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Deuxième critique : l’impact de la crise sur l’action politique

2. Les critiques de l’hypothèse de crise

2.2. Deuxième critique : l’impact de la crise sur l’action politique

La crise économique et l’action politique n’agissent pas forcément dans la même temporalité. Si une crise économique touche les agents mais que ces derniers n’ont pas la possibilité de s’exprimer auprès des responsables politiques, la crise économique n’engendrera pas de réformes. Il faut que la crise puisse faire sentir ses effets au niveau du monde politique pour que les décideurs agissent. Il se peut alors que des crises peu intenses fassent naître de grandes réformes car les groupes d’individus touchés ont un pouvoir de pression très fort sur les décideurs politiques. De même, nous pouvons trouver des crises économiques très graves sans aucune action politique s’il s’agit de groupes peu organisés. Nous retrouvons ici l’idée de Mancur Olson (1983) qui montre que les groupes les mieux organisés peuvent avoir une action bien plus efficace que des groupes de taille plus importante mais moins bien structurés.

2.2.1. Le rôle de la distance entre la crise et les décideurs

Acemoglu et Robinson (2000) montrent que le pouvoir économique d’un groupe de pression n’est pas toujours suffisant pour maintenir une situation de statu quo et, ainsi, empêcher des réformes. Par contre, ils démontrent qu’une influence politique forte est bien plus efficace pour faire échouer des plans de réformes.

Les auteurs prennent comme exemple le cas de la résistance des aristocrates austro- hongrois au développement du chemin de fer dans leur pays au début du vingtième siècle. Ils percevaient cela comme un danger pour leur pouvoir56.

56 Nous retrouvons ici la célèbre anecdote rapportée par de nombreux auteurs latins : « Il était une fois dans la

Rome Antique sous le règne de l’empereur Tibère un homme qui inventa un verre incassable. Fort content de sa découverte il alla voir l’empereur et lui présenta ses travaux en espérant une récompense. Tibère lui demanda s’il avait parlé de son innovation à d’autres personnes, l’homme lui assura que non alors l’empereur le fit décapiter en ayant ces mots « Avec des hommes comme celui-là, l’or sera réduit à la valeur de la boue» ».

Haggard et Webb (1994) avaient déjà présenté intuitivement cette idée mais en se plaçant du point de vue des réformateurs. Une crise qui touche un grand nombre d’individus peut n’avoir aucun impact sur le statu quo car les victimes de la crise économique n’ont aucun poids politique. La mise en place d’un programme politique réformateur dépend étroitement de ce poids politique ; Haggard et Webb (1994), p.16 : « La résolution (…) dépend de

l’organisation des groupes et de leurs relations avec le système politique »57.

La crise ne crée pas automatiquement la réforme et cela même si certains groupes doivent en subir les conséquences, il faut aussi tenir compte de la proximité avec le pouvoir politique. Un pays soumis à de graves crises économiques peut ne pas réformer si des groupes qui tirent des rentes du statu quo sont assez proches du pouvoir pour empêcher ce dernier de réformer.

Il ne faut donc pas seulement tenir compte du pouvoir économique des groupes mais aussi de leur proximité avec le pouvoir politique.

Pour mieux visualiser ce qui peut se passer dans les différentes configurations ; nous proposons la figure suivante qui synthétise les conclusions de Haggard et Webb (1994) et de Acemoglu et Robinson (2000).

57 « The resolution (…) depends (…) on the organization of groups and their relationship to the political

Pouvoir économique 1 A B D0 B’ D1 0 1 Proximité du pouvoir politique

Figure I.3: Courbes d’isoprobabilité de faire accepter sa politique préférée.

La figure I.3 illustre la capacité des groupes à faire appliquer la politique qu’ils désirent et donc à faire perdurer le statu quo ou promouvoir la réforme. Chaque groupe est caractérisé par un pouvoir économique plus ou moins important au sein de la société et une proximité au pouvoir politique qui mesure sa capacité à se faire entendre par le décideur public.

Le point A représente la position maximale qu’un groupe peut obtenir, dans ce cas son pouvoir économique au sein de la société est total et son pouvoir politique se confond avec celui du décideur public.

La proximité d’un point du diagramme au point A indique la probabilité que le groupe puisse faire aboutir son point de vue en fonction de son influence politique et de son poids économique. Nous noterons p cette probabilité. Si le groupe A est touché par une crise, il lui est plus facile de réformer que le groupe B car son influence auprès des décideurs est plus grande que celle des autres groupes. Inversement, son pouvoir de maintenir le statu quo est plus important que celui des autres groupes. De cette façon, on obtient des courbes d’isoprobabilité qui représentent la même probabilité p de faire aboutir son point de vue.

