiques de se voir accorder un soutien accru de la part de la population par le renoncement volontaire à des avantages. La décision du président bolivien Evo Morales, élu en décembre 2005, de diviser par deux le salaire du Président de la République est évidemment symbolique pour l’état des finances publiques mais elle a eu un impact très fort sur l’opinion publique, qui, pour une grande majorité vit dans la pauvreté.

Nous pouvons donc dire que la crise a pour effet de permettre la transgression des institutions existantes, ce qui facilite la mise en place de réformes dans le cas où ces institutions sont la cause de blocages économiques. Toutefois, ces transgressions peuvent n’être que temporaires : une fois l’état de crise passé, les règles édictées reprennent toute leur validité et dirigent les comportements des acteurs. Les décideurs politiques modifient l’agenda politique et profitent explicitement de la crise pour limiter le temps de discussion au parlement et pour gouverner par décrets.

Les changements de comportements des responsables politiques ne sont possibles que si la crise a eu pour effet de modifier la vision du monde des agents et en particulier de la population.

La crise a aussi un impact sur la façon dont les agents perçoivent l’environnement qui les entoure puisqu’elle contribue à l’apprentissage des agents. Les politiciens, les experts, les médias et le grand public peuvent juger de la qualité de leurs analyses et de ce qu’on leur a dit. Tout ceci a pour effet la révision des croyances sur le « bon » modèle de l’économie dans laquelle ils évoluent. Autrement dit, la crise est un révélateur, elle permet de déchirer le voile de l’ignorance ; à condition toutefois que les leçons tirées de la crise (les réponses aux questions : pourquoi en est-on arrivé là ? et comment faire pour s’en sortir ?...) soient les bonnes.

L’hypothèse de crise apparaît comme très séduisante par sa logique simple et les nombreux cas qui viennent appuyer cette analyse. Toutefois, des auteurs ont critiqué ce concept en montrant ses faiblesses théoriques et ses limites empiriques. Ces critiques sont dues principalement à Rodrik (1996), Corralès (1998) et Weyland (2002).