Dès lors, il existe une infinité de combinaisons entre la proximité par rapport au pouvoir politique et la puissance économique qui donne la même probabilité de réformer. Les courbes d’isoprobabilité se caractérisent par leur décroissance et leur convexité qui sont des conséquences des hypothèses raisonnables suivantes :

1) La probabilité p de voir sa politique préférée mise en place augmente avec le pouvoir politique.

2) Nous sommes en présence de rendements décroissants : une unité supplémentaire de pouvoir économique augmente moins efficacement p que l’unité précédente. Nous appliquons la même hypothèse à propos du pouvoir politique.

Dans le cas de notre figure, la courbe D0 offre une meilleure probabilité p que la

courbe D1. Plus on se dirige vers le nord-est du plan plus la probabilité p est forte.

Le point B représente la situation d’un groupe au temps t0. Nous supposons au temps t1

un choc exogène s’apparentant à une crise économique qui va diminuer le pouvoir économique du groupe en conservant constant sa proximité politique. Cette nouvelle situation fait passer le groupe de B à '

B. B'se trouve sur une courbe D1 de probabilité p plus faible que

celle de D0. La crise économique a eu pour effet de diminuer le pouvoir économique du

groupe. La distance au pouvoir politique est restée inchangée mais sa capacité de faire accepter sa politique a diminué.

Il est nécessaire de ne pas systématiser les liens qui existent entre crises économiques et réformes. Les canaux de transmissions sont plus complexes qu’il n’y parait. La situation des acteurs est alors un élément déterminant qui va influencer la manière dont les canaux jouent. Par exemple, comme nous l’avons montré ci-dessus, si un groupe profite économiquement du statu quo et s’il est proche du pouvoir, alors la crise n’aura que peu de chance de produire une réforme puisque la demande de réformes des agents ne rencontre pas l’offre des décideurs58. Le seul canal de transmission pour produire une réforme est la transformation de la crise économique en crise politique : toute la légitimité du pouvoir est remise en cause. Si ce processus va jusqu’au bout, alors, il est possible qu’il y ait un changement de dirigeants qui rende complètement obsolète les anciens soutiens politiques du pouvoir. Ainsi, l’offre de réforme va se déplacer à la rencontre de la demande.

De la même façon un groupe simplement fort économiquement (sans influence politique) peut perdre ses avantages à cause de la crise économique. La crise modifie la demande de réforme des agents, et les hommes politiques y répondent puisque personne ne les influence pour aller dans l’autre sens. Le groupe victime des réformes n’a pas pu défendre le statu quo et ses intérêts à cause de sa trop grande distance au pouvoir politique.

Il dès lors possible d’identifier les canaux de transmission de la crise économique vers la réforme en faisant l’hypothèse d’une crise exogène.

2.2.2. Les canaux de transmission

Les canaux de transmission sont de deux ordres : économiques et institutionnels.

- La dimension économique correspond à la gravité de la crise et à son impact sur les individus. La crise entraîne des effets allocatifs et des effets redistributifs. Il y a donc une action sur les prix, les comportements des agents, l’allocation des ressources, et la position relative des agents mesurable en terme de surplus avant, durant et après un choc exogène. Plus la crise appauvrit des agents plus ces derniers réclament des changements. Nous avons un impact réel de la crise économique sur le bien-être des agents qui les fait réagir et augmente leur demande de réforme. Devant le mécontentement le gouvernement peut modifier son offre de réformes de façon à être en adéquation avec la demande de réformes. - La dimension institutionnelle concerne l’impact de la crise non pas sur les agents mais sur le gouvernement. Des structures institutionnelles favorisant la capture des instances de décision par des groupes d’intérêt peuvent amener à une offre de réformes constante de la part du gouvernement. Dans ce cas, le statu quo perdurera car il n’y aura pas de point de rencontre entre l’offre et la demande de réformes. La crise entraînera plus sûrement une réforme si nous sommes en présence d’institutions favorisant une prise en compte entière et rapide de la crise par les décideurs. Si les institutions ne retransmettent pas ces informations à propos de la crise, le gouvernement ne verra aucune raison de modifier ses institutions. Ce type de situation peut amener la crise économique à se transformer en crise politique. Les agents vont exiger des changements institutionnels radicaux59.

2.3. Troisième critique : l’aspect fonctionnaliste de l’hypothèse de